Le sujet embarrasse à Bruxelles, autant qu’il intrigue dans le Landerneau et inversement. Dans la torpeur des congés estivaux les esprits s'échauffent, pas encore partis en congés ou déjà revenus... Maintenant que Vivendi a obtenu l'autorisation de fusionner avec Lagardère, on redoute d'assister à une vague migratoire vers Hachette Livre. Et dans les couloirs, on jase, méconnaissant les interdits déjà actés.
Le 14/08/2023 à 15:14 par Nicolas Gary
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14/08/2023 à 15:14
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Début avril, Vivendi cédait aux pressions de la Commission européenne et, dans l’affaire M.104333, dévoilait une série d’engagements divers : pour obtenir l’autorisation de rachat, la team Bolloré coupait son chouchen à l'eau. Et de sacrifier Editis (et par la suite Gala) sur l’autel de l’OPA, passage obligatoire pour gagner le précieux sésame.
Vivendi rentré dans le rang, la CE validait le rapprochement (après mûr examen) le 9 juin – sous réserve des cessions d'actifs, qui rapidement trouvèrent preneur. Daniel Kretinsky signait le 16 juin pour Editis et Le Figaro pour Gala, le 4 juillet : la concurrence était sauvée, le capitalisme n’en rugirait que de plus belle.
Tant que ces actifs n’ont pas disparu du portefeuille de Vivendi, l’OPA attendra, d'autant que Bruxelles a aussi son mot à dire sur les repreneurs. Toutefois, si l'affaire traînait en longueur, la CE mandatera un expert pour vendre Editis et Gala : on expédie fissa, sans prix minimum de vente. En somme, l'OPA s'effectuera, dans d'autres conditions.
DECRYPTAGE — Quel modus Vivendi pour Editis ?
Alors, fuite des cerveaux ? Que nenni.
Dans un document d’avril 2023 était listé un nombre impressionnant des personnels d’Editis définis comme « essentiels ». Ces individus, nous précise la CE, « sont considérés nécessaires au maintien de la viabilité et de la compétitivité de ces activités ». Il revient à l’entreprise qui vend d’encourager les personnes occupant ces postes clefs « à rester au service de l’activité à céder, et s’abstenir de chercher à attirer des membres du personnel essentiel vers les activités qu’elles conservent ou de les y transférer ».
À titre exceptionnel, il arrive que des membres du personnel essentiel quittent l’activité à céder. En ce cas, l’entreprise concernée a l'obligation d’assurer un remplacement adéquat, sous la surveillance du mandataire chargé du contrôle, qui rapporte à la Commission.
Dans le document transmis, Vivendi s’engageait donc à ce que ces individus (directions, etc.) « n’exercent aucune fonction opérationnelle au sein de Hachette Livre France ». De même, elles auront interdiction de communiquer la moindre information commerciale « pendant une durée de dix-huit mois après la clôture de l’Opération ».
Par ailleurs, les filiales de Vivendi n’auront pas accès aux personnels essentiels avant deux années post-clôture de l’opération. Enfin, interdiction d’aller draguer des auteurs d’Editis tout autant que des directeurs (et directrices) de maisons, durant la même période. Tout cela, « dans le respect des limites usuelles », bien entendu. Personne ne quittera donc l'avenue de France pour Vanves pas plus que pour l'avenue Friedland.
Dernier point : la diffusion/distribution. Au cours des trois prochaines années, les maisons tierces qui ont confié leur catalogue à Interforum, demeureront hors de portée de Hachette. Pas tout à fait anecdotique quand on mesure le poids de ces partenaires : 285 millions € en 2022, en recul de 15 %, mais 2021, avec 334 millions €, s’inscrivait dans ces années exceptionnelles de pandémie.
Sur le chiffre d’affaires total d’Inteforum, les maisons tierces représentaient 39,6 % l’an passé — nettement supérieur à son niveau d’avant 2021, laquelle totalisait 41,5 %, contre 34,1 % en 2020 et 32,7 % en 2019.
D’un côté, le groupe encaissait la perte de Volumen, parti avec La Martinière/Seuil chez Media Participations. De même Hugo, racheté par Glénat, basculait chez Hachette. De l’autre arrivaient Francis Lefevre, Rosie & Wolfe et d’autres, qui avaient renfloué les caisses. Mais surtout, la directrice générale Michèle Benbunan assurait que l’outil Interforum avait les ressources pour « absorber un ou des éditeurs à la hauteur de 100 millions € ». Autrement dit, passer de 850 à 950 millions € de chiffre d’affaires pour le groupe Editis.
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« Signer avec Editis, en 2019, c’était pactiser avec le diable, parce que Vincent Bolloré était derrière. Alors même que leur directeur stratégique vient de démissionner, comment Hachette supportera cette image ? », interroge un des éditeurs tiers d’Interfo. « Les conditions commerciales attractives facilitent les négociations et persuadent les éditeurs. Mais à quel prix, pour ceux qu'Editis a convaincus ces dernières années ? »
« [S]ous réserve de la liberté des salariés de mettre fin à leur contrat de travail », voici donc les postes et fonctions pour lesquels Vivendi a reçu une injonction restrictive. Les noms des personnes ont été caviardés, mais on mesure, en consultant ces différentes pages, que tout est verrouillé. Bien, bien, bien verrouillé.
« C’est une version libérale de “Haut les mains ! Personne ne bouge”, autant qu’une manière de garantir à Editis une activité suivie », s'amuse un connaisseur. « Mais assez classique dans ces circonstances. Ainsi, quand on entend que le patron du Cherche Midi quitte son poste, et serait attendu chez Hachette… Eh bien, c’est l’édition : on raconte des histoires bien avant de vérifier leur véracité… »
Cette approche radicale ne s’exerce toutefois que dans un sens : tout transfert d’Editis vers Hachette Livre subirait l’impitoyable tamis des autorités. Il en va de même pour les filiales Livre de Poche ou Audiolib. « Elles ont des liens capitalistiques avec le groupe Albin Michel, certes, mais ces joint-ventures comptent surtout Hachette en co-actionnaire. De fait, elles entrent dans la catégorie “même pas en rêve” pour les personnes en responsabilité chez Editis. » Sous peine de sanctions dont chacun se passera volontiers.
Si cette conclusion semble logique, Bruxelles botte en touche, et n’a « pas de commentaire particulier » aux questions qu’ActuaLitté lui a adressées. Et notamment celle « d’un transfert de direction vers Albin Michel [qui] ne poserait pas de difficultés », estime un observateur. De fait, cela reviendrait à partir pour d’autres structures comme Madrigall, Média Participations ou Delcourt, etc., toutes à l'écart de l'affaire.
En revanche, la CE n’aurait rien à redire sur un mouvement de balancier partant de Hachette à direction d'Editis : « Olivier Nora, patron de Grasset, serait très attendu chez Editis et ne restera pas sous le giron de Vivendi. Il est tout de même l’unique éditeur Lagardère à avoir signé l’appel [NdR : voir Le Monde] à protéger la liberté de la presse – et qui soutenait les journalistes du Journal du Dimanche », insiste un observateur.
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Autrement dit, prendre fait et cause contre le futur actionnaire. Olivier Nora, eut aussi à subir l'interventionnisme d'un Nicolas Sarkozy, prompt à rouler des épaules. Nul doute que celui qualifié par l’universitaire Jean-Yves Mollier de « seigneur intouchable » n’aura pas le goût de la galette bretonne ni du biniou.
Une autre sortie de route de l’ex-président de la République avait semé le doute : ce dernier évoquait en effet les contrats de Jean d’Ormesson et le « faible pourcentage sur ses ventes de livres ». De quoi s’interroger sur la porosité entre les entités — alors que Nicolas Sarkozy occupe un poste d’administrateur chez Lagardère. À l’époque, Vivendi, Editis et Lagardère juraient leurs grands dieux qu’une muraille infranchissable séparait les entités. Sur le papier en tous cas : il est bien compliqué d’imposer le silence aux individus, en toutes circonstances.
Ou bien, peut-être que Nicolas Sarkozy jouait au Comte de Coquecigrue, parlant sans savoir. « Voilà qui serait moins grave : on est habitués », moquait gentiment un éditeur. « Entre fuite d’informations confidentielles et délit de fanfaronnade, on je joue pas dans la même cour, juridiquement, parlant. » Après enquête, il s'avérait surtout que les conclusions de Nicolas S. mélangeaient des choses, à la va vite.
Reste alors le cas du président du directoire de Vivendi — qui fut aussi présenté comme président d’Editis, un titre aujourd’hui disparu dans les abysses. Quid, donc, d’Arnaud de Puyfontaine, surnommé Puyf' par les équipes ? « Lors de son enquête, la Commission a pris en considération le problème que pourrait soulever la transmission d’informations confidentielles d’Editis à Vivendi une fois l’opération Vivendi/Lagardère réalisée », nous certifie la CE. « Dans le cadre de la phase II, Vivendi a ainsi soumis des engagements qui ont été soumis à la consultation des opérateurs du marché, éditeurs, diffuseurs-distributeurs et libraires. »
De fait, dans le document d’avril 2023, on lit :
« Vivendi prend ou fait en sorte que soient prises toutes les mesures nécessaires pour garantir que toutes informations confidentielles concernant l’Activité Cédée ne puissent être utilisées par ses employés au bénéfice de Hachette Livre. En particulier, Vivendi s’engage à ce que les personnes listées ci-dessous n’exercent aucune fonction opérationnelle au sein de Hachette Livre France et ne communiquent aucune information commerciale sensible liée à l’Activité Cédée à Hachette Livre pendant une durée de dix — huit mois après la clôture de l’Opération […] »
– Engagements édition à l’égard de la Commission européenne (Vivendi)
Et de pointer trois personnes, dont le directeur financier, aux noms bien évidemment caviardés. « Ces engagements ont été rendus obligatoires par la décision de la Commission du 9 juin », relève Bruxelles. Conservant le poste de président du directoire, Arnaud de Puyfontaine poserait-il problème, quand Vivendi aura fait main basse sur Lagardère ?
Priver Arnaud de Puyfontaine de poste chez Hachette Livre serait suffisant ? La CE nous sert alors sa ritournelle favorite : « Nous n’avons aucun commentaire. » Contacté, Vivendi n’a pas répondu à nos demandes de précisions sur la nature du remède pas plus que sa mise en œuvre. Que sont les « mesures nécessaires » dans les faits ? On est prié de juger sur pièce.
« Qu’en serait-il des sujets livres en Conseil d’administration ? Il est évident qu’avant la période de carence, il ne succédera pas à Pierre Leroy [PDG de Hachette Livre, NdR]. Et Arnaud Lagardère conserve son poste de PDG jusqu’en 2026, selon les accords passés », rappelle un spécialiste. « Tenir loin Puyf' est une évidence. »
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Dans ce contexte, aucune raison que la Commission ne s’intéresse au sujet, « l’inverse serait presque grossier », poursuit notre interlocuteur. « Dans l’organigramme, il sera obligatoire qu'il reste écarté de Hachette, sous peine d’éveiller inutilement des soupçons de Bruxelles. »
En outre, en président d’Editis, de Puyfontaine n’aura pas eu l’incidence d’un Arnaud Nourry quand ce dernier était PDG de Lagardère Publishing. « [I]l a porté Hachette Livre, dans les conflits contre Amazon, contre Google Books. Après 18 années du règne Nourry, le groupe a une position enviable, des résultats impressionnants », analysait-on peu après le départ du PDG, en mars 2021.
Le couple Michelle et Barack Obama, qui signe en 2017 chez Fayard avec Sophie de Closets, voici un des engagements manifestes de l'ex-dirigeant, parmi d’autres, bien entendu. De ce point de vue, Arnaud de Puyfontaine n’aura pas apporté de pierre patente à l’édifice.
Côté diffusion/distribution, Vivendi n’a cessé de le souligner, de réels investissements ont permis à l’outil Interforum de se consolider. « Après quelques ajustements, Tigery est désormais opérationnel. À Malesherbes, l’autostore et le shuttle devraient fonctionner à 100 % en fin d’année. Editis mise beaucoup sur l’avantage concurrentiel que ces investissements devraient lui procurer vis-à-vis de nouveaux partenaires et/ou de cibles d’acquisition », relève un le rapport de compte 2022 d’Editis.
Cependant, en deux ans, 26,4 millions € furent investis, sur un plan global de 44 millions € sur les deux sites. Mais depuis 2018, ce seraient 330 millions € injectés. Autant sortir le chéquier pour des contrats d’édition se comprend sans trop de difficultés (mais avec un bon avocat), autant pour le volet diffusion-distribution, une certaine expérience s’impose. La DG d’Editis, Michèle Benbunan, l’avait : l’actionnaire pouvait se reposer sur ses lauriers concernant Interforum.
« En observant bien, de Puyfontaine n’aura somme toute pas été “crucial” dans le développement d’Editis », lâche une éditrice. « Il n’a pas apporté une plus-value opérationnelle fondamentale dans l’entreprise, plutôt un positionnement politique et une interface avec Vivendi. En somme, il est préférable de le garder pour Yannick Bolloré que de s’en séparer : ailleurs, il deviendrait dangereux… Mais quel ailleurs espérer dans l'édition où il ne serait pas trop marqué “Bolloré” ? »
Cependant, les cinq années de filiale Vivendi laissent craindre un savoir à même de fausser le marché de l'édition, voire d'introduire une distorsion de concurrence. « Comment s’assurer qu’ils n’ont pas déjà été communiqués et que dès l’acquisition de Hachette, les équipes ne les feront pas fructifier », s’interroge-t-on côté éditorial, sous-entendant les sacro-saints contrats des best-selllers ? « Et des autres ! »
L’homme aurait aisément eu accès à des documents confidentiels d’Editis durant cette période, légitimant cette inquiétude ? D’abord, les documents sont certainement déjà à l’étude, décortiqués par les futurs responsables de Hachette Livre. Toutefois, leur valeur diminuera avec le temps, pour accéder au statut d’archive contracto-patrimoniale.
Dans les remèdes que Vivendi a proposés, et se trouve impérativement tenu de respecter, il y a ces interdictions : on ne drague pas les éditeurs d’Editis, on ne drague pas les auteurs d’Editis, on ne drague pas les maisons d’édition partenaires. Une version chaîne du livre de Fight Club, dirait-on. « Les multiples restrictions qui pèsent finiront par rendre caducs les éléments qu’auraient moissonnés le président d’Editis et ses équipes. Et s’ils ne sont pas inexploitables, du moins deviendront-ils impropres à la consommation », plaisante une directrice de collection.
Enfin, si les verrous découlant des remèdes ne suffisaient pas (les périodes, suivant les cas, allant donc de 18 à 24 mois), la Commission elle-même gardera un œil jusqu’à 5 ans après la vente, apprend ActuaLitté. De quoi inciter à la plus grande prudence, pour s'épargner une amende...
« Attention à ne pas considérer de Puyfontaine comme inoffensif : sa longévité et ses faits d’armes en disent long », assure un expert des médias. « Charger la mule en faisant de lui le coupable idéal, c’est de la stratégie “bouc émissaire” un peu grossière et voyante. Surtout cela revient à jouer au vendeur d’anti-virus : on terrorise le chaland sur les risques de sécurité de son ordinateur, pour lui vendre une licence tacitement reconductible. »
Comprendre : non pas que les dangers n'existent pas, mais mieux vaut apprendre à surfer intelligemment. « Avoir eu accès aux arcanes ne signifie pas les connaître ni savoir les manipuler : malgré son parcours dans l’édition [NdR : Mondadori France, en 2006], on ne devient pas Arnaud Nourry en cinq ans. » Et d’ajouter : « Dans le cas d’Editis, la directrice générale a joué à la pierre de Rosette — personne n’a oublié le séjour à Brive-la-Gaillarde, où l’Etat Major de Vivendi venait apprendre les coulisses de l’édition. »
De fait, on comprend donc que non seulement de Puyfontaine n’enfreindra aucune règle qui conduirait à une réaction de la CE — attendu que son poste et son titre seront verrouillés. Et surtout, qu’au cours des cinq années de présidence d’Editis, il n’a pas démontré des compétences dans le domaine opérationnel qui s’avéreraient dangereuses pour l’ancienne filiale.
« Oui, ils ont les documents, les processus, les secrets. Il faut admettre que c’est assez peu subtil, mais rudement efficace : avant d’acheter le numéro 1, s’emparer du numéro 2, pour en connaître les forces et les faiblesses. » Un benchmarking qui devient onéreux, mais garantirait une domination ultérieure.
« Mes ennemis, je m’en charge », disait Voltaire…
Crédits photo : Cure Catholique romaine de Saint Nicolas (Fribourg) - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
4 Commentaires
Un élu
14/08/2023 à 22:27
Et quid des salariés
partis en toute discrétion fin juin pour occuper des postes clés au sein de maisons d’édition du groupe Hachette …?…?
Des salariés qui occupaient des fonctions majeures au sein des pôles éditoriaux et qui ne sont étonnamment pas dans ce document… étonnant en effet…
Un élu
16/08/2023 à 17:56
On peut même parler de personnes très essentielles pour des salariés qui sont en dessous des personnes dites essentielles par la CE. Le secrétaire général et sont adjoint partis, le directeur informatique des infrastructures informatiques partis, la DRH groupe plus aucune nouvelle etc etc … pourquoi ces gens partent-ils ? Et le dossier Epac, ce dossier si interdit d’en parler. Va-t-il rester chez Editis ou partir chez Hachette ?
Roudoudou
17/08/2023 à 21:59
Détrompez-vous, la drh du groupe est toujours présente, le bras droit de madame Benbunan, madame Hoquet Gallet n'a pas quitté le Groupe me semble t-il ? Ou alors encore un départ non communiqué ?!
Un salarié
17/08/2023 à 15:13
Êtes-vous bien certain que les sites de Malesherbes et Tigery sont opérationnels ? Faire une petite enquête là dessus ne serait pas du luxe car j’ai entendu parler qu’il y avait des soucis sur les 2 sites. Des problèmes liés aussi bien dans la logistique que dans l’humain. Sujet à approfondir…