RNL24 — Ces 16 et 17 juin, à Strasbourg, le Syndicat de la librairie française (SLF) organise les Rencontres nationales de la librairie, rendez-vous bisannuel de la profession. Le ton a été donné, avec des demandes adressées au gouvernement, pour un soutien renforcé, et aux éditeurs, pour une solidarité plus marquée avec les points de vente. Entretien avec Anne Martelle, présidente du SLF et directrice générale de la Librairie Martelle (Amiens).
Après les années de la pandémie, et une période très faste en 2021-2022, la situation des librairies françaises semble plus complexe en 2023-2024 : est-ce une impression ou une réalité ?
Anne Martelle : En 2023 et depuis le début de l’année 2024, l’activité s’est tout juste maintenue. Ce marché tendu confirme que nous sommes effectivement sortis de la période faste « post covid ».
Comment expliquez-vous cette contraction du marché, observée depuis quelques mois ? Le SLF est-il inquiet ?
Anne Martelle : Il s’agit en quelque sorte d’un retour à la normale, le marché du livre étant structurellement plus habitué aux évolutions à un chiffre qu’aux progressions ou aux baisses à deux chiffres. Aux mutations des pratiques de lecture de livres mesurées sur le long terme s’ajoutent la tension actuelle au niveau du pouvoir d’achat de nombreux Français et un climat d’inquiétude assez général qui est rarement propice à l’achat de livres.
Les métiers de la librairie se trouvent dans une situation difficile : d’un côté, des marges toujours faibles, de l’autre, des salaires peu attractifs pour les salariés, malgré des emplois qualifiés et exigeants. Craignez-vous pour l’attractivité du secteur ? Quelles seraient les pistes pour l’améliorer ?
Anne Martelle : J’aurais un jugement moins définitif. On n’a jamais créé autant de librairies en France et le nombre de jeunes souhaitant rejoindre nos formations, notamment celles de l’École de la librairie, n’a jamais été aussi élevé. Le métier de libraire est donc très attractif, encore plus que par le passé.
La difficulté, c’est de garder ces jeunes sur la durée alors que les salaires auxquels ils peuvent prétendre ailleurs sont plus élevés. C’est pour cela que nous expliquons à nos partenaires professionnels et aux pouvoirs publics qu’il faut impérativement mettre en œuvre des mesures permettant aux librairies de revaloriser le niveau des rémunérations afin de ne pas perdre nos talents. La force des librairies, ce qui explique qu’elle arrive à vendre des nouveautés ou des livres de fonds qui se vendent peu ailleurs, c’est la compétence des libraires. Et cette compétence a un prix.
Pourquoi des grandes surfaces qui consacrent seulement 10% de leur chiffre d’affaires au personnel, contre 15 à 20 % en librairie, selon la taille, ont-elles des remises commerciales supérieures aux nôtres ? La logique de la loi Lang voudrait que ce soit l’inverse.
Le SLF et d’autres organisations de la librairie s’interrogent sur l’écoresponsabilité du libraire : estimez-vous que les progrès à réaliser sont encore nombreux ? Un libraire peut-il être écoresponsable si l’industrie du livre ne l’est pas ? Quel regard portez-vous sur les initiatives plus interventionnistes mises en place par certains libraires, comme la « trêve de nouveautés » avancée par l’Association pour l’écologie du livre ?
Anne Martelle : Même si toutes les études montrent que l’impact environnemental au sein de la filière du livre est très majoritairement imputable aux activités de fabrication en amont, les libraires doivent faire leur part du travail. Ils sont très mobilisés sur ce sujet.
Nous allons nous pencher sur le bilan des expérimentations lancées par quelques libraires pour ralentir le flux infernal et, au sens propre du terme, assez « stupide » des nouveautés. Au-delà du gâchis écologique qu’entraîne cette surproduction, nous sentons un épuisement général des libraires face à ces vagues incessantes de nouveautés.
La meilleure façon de défendre la création éditoriale et les auteurs, c’est de publier moins et de permettre à tous, éditeurs, représentants, libraires de mieux s’occuper des livres en leur consacrant plus de temps et d’attention. Au final, la surproduction nuit à la diversité.
Avec la crise du papier, puis l’inflation, les prix des livres ont considérablement augmenté. Pensez-vous qu’une déflation est possible, ou souhaitable ?
Anne Martelle : En 2023, les prix des livres ont augmenté en moyenne de 3,5% dont 5,4% pour le poche alors que l’inflation a été de 4,9% et que l’on sort de deux décennies où les prix des livres ont constamment baissé par rapport au coût de la vie. Je ne parlerais donc pas d’une « augmentation considérable ». Il faut naturellement être prudent en la matière. Dans certains secteurs, les marges de manœuvre à la hausse sont très faibles, dans d’autres, des ajustements sont encore possibles.
En tout état de cause, les charges des libraires augmentent, elles, considérablement : depuis 2021, par exemple, +10% pour les salaires, +13% pour le transport ou encore +150% pour les factures d’électricité des grandes librairies. Si le chiffre d’affaires ne progresse pas, les prix et les remises non plus, comment fait-on ?...
La ministre de Culture Rachida Dati souhaite ouvrir plus de librairies, notamment dans les quartiers prioritaires de la ville. Le SLF accompagne-t-il cette initiative et, si oui, comment ?
Anne Martelle : Nous avons salué la volonté de la ministre de s’appuyer sur les librairies pour élargir encore davantage l’accès au livre, dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville ou dans les zones rurales. Mais il faut regarder chaque cas individuellement. Sur certains territoires, la création d’une nouvelle librairie peut combler un vide, à condition toutefois que le projet soit viable économiquement, sinon il est préférable d’y implanter une bibliothèque.
Dans d’autres cas, la création d’une librairie, temporairement aidée par une subvention, va fragiliser le réseau en place. Au bout du compte, personne n’en sortira gagnant. Nous avons donc indiqué à la ministre que notre priorité était de conforter l’existant, d’autant plus que près de 500 librairies ont déjà été créées depuis 2019, dont plus de la moitié dans des villages, bourgs ou petites villes de moins de 20.000 habitants.
Quel premier bilan tire le SLF de la loi Darcos et du tarif minimum des frais de port ? Quelles conclusions tire le SLF du sondage IFOP commandé par Amazon, lequel révèle une contraction du panier des acheteurs, et un impact positif assez faible de la loi, notamment pour les achats en librairie ?
Anne Martelle : Même s’il est trop tôt pour établir un bilan de la mesure, les premiers éléments qui nous reviennent montrent une petite baisse des expéditions, de l’ordre de 5 %, mais une nette progression des réservations, de 15 à 30 % selon les sites des librairies. Par principe, nous accordons peu de crédit aux études commandées et financées par Amazon et ne les commentons pas.
Je voudrais tout de même rappeler quelques éléments fondamentaux qui, malheureusement, retiennent moins l’attention que ces études. Le premier est l’unanimité des autres détaillants sur l’impérieuse nécessité de cette loi sans laquelle toute expédition revient à vendre à perte.
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Le second, c’est qu’il s’agit là d’une bataille pour préserver le prix unique du livre. Dans les années 80, la Fnac et Leclerc publiaient les mêmes études que celle d’Amazon aujourd’hui. Que serait-il arrivé si nous leur avions accordé du crédit ? C’est la question que doit se poser l’ensemble de la filière.
L’éventualité de la mise en place d’une taxe sur le livre d’occasion se précise : le SLF y est-il favorable ? Cette taxe devrait-elle être limitée aux plateformes, selon le syndicat ? Cette mesure ne risque-t-elle pas de restreindre l’accès aux livres à une partie de la population ?
Anne Martelle : Le SLF souhaite qu’une réflexion plus globale s’engage sur la création et le partage de la valeur au sein de la filière du livre. Nous consacrerons d’ailleurs une table-ronde à ce sujet aux prochaines Rencontres nationales de la librairie avec les auteurs, la Fédération des éditions indépendantes et le SNE.
Cette réflexion nous semble être un préalable à toute proposition, qu’il s’agisse de trouver des ressources aux marges de la filière, ce qui est le cas du marché de l’occasion, ou en son sein. Et, en tout état de cause, d’éventuelles ressources nouvelles doivent bénéficier à tous les acteurs, y compris aux libraires indépendants qui, on l’a vu plus haut, en ont bien besoin.
Le CNL mesure régulièrement la désaffection des jeunes pour la lecture. Quel regard porte le SLF sur ces chiffres ? Se vérifient-ils dans les librairies ? Comment inciter les jeunes à se rendre dans les librairies ?
Anne Martelle : Les libraires s’efforcent chaque jour de fidéliser et de recruter de jeunes lecteurs par leurs sélections, leurs animations, leur travail avec les écoles, etc. Il ne faut pas perdre espoir. Ce n’est pas parce que l’on nage à contre-courant que l’on n’arrive pas à avancer. Mais, pour cela, les libraires doivent continuer à être soutenus, particulièrement par les deux programmes qui fonctionnent très bien, le Pass Culture, bien sûr, et Jeunes en librairie.
Que pèsent les libraires face à la concentration éditoriale ? Face aux distributeurs, les marges de négociation sont-elles suffisantes ?
Anne Martelle : La relation commerciale entre les libraires et leurs fournisseurs est déséquilibrée. Elle l’est structurellement et la concentration ne peut que l’aggraver. C’est pour cela que nous insistons sur le travail qualitatif fourni par les libraires pour faire découvrir des ouvrages, continuer à les défendre dans le temps, donner l’envie de lire, former de nouveaux lecteurs... C’est de la pédagogie. Nous souhaiterions qu’elle soit plus payante, c’est vrai.
Nous sommes de farouches défenseurs du prix unique du livre. Mais, dans ce cadre, une grande partie de la responsabilité économique relève de l’édition-diffusion-distribution. Nous avons trop souvent l’impression, notamment de la part de grands groupes, que l’édition prend les avantages du prix unique sans en assumer les responsabilités qui y sont attachées.
Photographie : Anne Martelle aux RNL 2022, à Angers (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
DOSSIER - Une écologie de la librairie au coeur des RNL 2024
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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