Jean-Louis Lisimachio a laissé une profonde empreinte sur le groupe Hachette Livre, qu’il quitta brutalement en mai 2003. Depuis, il vit quelque part entre les massifs alpins et Nice, « désintéressé de ce qui concerne l’édition et au courant de tout ». Ses anciens collaborateurs décrivent une personnalité fascinante, admirée ou haïe. Incontestablement, l’ex-PDG de Hachette filiale de Lagardère, avant qu’elle ne soit renommée Lagardère Publishing, a marqué plus que son époque. Une figure d’autant plus intrigante qu’elle ne frayait pas avec le gotha littéraire, bien au contraire.
Le 14/01/2021 à 14:20 par Nicolas Gary
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14/01/2021 à 14:20
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Il faut imaginer l’empire Lagardère, à l’époque de Jean-Luc, son fondateur. « Dans l’ambiance de cour qui règne dans ces sphères de grands groupes, Lisimachio dénotait. Et tous les barons de l’entourage de Jean-Luc Lagardère, et plus encore de son fils Arnaud, l’avaient en horreur – et le redoutaient en même temps. Il était celui qu’il était plaisant de détester, et l’environnement Lagardère lui tirait dessus à boulets rouges », nous rapporte un témoin. « Tous, sauf Jean-Luc Lagardère, qui était certain d’avoir à ses côtés la personne la plus compétente et la plus loyale pour le servir. »
Pour exemple, lorsque Canal + redevint une cible susceptible d’intéresser le groupe Lagardère, Jean-Luc avait envisagé d'en confier le redressement à Lisimachio — surnommé Lisi par tous. « Dans un entourage de sagouins, Jean-Luc le voyait comme seul à même de reprendre les dossiers les plus sensibles et de faire réussir un tel projet. Il l’avait déjà démontré avec le rachat de Hatier… »
Fondée en 1880 par Alexandre Hatier, la maison spécialisée dans les ouvrages scolaires avait rejoint en 1996 la maison-mère Hachette. Un éditeur familial, séculaire, voilà qui nécessitait un sens aigu de la diplomatie. « Lisi fit tout ce qu’il fallait pour que ce rapprochement se déroule bien — d’ailleurs, interdiction de parler de fusion, pour ne froisser personne. » Les locaux, les salariés, le nom même de la maison, et tous ceux qui faisaient le pont entre Hachette et Hatier… « Les choses se passèrent le plus délicatement possible », se souvient une observatrice.
Dans les équipes, un certain Arnaud Nourry, alors directeur financier adjoint, depuis 1994, qui sera en charge du rachat. Et une fois concrétisé, prendra le poste de secrétaire général de la nouvelle filiale ainsi créée. Aujourd’hui, il est le PDG du groupe Lagardère Publishing, ayant pris les rênes après le départ de Jean-Louis Lisimachio. Une démission, annoncée par le fils Lagardère, au profit d'Arnaud Nourry, qui ne fut résolument pas une partie de plaisir.
Les détracteurs ne manquaient pas : « Hatier voulait un certain prix, mais Lisimachio considérait qu’il n’était pas dans l’intérêt de Hachettte de surpayer pour cette maison. On l’a accusé de jouer petit bras. » Une autre illustration de sa défense de l’entreprise : Lisi était capable de se battre, presque contre son intérêt – pour acquérir cette branche Éducation, mais aux meilleures conditions.
L’homme, souvent présenté comme rugueux, s’est bâti toutes ces années durant contre les résistances qu’on lui opposa. « S’il est parvenu à créer quelque chose d’aussi solide, c’est justement parce que le contexte ne lui était jamais favorable. »
De mémoire d’éditeurs, Lisimachio était surtout parvenu à façonner un ensemble de relations reposant sur la loyauté et l’estime qu’on lui portait — fondée sur ses propres compétences —, bien plus que sur des dîners en ville avec tous les éditeurs de la place. « Il n’avait pas de surface sociale. Ça ne l’intéressait pas », résume un éditeur. « Nous avons, nous éditeurs, découvert qu’il pouvait être patron de groupe et comprendre les enjeux du temps long, qui avait sa préférence. Et donc nous venir en aide. »
En somme, « il accompagnait, sans voler le soleil : Lisi était plutôt du genre à partir au fond de la mine, pour resserrer les boulons ».
Tous les deux ans, le PDG présentait des axes stratégiques de développement pour Hachette Livre. En 92, il avait prévu la suppression de la branche courtage, le renforcement des fascicules. Mais également travailler des segments comme l’Éducation — le rachat d’Hatier ouvrira la voie.
À la fin des années 90, Lisi livra une note où il déclinait trois hypothèses fondamentales pour Hachette, soumises à l’actionnaire. La première, mondiale, consistait à effectuer de nombreux rachats dans des bassins linguistiques anglophones et hispanophones, ce qui aurait démontré une forte ambition pour le livre. Mais il n’y avait alors pas d’argent pour ce faire. Ou de volonté.
La deuxième était conscrite au niveau régional : rester sur le marché européen — ce qui, pour lui, aurait abouti à un moindre mal. La dernière, nationale, tombait comme une guillotine : « Il avait dit que si la seule ambition des actionnaires était de croître sur le territoire français, alors mieux valait vendre Hachette Livre, parce que le groupe n’aurait pas les moyens économiques de perdurer. »
Cet événement, parti aux oubliettes de l’Histoire littéraire, illustre la capacité de l’homme, autant que l’attitude du groupe Lagardère à son égard. Si Lisimachio semblait en mesure de voir plus loin, il parvenait avant tout à réaliser ce pas de côté essentiel. « Aujourd’hui, on a tendance à oublier qu’Amazon a commencé avec le livre, et uniquement le livre. »
DOSSIER: Amazon contre Hachette, autour de l'ebook
En 2002, Jean-Louis Lisimachio, dont l’anglais était réputé, rencontre ainsi le fondateur d’Amazon aux États-Unis. La filiale française s’est ouverte deux ans plus tôt, et malgré l’introduction en Bourse en mai 97, le chiffre d’affaires (3,93 milliards $) ne masquait pas les 149 millions $ de pertes. Les premiers bénéfices n’interviendront que l’année suivante (35,2 millions $, pour 5,26 milliards $ de CA).
Dans la conception du PDG, l’évolution numérique du livre dans l’édition prenait toute son importance. Pas tant celle du livre numérique, d’ailleurs, dont il estimait être un plus, pas en mesure de faire disparaître le livre papier pour autant. Son successeur aura eu, en 2018, des propos plus catégoriques, estimant que l’ebook était un produit stupide. « Dans cette approche, il se montrait plus intéressé par les solutions liées à la distribution. Et à cette époque, Amazon incarnait une solution de vente en ligne qui pouvait faire le job. »
Certes, la France disposait déjà de la loi Lang et d’un fort réseau de librairies, mais le vendeur en ligne servirait à développer la commercialisation du livre sur des territoires plus compliqués. « Amazon s’avérerait un outil très utile pour vendre des livres là où c’est difficile. Son appréhension globale du marché est là », souligne un éditeur.
La perspective de croissance d’Hachette Livre — la société, toujours la société… – le pousse donc à rencontrer Jeff Bezos, pour discuter d’un rachat. « Amazon, depuis toujours, se joue des frontières », note une observatrice. « Et les échanges avaient été poussés assez loin pour que l’on aie un prix. » Certains évoquent une somme à 9 chiffres, finalement pas considérable. « Il ne s’agissait pas d’un développement stratégique, dans les contenus éditoriaux, ce qu’il considérait comme le cœur de métier, plutôt d’une consolidation dans un axe latéral, le secteur de la distribution. » Comprendre : de la vente.
Dans le même temps, les témoins en attestent : « L’entourage d’Arnaud Lagardère estimait que Lisimachio ne cherchait qu’à agrandir son empire, que le livre était mort. Et les pistes stratégiques se tournaient vers la presse : Gérald de Roquemaurel, qui en 97 avait pris la présidence de Hachette Filipacchi Médias jurait qu’il ferait de Elle une marque comparable à Disney. Il n’y en avait que pour la presse, en fait. » D’ailleurs, Lisi semblait avoir très bien compris comment la presse serait mangée par le numérique : pas de mutualisation de frais, pas d’économie d’échelle… L’internationalisation, dans le monde numérique, ne se justifiait pas.
Évidemment, racheter Amazon ne s'opérerait pas sans faire lever quelques sourcils. Dans le même temps, les grands faiseurs de l’édition parisienne, voyant l’entreprise débarquer en France, se tapaient sur le ventre : qui achèterait des livres sur internet, se demandait-on, goguenard ? A contrepied de l’histoire et des idées de Lisi . 20 ans plus tard, personne n’ose encore railler de la sorte, bien au contraire. Le géant américain en est arrivé à infliger des amendes de 500 € quand les livraisons d’ouvrages ont du retard.
Maintenant, la société de Jeff Bezos, qui a réalisé 280,5 milliards $ de chiffre d’affaires en 2019, avec 87,4 milliards $ de bénéfice, fait figure de géant. Mais une vingtaine d’années plus tôt, Jeff Bezos cherchait encore à convaincre : d’ailleurs, nul ne peut dire si Lagardère aurait su développer l’entreprise que l’on connaît aujourd’hui. À cette époque, Amazon représentait surtout un tuyau en mesure d’arroser le monde entier.
« Toutefois, même en 2000, les libraires n’auraient pas apprécié que Hachette Livre se dote d’un pareil outil. Et Lisimachio se montrait très sensible à leur opinion. » Jean-Luc Lagardère renvoya donc le PDG d’Hachette vers son fils « parce que ce dernier savait tenir une souris, parlait anglais, et avait monté Club Internet, le fournisseur d’accès, en octobre 95. »
L’affaire s’arrêtera à la barrière de l’actionnaire : « Dans un groupe, un pareil projet ne s’intègre pas dans un plan stratégique, comme celui plus classique du rachat de maisons d’édition – comme pour le cas de Simon & Schuster, qui était dans son viseur dès 1998. » Le géant allemand Bertelsmann a fini par s'offir le groupe éditorial en novembre dernier, pour 2,175 milliards €.
Entre les échanges avec les actionnaires, l’intervention des directeurs financiers et d’autres embûches, le projet Amazon ne vit jamais le jour. « Cela atteste de l’hostilité ambiante et diffuse au Château [Ndlr, nom donné à la rue de Presbourg, siège de Lagardère], avant que n’intervienne le veto définitif du fils, quelques jours après la mort de Jean-Luc. »
Si ce rachat faisait sens, le refus n’était pas suffisant pour déstabiliser le PDG. Le point d’orgue fut en revanche celui du rachat de Vivendi Universal Publishing, entamé en octobre 2002. « Son départ du groupe vient en grande partie de là. » L’idée de racheter VUP venait de Jean-Luc Lagardère, qui l’a imposée à Lisimachio, chargé d’orchestrer la déclaration d’amour que son patron avait lancée dans la presse, « par amour du livre ».
« Jamais Lisi ne serait allé chercher VUP. D’ailleurs, le dossier fut tellement mal fagoté, contre son avis, qu’il refusa de signer le projet de notification à Bruxelles. Et quelques mois plus tard, la notification des griefs rendait le deal impossible. »
À ce moment, la figure idéalisée commence à se désagréger : en janvier 2003, Alain Kouck est nommé en remplacement d’Agnès Touraine, alors directrice générale et vice-présidente de VUP, dégagée dans le cadre du rachat. Ancien de Hachette Livre, « les deux hommes ne passaient pas leurs vacances ensemble, loin de là », nous assure-t-on.
Mais que cet ancien baron de Hachette se retrouve face à Lisimachio pour prendre la tête d’Editis, « ce fut vécu comme un véritable affront, une injure. Lagardère n’aurait pas trouvé meilleur interlocuteur pour faire exploser Lisimachio. Il est devenu dur, intransigeant, borné. Après tout, l’actionnaire lui montrait qu’il préférait le groupe racheté, d’autant que Kouck fut nommé par Jean-Luc Lagardère. » Mais c’est une autre histoire.
L'affaire commence alors à tourner au vinaigre, pour aboutir à cette passation de pouvoir de mai 2003, aussi brutale que difficile pour les équipes. « Lisi a certainement cru jusqu’au bout qu’il allait gagner la bataille contre le groupe. Sur la fin, il ne faisait même plus preuve de bonne volonté. »
Le tout, accentué par la mort de Jean-Luc Lagardère, survenue en mars 2003. « Avec Arnaud Lagardère, toute collaboration était exclue — elle était déjà très compliquée. À la mort du père, Lisi a estimé qu’il ne serait plus possible de servir les intérêts de l’entreprise : ayant le fils comme seul interlocuteur, ce serait inimaginable. »
Et de conclure : « Lisi devrait avoir une statue dans la cour du siège de Lagardère, pour le remercier de la solidité de ce qu’il avait construit. Et dont le nouveau PDG a largement profité : les acquisitions à l’étranger, à partir de 2005, figuraient déjà dans le plan stratégique qu’il avait soumis. » En 2003…
crédits photos : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Jeff Bezos, octobre 2004 : JD Lasica from Pleasanton, CA, US, CC BY SA 4.0
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
5 Commentaires
Ed
14/01/2021 à 21:06
Fascinante personnalité, dans ses traits les plus convaincants professionnellement, autant que par ses défauts. Qui l'a croisé et a eu la chance de travailler avec lui se souvient.
Le volet Kouck mériterait plus de développements : les deux hommes ne passaient pas leurs vacances ensemble, mais le départ du PDG d'Editis fit un ramdam de tous les diables...
Psycho Drame
15/01/2021 à 08:29
Nul n'est prophète en son pays...
Rémi Vinc
15/01/2021 à 16:06
Le LDP, (Livre de Paris, filiale Hachette), vente d'encyclopédies papiers, a subit la concurrence d'internet.
Les ventes baissaient, impossible d'y gagner sa vie.
Concurrence avec Wikipédia, encyclopédie gratuite, 20 ans cette année.
Une longue histoire...
Melchior
29/03/2021 à 22:22
Le bénéfice net 2019 d'Amazon était de $11,59 milliards (et non 87,4 mds)
Manolo 1er
24/09/2022 à 08:17
Il faut envoyer Jeff Bezos faire un stage de livreurs chez Pizza Hut aux Mureaux pour lui apprendre à vivre.
Le rachat de Hatier par Hachette à été une catastrophe. Derrière les discours doucereux et les "Livres blancs" politiquement corrects et biens hypocrites diffusés en interne par la nouvelle direction de J-L Lisimachio; un beau plan social sous le terme bien Tartuffe de restructuration allait sortir à court terme. Moult collaborateurs du groupe Hatier (et dont moi-même) en ont fait les frais. Sans commentaires...