Après une année 2022 en recul de 5,4 %, à 2,911 milliards €, le chiffre d’affaires des éditeurs français pour 2023 est particulièrement attendu. Avec l’espoir farouche qu’il demeure supérieur à 2019, année de référence pré-Covid. Mais la tendance est connue : moins de ventes et une croissance en valeur due à la hausse du prix des livres… Alors, où trouver de nouvelles ressources ?
Le 24/06/2024 à 16:12 par Nicolas Gary
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24/06/2024 à 16:12
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L'étude de la Sofia sur le marché de l'occasion aura marqué l'année 2023 pour l'industrie du livre : 9 millions d’acheteurs, quelque 80 millions d’exemplaires vendus et 350 millions € de chiffre d’affaires. Sur les cinq dernières années, la croissance aboutit à 20 % du marché en volume pour 9 % en valeur, forgeant des habitudes chez les consommateurs.
Plus de la moitié des lecteurs combinent neuf et occasion, les deux tiers comparent les prix et la moitié privilégie la seconde main. « La bascule s’explique le plus souvent soit par l’envie de saisir une bonne affaire, soit par l’indisponibilité du neuf. Les éventuelles raisons écologiques n’entrent pratiquement pas en considération dans les motivations de l’achat d’occasion », relevait La Sofia. De quoi évacuer les discours truffés d'éléments de langage de sociétés bien installées.
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Auteurs et éditeurs estiment que cette manne leur échappe – alors que le Code de la Propriété intellectuelle est limpide : une fois la vente effectuée, les ayants droit perdent tout droit sur l'objet.
À force d'insister auprès d'Emmanuel Macron, les éditeurs ont obtenu la création d’une « contribution », dont la faisabilité tant juridique que pratique reste à imaginer. Le président entend dès lors « réfléchir à une solution pour garantir les revenus des auteurs et éditeurs », intention infernalement louable. Car des bouquinistes des quais de Seine au vendeur en ligne allemand Momox, le spectre est large : ponctionner quelques centimes par titre n'ira pas sans conséquence ni difficultés.
La Sofia assure que ce prélèvement – surcoût minime pour le client – n’aurait pas d’incidence sur le marché, sans avancer de montant : même 10 centimes sur 80 millions d’exemplaires ne fera pas avancer le Schmilblick. Comment se fait-il qu'aucune des structures de diffusion-distribution majeures en France n'ait pris ce sujet à bras le corps pour capter le marché ?
Historien du livre, de l'édition et de la lecture, en France, Jean-Yves Mollier rapproche la croissance du marché de l’occasion avec… « le commerce du livre au XIXe siècle, où la plupart des libraires proposaient des ouvrages neufs et d’autres non ». En outre, « cette tendance contemporaine à remettre en circulation les objets – dont les livres – me semble inexorable ».
Elle participerait même d’un « changement dont on rêverait qu’il laisse la tristement célèbre société de consommation derrière nous ». La perspective d’une industrialisation de la seconde main « s’inscrit dans la logique du recyclage auquel nos contemporains se montrent de plus en plus sensibles ». Lequel implique surtout « un changement anthropologique dans la perception même des objets et de leur commercialisation. Les consommateurs acceptent de payer cher le neuf, mais considèrent l’occasion avec bien plus d’exigence quant au prix avancé. »
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Olivier Bessard-Banquy, docteur en Sorbonne, spécialiste de l'édition contemporaine, estime que « les éditeurs préfèrent le pilon : l’offre d’occasion ou plus encore le solde envoient de très mauvais signaux, les lecteurs peuvent être tentés d'attendre que les livres soient bradés ou soldés pour décider d'acheter ceux qui peuvent les intéresser ».
Pour autant, la perspective d’une industrialisation de l’occasion, par les groupes éditoriaux, lui semble irréaliste : « Nul ne prendrait le risque de la cannibalisation du neuf : les lecteurs cesseraient d’acheter les nouveautés pour attendre les offres en occasion. »
Un comportement qu’a accentué internet, « quand auparavant il fallait chiner parfois des années pour espérer trouver chez un bouquiniste ou un libraire d'ancien un ouvrage rare ardemment recherché ». À ce titre, le modèle de contribution le laisse dubitatif : « Une taxe sur l'occasion semble inapplicable dès lors qu'il s'agit de brocantes ou de vide-greniers. Comment taxer des bouquinistes sur des poches à un ou deux euros ? Cela ne pourrait concerner sans doute que les acteurs de la vente par internet... »
« Sur l’occasion, le monde de la librairie se divise en deux catégories : celles qui la refusent, car empêchant les ventes de neuf, et celles qui ont compris qu’elles faisaient plus de marge. Bien entendu, les deux postures se défendent », sourit avec malice un ancien de la distribution.
De fait, le groupe Nosoli (Furet du Nord/Decitre) a structuré un modèle de rachat auprès de ses clients, pour une recommercialisation tant sur ses sites que dans les boutiques des deux enseignes. « Ce modèle de circularité a été déployé voilà 18 mois, avec la perspective d’une action complète de l’achat à la revente », précise Christophe Desbonnet, PDG de Nosoli. Via une application, le lecteur scanne les titres qu’il déposera dans un carton, chez le libraire : ce dernier n’a plus qu’à valider le “panier”, éditer un code-barre et, zou, direction l’entrepôt. « Il émet alors un bon d’achat pour le client, utilisable immédiatement. »
Récupérés, les exemplaires sont contrôlés, inventoriés et stockés en vue de leur remise en circulation, à un prix découlant d’une catégorie tarifaire établie. « Les libraires partenaires peuvent commander des stocks, qui sont acheminés par colis d’une vingtaine d’ouvrages ou à l’unité : notre stock mutualisé est contrôlé depuis le site internet », relève le PDG.
« Pour un indépendant, se positionner est complexe », ajoute-t-il. D'où l'objectif : convaincre des partenaires, en dehors de son propre périmètre groupe, par une solution clef en main. En outre, Nosoli réfléchit actuellement à un reversement volontaire, basé sur le chiffre d’affaires général, et fléché vers la Sofia, « dans une démarche sociétale où tous les acteurs bénéficieront de ce nouveau circuit ». Auteurs et éditeurs.
D’autres initiatives similaires ont presque vu le jour, comme pour le réseau Librest. « Nous avions envisagé en 2018 un partenariat avec Gibert », nous explique Renny Aupetit. « Nous récupérions auprès des clients les ouvrages, dès lors que la vente était validée par leur application. » Les lecteurs se trouvaient crédités en bons d’achat valables dans les librairies du réseau, quand les ouvrages, eux, gagnaient l’entrepôt de Gibert.
Pour lui, « l’occasion repose sur la profondeur de catalogue, la capacité à servir rapidement et la diversité de l’offre : impossible de créer un espace dédié dans nos établissements. » Une seule option : créer un module intégré aux sites web des libraires, avec contrôle du stock et revente des ouvrages ainsi récupérés. Le projet n’aboutit jamais et à cette heure, Librest cherche toujours un partenaire.
BDfugue.com a opté pour une autre stratégie : depuis 2011, le site a ouvert une place de marché, privilégiant la mise en relation entre vendeurs et lecteurs à celle de l’occasion. « La marketplace est un défi technologique, quand la gestion de l'occasion pose un défi logistique », estime Thomas Jacquart, PDG du site. D’un côté, le traitement des références et l’évaluation de l’état des produits, de l’autre, la problématique du stock.
« Ces adaptations impliqueraient d’importants changements dans notre fonctionnement, sachant que le nerf de la guerre, c'est l’origine des ouvrages. Avec la marketplace, nous bénéficions d’articles que nous ne pourrions pas commercialiser en neuf. Pour les collectionneurs, cela répond à une demande spécifique et complète notre catalogue. »
D'ailleurs, le PDG s’interroge sur la pertinence du modèle, pour les libraires, alors même qu'Amazon a cessé de reprendre leurs titres aux particuliers : « D’autant qu’un client qui se présente avec des titres que l’on refuserait — parce que vétustes, abîmés, trop anciens, etc. — repartirait mécontent. Et cette insatisfaction est rarement profitable dans nos relations avec eux. » L'application faciliterait ce point – on pestera jusqu'à épuisement contre une machine –, sans convaincre le patron du site spécialisé BD.
À Rouen, Matthieu de Montchalin, patron de L’Armitière, avait une approche méthodique, qu'il expliquait en juillet 2022 : « Au moment du passage en caisse, en présentant la carte de fidélité, nous proposerons un délai de deux mois au client pour rapporter le livre, s’il le souhaite. Je m’engagerai à le racheter à un taux de 35 % du livre neuf, pour ensuite revendre le livre, étiqueté “occasion”, à 80 % du prix du neuf. »
Le libraire y voyait un principe pour fidéliser sa clientèle, s'étant inspiré malgré lui d’un plan plus ancien, et nettement plus politique, que Fnac avait déroulé en avril… 1982. À l’époque, il s’agissait de contourner la loi Lang et le prix unique : l’agitateur culturel présenta ainsi, un an après l'adoption du texte, « Seconde lecture », reposant sur les mêmes bases que le projet de L'Armitière.
Un ancien cadre arrivé à cette époque se souvient : « Ce fut un bide total : Fnac rachetait les ouvrages grand format pour 50 % du prix de vente et les recommercialisait à 60 %, mais rien ne se vendait. » De fait, le marché de l'occasion n’avait aucune existence : « Les lecteurs se tournaient vers les bouquinistes et les livres rares, mais la seconde main, non : les clients Fnac n'ont pas suivi du tout. » D'après les estimations de Fnac de l'époque, le marché de l'occasion compterait pour 5 à 10 % de leurs ventes deux ans après la création de Seconde lecture.
Il n'en fut rien. « Ce fiasco découle de ce que les libraires ne savaient pas où placer les titres remisés : pas avec les nouveautés, pas d’espace dédié… », reprend notre interlocuteur. En 1984, Fnac tenta une autre stratégie en important artificiellement des titres d’éditeurs implantés en Belgique — donc non soumis à la Loi Lang. De nouveau, échec, et condamnation judiciaire. Finalement, l'enseigne se servit de la loi Lang, avec ses opérations Prix verts : des ouvrages soldés, conformément à la législation (6 mois de stock et 2 ans d’édition). En 1994, plus aucun établissement ne pratiquait cette remise légale.
Chaînes et enseignes affûtent leurs katanas : chez Cultura, on a mis en place une application, Le Kiosque de l’occasion, pour racheter Livres, jeux, puzzles, partitions et vinyles. « Les enseignes organiseront certainement leurs propres collectes : elles ont les espaces, la clientèle et les tables pour remettre en vente. Pour elles, le recours à la distribution introduirait un intermédiaire inutile, car coûteux », analyse un ancien libraire d’occasion.
« Pour les indépendants, en revanche, un pareil modèle aurait tout son sens aujourd’hui. D’autant que, plus encore que pour les enseignes, la reprise d’ouvrages implique un flux de clientèle dans leur boutique. Autant de ventes supplémentaires à imaginer. »
L’inconnue, poursuit-il, tient aux mouvements qu’effectuera la grande distribution. « Que Carrefour ou Auchan se décident, et l’on assistera à un bouleversement radical. Leurs parts de marché s’effritent sur le neuf et leurs clients apprécieront certainement une offre discount sur des livres. »
Selon les estimations d'Edistat, les grandes surfaces alimentaires ont atteint 12 % de PdM en valeur sur ce premier semestre 2024, contre 18 % en 2014. A contrario, les grandes surfaces spécialisées (enseignes) sont passées en dix ans de 8 % de PdM en valeur, à 52 %. « L'occasion a tout pour apporter un nouveau souffle à chacun : une meilleure marge ou un meilleur produit d'appel, selon le positionnement », conclut-il.
Des points de vente qui, de par le maillage territorial, participeraient au ramassage de livres auprès des clients, voilà qui impliquerait une infrastructure nationale afin de ratisser très large. Que les patrons de groupes éditoriaux déplorent de voir des centaines de millions d'euros leur échapper montre combien l'un d'entre eux avait vu juste. Car de Hachette à Editis, en passant par Madrigall ou Média Participations, toutes ces entités disposaient déjà d'une couverture de l'Hexagone, via leurs outils de distribution : il suffisait d'un pas de côté pour que...
Retour vers le futur : ActuaLitté a découvert que l’un des grands patrons de l’édition française avait anticipé, dès 2017, l’essor de la seconde main pour le livre. « Alain Kouck [président d'Editis Holding, NdR] avait amorcé cette réflexion en mettant Interforum au coeur de cette révolution : en excellent logisticien — et visionnaire, pour le coup — il avait élargi le périmètre de la distribution, au-delà des flux aller et retour, pour y intégrer l'occasion », nous rapporte un ancien salarié d’Editis.
« La solution impliquait en amont les libraires en leur proposant de devenir des points de collecte : libre à eux de choisir le modèle économique. De là, il tenait la chaîne d'approvisionnement en amont : il suffisait ensuite de construire un système parallèle à celui des retours. » Tout libraire renvoie en effet au distributeur les ouvrages dits “invendus”. « De la sorte, la logistique de récupération préexistait, ouvrant la voie à un nouvel écosystème : avec des ajustements logiciels, on différenciait sans peine les retours “standards” des retours “occasion”. Transporter un carton avec des livres, c'est le propre du distributeur, qu'ils soient neufs ou non. »
Le paradigme virait radicalement : « Le distributeur était en mesure de constituer des stocks en vue d'une offre exclusivement composée d'occasions. En développant une marketplace dédiée, destinée aux libraires, Editis faisait main-basse sur cette économie, avec un système assez vertueux. »
Les calculs, pour les amateurs, s’effectuent de tête, mais nécessitent quelques informations préalables. Pour qu'un livre renvoyé d'une librairie soit réintégré avec ses copains dans l'entrepôt de stockage, l'éditeur est facturé entre 2 et 3 €. Dans le cas contraire, sa destruction par le pilon coûte près de 1,5 €. La matière étant recyclée, elle rapporte autour 200 € par tonne, versé par l'opérateur qui transforme les ouvrages en pâte.
Le calcul est vite fait. « Dans un fichier comptable, la question est vite résolue : produire un livre noir (sans image : roman, essai, etc.), revient à 1 € en moyenne : c'est vrai qu'on pilonne pour expédier, sans réfléchir aux options », nous précise un éditeur.
En 2022, 448,5 millions d’ouvrages ont été imprimés pour une commercialisation en France, indique le Syndicat national de l’édition. Sur 2018-2020, le SNE évaluait le tonnage de livres envoyés en points de vente à 199.100 tonnes – on estime que 3 livres pèsent 1 kg — soit 597,3 millions d’ouvrages.
Les titres renvoyés par les points de vente équivalent à un peu plus de 21 % du volume aller, soit presque 42.000 tonnes et le pilon représente 26.300 tonnes de ces retours — 78,9 millions d’ouvrages. Les réintégrations au stock se montent à 10.800 tonnes et ce qui demeure est trié par les éditeurs.
« Ce qui est intéressant, c’est que les ouvrages aujourd’hui proposés en solde auraient parfaitement pu bénéficier de la réflexion d'Interforum. D'ailleurs, tous les groupes disposant de leur propre diffusion-distribution auraient pu développer ce principe, bénéficiant également aux éditeurs partenaires », observe un libraire du sud de la France.
« Aujourd’hui, disposer de commande de neuf ou d'occasion, doublerait les chances de garder un client, qui sans cela se tournera vers internet. Occasion, et pourquoi pas du neuf à prix réduit, d’ailleurs : les arrêts de commercialisation fonctionneraient aussi. » Et la remarque s'entend dans une plus large appréhension du marché : entre 2014 et 2023 la librairie est passée en valeur de 74 % à 37 % de parts de marché – au profit des grandes enseignes, indique Edistat.
Pour mémoire, les données de la Sofia pointaient qu’un roman policier sur deux est acheté en occasion, 1 sur trois pour l’Imaginaire et la Romance. Et la croissance pour les romans jeunesse et ados est évaluée à 151 %. Doit-on encore s'interroger sur la nécessité d'une offre de seconde main structurée, aux marges sont plus intéressantes pour le commerçant ?
Une directrice des ventes se montre amère : « Considérer la distribution comme un avantage compétitif est totalement dépassé. Pourtant, tout le monde a injecté des dizaines de millions d’euros pour perfectionner les chaînes logistiques. » En réalité, la diversification des services aurait été plus porteuse.
Or, même le groupe Hachette Livre n'avait pas anticipé un pareil développement : « Il y avait une fonctionnalité de “dropshipping” qui aurait pu s'adapter pour ce segment », nous confirme un ancien du groupe.
Le dropshipping permet au vendeur de n'opérer que la commercialisation et la vente : le fournisseur expédie la marchandise au client, sans apparaître. De quoi démarrer dans le e-commerce sans stock ni logistique : l'investissement ne porte que sur le site et la promotion. « Mais, non, rien de spécifiquement centré sur la revente d'occasion », poursuit notre interlocuteur.
Quelle forme aurait prise la manœuvre d'Alain Kouck ? Interforum n’aurait-il récupéré que les exemplaires des éditeurs groupe et partenaires — afin de mettre en place une redistribution capitalistique allant jusqu’aux auteurs ? Ou moissonné l’ensemble des titres, sans considération autre que le volume, afin de structurer l’offre la plus complète possible ? Et dans ce cas, un accord avec la Sofia aurait permis des paiements aux éditeurs et auteurs ?
Nul ne le sait : l'hypothèse ne vit pas le jour : « Alain Kouck est décédé en juillet 2018 : Pierre Comte qui occupa la présidence d’Editis avait d’autres impératifs, dictés par l’actionnaire Planeta, dont la vente », nous rappelle un ancien de la holding. Quand on a raison trop tôt, on a tort... « Pourtant, le système aurait au moins trois bonnes raisons d’être repensé : le lien entre clients et libraires autour de la récupération des ouvrages, le relais de croissance pour la distribution et la rémunération des éditeurs sur les occasions mises en vente, et par conséquent, celle des auteurs. »
Une réflexion impérative, en regard de la croissance de la seconde main, où des opérateurs comme LeBonCoin.fr font la pluie et le beau temps ? Le site compte près de 6 millions d’annonces pour des livres – 10 % des produits recommercialisés au global, pour un CA de 332 millions € en 2022 (contre 233 millions € en 2019) et 52,7 millions de résultat net. Ou un Momox avec ses 337 millions € de CA — dont 15 % en France.
Une ancienne salariée de la distribution, découvre la solution Kouck avec un certain enthousiasme : « Potentiellement, cela aurait même créé de l’emploi : quand les livres d’occasion arrivent aux entrepôts, une équipe dédiée aurait effectué les tris, en complément de celle qui se charge de la réintégration aux stocks. Une plateforme logistique assez simple, en somme. » Réalisable ? « En réalité, il est étonnant que personne ne l’ait mis en chantier… surtout en regard de l’ampleur de ce marché désormais. Mais peut-être est-ce trop tard ? »
Une représentante nuance : « En regard des coûts de production, voilà 10 ans, les éditeurs préféraient pilonner que remettre sur le marché – et chacun est maître en la matière. Mais il est certain qu’un pareil système serait plus rémunérateur : mieux vaut la possibilité de revendre à prix réduit que de détruire les exemplaires. D'autant que, dans le contexte écologique, cela frise l’hérésie. »
Une éditrice, partenaire d’un diffuseur notoire, se montre plus qu’intéressée : « Ce que je retiens, c’est que tout le monde y gagnerait dans la chaîne du livre, alors qu’aujourd’hui, seules les plateformes de vente ou de mise en relation bénéficient de ce marché. » Elle s’interrompt et ajoute : « Quand j’ai commencé, voilà une dizaine d’années, des baroudeurs m’ont répété qu’il valait mieux pilonner : j’avoue que j’ai suivi leurs conseils, sans trop y penser. Aujourd’hui, la moitié de mes retours sont réintégrés en stock l’autre moitié est… dépréciée. Donc je pilonne. »
Reste à convaincre… les auteurs, nous assure une relation libraire, qui a longtemps travaillé comme couteau-suisse, y compris en relations presse : « Pour nombre d’autrices ou d’auteurs, la présence de leur livre sur les tables prime sur les ventes — même si toutes et tous espèrent devenir des best-sellers. » Elle précise : « À plusieurs reprises, j’ai eu des auteurs qui se plaignaient de ce que leurs livres étaient vendus au rabais. Si le neuf incarne la reconnaissance, l’occasion serait plutôt vécue comme une humiliation. Quand bien même elle serait alors plus rémunératrice. »
« Ce que les auteurs et autrices désirent réellement, c'est que leurs œuvres soient mieux valorisées, mieux diffusées et accessibles au plus grand nombre de lecteurs possible, et ce, sur le long terme » souligne Stéphanie Le Cam, directrice générale de la Ligue des auteurs professionnels.
Et de pointer bien d'autres dysfonctionnements : « Les avances ne sont pas amorties parce que les livres sont quasi abandonnés trois mois après leur sortie, entraînant des redditions de comptes dérisoires l’année suivante. Et pourtant, les groupes éditoriaux conserveront ce patrimoine pour toute la durée de la propriété intellectuelle. »
Pour les auteurs, il devient en revanche « humiliant d'apprendre que des pistes furent imaginées pour travailler sur le livre d'occasion... mais que le pilon demeure l'option privilégiée ». Ces mêmes groupes « prétextent désormais une concurrence déloyale et sous couvert d'une pseudo-régulation, réclament une taxe qui ne rapportera que des miettes aux auteurs ».
Elle ajoute : « Leur inertie a privé pendant des années les auteurs de revenus supplémentaires, illustrant encore une fois la nécessité de repenser le système actuel de rémunérations des auteurs, car faute d’exploitation suffisante, les auteurs vendent leur travail à perte dans la majorité des cas, ce qui constitue un autre problème au regard de l’ordre public économique. »
Alors que faire ? Dans un marché en croissance de 20 % chaque année, estimé à 350 millions €, « il faut s’y pencher pour que ce segment ne soit pas laissé en dehors du périmètre des éditeurs », insiste un spécialiste de la distribution. Ne rien faire ou remettre la main sur ces ventes — avec dans l’idée d’assécher l’offre des plateformes en récupérant le maximum de titres ? Trouver une solution pour redistribuer cette valeur, dans une démarche tout à la fois éthique et écologique ?
« Nous sommes entrés dans une période où l’on peut gagner plus avec de la seconde main qu’en vendant du neuf », poursuit-il. Avec ce paradoxe que l’un n’existe pas sans le second.
« La crainte d’une cannibalisation est légitime, car déjà à l'oeuvre, et même au-delà de la question financière. Le temps d’attention — ou de cerveau – disponible, est consacré aux livres d’occasion, et pas au neuf. Sauf que l’attentisme et la taxation ne résoudront rien au fait que cette offre continuera de se développer : le premier renforcera les plateformes quand la seconde ne rapportera qu’une infime partie du chiffre d’affaires envisageable. »
En son temps, l’accès gratuit aux livres, via les bibliothèques publiques, avait soulevé les mêmes récriminations : plus personne n’achèterait d’ouvrages neufs, pour se contenter de lire gratuitement. « Or, toute la France ne s’est pas dotée d’une carte de bibliothèque pour lire gratuitement. Au contraire, les bibliothèques forment les futurs lecteurs. Et de même, l'occasion donne accès à la lecture. »
Le changement sociétal de la seconde main est déjà à l’œuvre : reste à choisir qui en profitera et dans quelle mesure ? D'un côté, une contribution dont la mise en oeuvre impliquera des contorsions juridiques ineffables et des usines à gaz et la reprise en main, pour un faible résultat économique, de l'autre la reprise en main du marché pour un relais de croissance significatif.
Celles et ceux qui vivent en publiant des histoires empoigneront certainement leur calculatrice sous peu.
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
6 Commentaires
Monique
25/06/2024 à 07:00
De mon côté, en tant que lectrice acharnée, envoyer des livres au pilon me fait terriblement mal au cœur et ressemble en tous point à un autodafe.
De mon côté, je donne : aux bibliothèques municipales, aux amis, aux petites librairies, aux hôpitaux...
Mais c'est vrai que le chiffre d'affaires n'est pas là !
Rémi Vincent
25/06/2024 à 11:06
Le 30 Juin et le 7 juillet, on vote pour les députations.
Quid de l'édition à partir du 7 Juillet 2024 ?
On le sait, c'est les députés qui votent les lois, hormis le 49-3.
Bref, nul ne sait encore qui va être 1er ministre ?
Rémi Vincent
adnstep
25/06/2024 à 14:00
Très bel article, mais on ne sait qu'en conclure. Comme l'auteur.
J'ai accumulé, au fil du temps, une trentaine de cartons de livres. Beaucoup de poches, dont beaucoup de SF. Personne n'en veut. Ni les bibliothèques, ni les "soldeurs" type troc (ex troc de l'île) ou cash machin, ni Emmaüs...
Qu'en faire ? Je songe a les passer à la déchiqueteuse pour en faire du paillage pour le jardin. Mais les plantes n'aimeront peut-être pas l'encre.
François Bon
25/06/2024 à 16:19
merci N. vraiment bien d'avoir de ces états des lieux avec chiffres et toute la complexité requise – un petit développement sur RecycLivre et autres entreprises sociales, notamment pour la richesse désormais incontournable des déseherbages bibs (la grosse part des achats, pour tout le contemporain évacué du circuit), sais pas comment ça s'insèrerait dans ton article ?
Nicolas Gary - ActuaLitté
25/06/2024 à 17:31
Bonjour François
Le cas Reyclivre, je lui avais fait un sort voilà quelques mois – dans le silence le plus absolu de la BPI, justement pour la récupération d'ouvrages en masse.
https://actualitte.com/article/114663/politique-publique/saccage-ou-desherbage-pourquoi-evacuer-20-des-livres-de-la-bpi-au-galop
Mais l'occasion ne fait que commencer, et on s'en va vers une belle série de sujets ! J'y reviendrai avec plaisir (et merci de ton mot!)
François Bon
27/06/2024 à 06:08
oui, me souviens de ton article ! vraiment important ce que vous nous racontez de tout ça (y compris ce matin sur loi Darcos)