Il est des vieux papiers que l’on exhume, avec une odeur d’antan, mais dont on ne soupçonne pas que leur histoire nous emportera loin, bien loin. Au sein de la Fondation Martin Bodmer (Cologny, canton de Genève), quatre pièces inédites ont été retrouvées. Muriel Brandt, chargée de mission pour la mise en valeur des partitions autographes en aurait dansé au son des lieder de Robert Schumann, ainsi que deux autres pièces, de Georges Bizet et Charles Gounod.
Le 03/09/2021 à 13:17 par Nicolas Gary
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Publié le :
03/09/2021 à 13:17
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Du 6 au 10 octobre, les mélomanes profiteront d’une série de concerts, donnés pour les 70 ans de l’inauguration de la bibliothèque de Martin Bodmer à Cologny. On y célébrera également les 50 ans de la Fondation. Pour cette occasion, l’établissement entend valoriser les partitions autographes de son fonds — près d’une centaine.
Si Martin Bodmer, collectionneur de génie avait à cœur de cartographie le génie humain à travers le temps et les frontières — ce qu’il appelait la « littérature mondiale » — il s’est aussi intéressé aux partitions. Si la plupart d’entre elles sont liées au texte — lieder, mélodies, livrets d’opéra –, on y trouve aussi des pièces purement instrumentales et des lettres de compositeurs. Notons que le fonds Bodmer dispose de près de 150.000 documents, aussi rares que précieux.
Au cours des concerts, sera diffusée sur écran, à mesure que les instrumentistes joueront, la numérisation des partitions autographes. Une association bienvenue pour plonger dans l’ambiance de l’écriture.
« Il est émouvant de parcourir les partitions manuscrites des auteurs, avec leurs annotations », nous indique Muriel Brandt. « Elles disent beaucoup. Quand on prend Mozart, nous disposons de 60 pages — une pièce maîtresse au complet, le Quintette à cordes en ré majeur — totalement phénoménales : aucune rature, écrite d’un trait. » De quoi conforter les témoignages des contemporains, qui présentaient le précoce génie autrichien comme faisant sortir de son esprit des pièces déjà totalement élaborées.
« Une différence colossale, avec Beethoven, où l’on constate sur les partitions la rage et la lutte dans ses créations. » Découvrir ainsi la musique à mesure que les partitions s’affichent donne alors une dimension nouvelle aux spectateurs.
Parmi les pièces découvertes par la chercheuse, Gounod, Bizet — un arrangement pour piano seul, dont il n’existe aucune édition nulle part. Mais surtout, deux lieder de Schumann, aussi inédits que croustillants. « Une grande partie des partitions autographes de la Fondation provient de la vente de la collection qu’avait constituée Stefan Zweig », nous indique Muriel Brandt.
Or, depuis son premier achat à l’âge de 16 ans, Martin Bodmer s’était concentré sur les éditions de livres. « Si l’on connaît la carrière d’écrivain de Zweig, on ignore parfois qu’il était une pointure parmi les collectionneurs : sa collection représentait, à ses yeux, une Œuvre à léguer à la postérité, plus importante que ses propres livres. »
Ainsi, après avoir quitté l’Autriche en constatant la montée du nazisme en février 1934, l’écrivain installé à Londres décide de procéder à la vente, à distance, de sa collection. Organisée en 1935, avec le concours du marchand-libraire Heinrich Hinterberger, la dispersion s’effectuera entre 36 et 37 à travers trois lots. « Zweig était fasciné par le message que portent les partitions autographes, considérant qu’elles dévoilaient un pan entier de la création artistique. » Et pour sa collection, il avait pris soin d’équilibrer entre musique et littérature les documents achetés.
À cette époque, Martin Bodmer (en photo) à une quarantaine d’années, et voit dans la vente une opportunité rare : acquérir, d’un bloc, la collection de Zweig. Et développer un nouveau prisme pour sa propre collection : elle s’agrémentera dès lors, avec le temps, de nouvelles acquisitions autographes littéraires et musicales.
« Si l’on sait que Martin Bodmer et Stefán Zweig se sont trouvés à plusieurs reprises dans les mêmes villes aux mêmes dates, aucune trace ne nous permet d’assurer qu’ils se sont rencontrés », reprend Muriel Brandt. Tout échange s’est déroulé par l’intermédiaire de Hinterberger — et dans des lettres, Zweig manifeste tout son bonheur d’avoir trouvé pour sa collection « un vrai connaisseur », une personne intéressée par leur valeur culturelle, plus que marchande.
Sur les lieder, nous manquons d’informations. Hinterberger avait réalisé des notices, pointant les documents comme inédits. Des informations répercutées dans l’immense catalogage qu’opéra, en 1986, Tilman Seebass pour la Fondation. Ce dernier avait indexé les manuscrits autographes musicaux, avec une description précise. Et il relevait également toute l’originalité des quatre pièces — notamment celles de Schumann.
Deux pièces, mais un seul feuillet, recto verso. « Avec l’aide de David Burkhard, musicologue de l’Université de Genève, et d’Isabell Tentler, chercheuse qui travaille actuellement à l’édition de l’Opus 79 dans les œuvres complètes, nous sommes parvenus à établir une retranscription des partitions. » Il faut reconnaître que les textes sont presque illisibles.
La première Vom Reitersmann (Du cavalier) devait faire partie d’un ensemble pour la jeunesse : le Liederalbum für die Jugend. « Si l’on connaît généralement L’Album pour la jeunesse (op. 68) pour piano, il s’agit ici d’un recueil de chansons pour enfants, mettant en musique différents poèmes », nous précise Muriel Brandt. Mais cette pièce fut finalement exclue et non retenue pour l’édition du Liederalbum für die Jugend. Op. 79.
La seconde, non moins colossale, s’intitule Käuzlein (prononcer Koïtzlein), dont la version qui est aujourd’hui connue est en réalité tout autre. « On ne comprend pas, de prime abord, pourquoi Schumann n’a pas voulu de cette première version : jouée, on se rend compte qu’elle est magnifique. Or, la version éditée aujourd’hui est encore un niveau au-dessus, plus spectaculaire encore. » Et l’on mesure alors le degré de perfection que le compositeur attendait pour ses propres pièces.
Sur le Vom Reitersmann se découvrent des indications notées à la main par la suite, et destinées à l’éditeur. « De la sorte, il savait comment disposer les strophes », reprend Muriel Brandt. Sur le Käuzlein, autre particularité : une signature au bas de la partition de la main non de Robert, mais de Clara Schumann, son épouse. Elle avait ainsi fait parvenir à une amie proche de la famille, Frau Berna, les travaux de son mari. « Si l’on a l’assurance qu’elle a eu le document en sa possession, la question est de savoir comment Zweig l’a par la suite obtenu. » Un mystère entier, qui prend une autre saveur encore quand on s’intéresse à cette fameuse Frau Berna.
De fait, il s’agit de Marie née Christ – si, si. Cette femme avait épousé un financier, Georg von Berna, en 1864, qui mourra l’année suivante. En 1880, elle se fiancera au politicien allemand, Waldemar, comte d’Oriola. Une femme fascinante, puisqu’elle commandera au peintre Arnold Böcklin la deuxième version de son tableau aussi mystique que fascinant, L’Île des morts.
En revenant aux lieder — dont la composition est datée par Schumann du 30 avril 1849, élément confirmé par une note dans son journal de ménage — on découvre une autre facette du compositeur. Dans l’introduction à l’ouvrage qui accompagnera les concerts, Des lignes et des notes (publication début octobre), David Burkhard écrit :
Schumann compose son opus 79 du 21 avril au 1er juillet 1849. Suite à la dissolution du Landtag par le roi de Saxe, la révolution, qui oppose les républicains aux royalistes, fait rage à Dresde du 3 au 9 mai 1849. Malgré son attachement aux pensées républicaines, la famille Schumann, qui abhorre la violence, se réfugie à quelques kilomètres de là, à Bad Kreischa, jusqu’au 12 juin.
Dans ce climat tendu, Robert Schumann pouvait difficilement se permettre d’exprimer ses idées librement. C’est pourquoi, sous couvert de pédagogie et de textes enfantins et inoffensifs, l’opus 79 présente une sélection de poètes connus pour leurs pensées républicaines. Schumann ouvre notamment son recueil par six poèmes d’August Heinrich Hoffmann von Fallersleben, qui est l’auteur du texte de l’hymne national allemand, alors au sommet de sa renommée et fervent défenseur des républicains.
– Des lignes et des notes : Trésors musicaux de la Fondation Martin Bodmer, Genève, Éditions Notari, à paraître en octobre 2021. Brandt, Muriel (dir.), Burkhard, David (coll.).
Sans l’intuition de Martin Bodmer, la dispersion de la bibliothèque de Stefan Zweig aurait peut-être conduit à ce que ce feuillet de Schumann se perde dans une collection privée. Au terme de la vente de 1937, il avait en effet repris les trois lots, manuscrits littéraires allemands, étrangers et musicaux. « Le son, la musique est la chose la plus difficile à documenter. Seul le manuscrit musical offre quelque chose de vivant, une idée de ce qu’il y a derrière, et pourtant, uniquement pour les quelques personnes qui sont vraiment capables de le lire et d’en tirer quelque chose », écrivait Martin Bodmer dans ses Carnets.
Reste désormais à les savourer.
Les informations sur les concerts, tarifs et renseignements seront à consulter ici.
Crédits photo : Robert Schumann, Vienne, 1839, lithographie de Josef Kriehuber - domaine public ; Stefan Zweig, domaine public ; Martin Bodmer © Fondation Martin Bodmer ; numérisation © Fondation Bodmer ; Arnold Böcklin - Die Toteninsel II (Metropolitan Museum of Art), domaine public
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
2 Commentaires
Camille
03/09/2021 à 15:48
Bel article !
Robert Schumann est l'un des plus grands des premiers Romantiques. Il est le fils d'un éditeur.
C'est Schubert qui lui inspire ses premiers lieder.
Dans son enfance il manifeste davantage de dons pour l'écriture que pour la musique. Il fera des études de droit mais bien décidé à faire une carrière de pianiste il quitte l'université.
Suite à son accident tragique, Schumann comprend qu'il ne deviendra jamais virtuose et se consacrera à la composition. Alors qu'elle merveilleuse découverte ...
Camille
Dans ma famille existe la passion musique !
Camille
03/09/2021 à 15:57
Bien sûr il faut lire :
"quelle merveilleuse nouvelle"
Camille