L'édition française se débat, engluée entre la concentration, la surproduction, la hausse des coûts de production et une indéniable baisse des ventes. Le secteur de la jeunesse souffre des mêmes maux, mais en pire. Leur 30e anniversaire encore dans les mémoires, les éditions MeMo, depuis Nantes, continuent d'insuffler passion et intelligence au sein d'un catalogue exigeant sans être élitiste pour autant.
Au sein de la médiathèque Françoise Sagan, à Paris, le fonds documentaire patrimonial Heure Joyeuse préserve des pièces historiques du livre illustré, et plus particulièrement celui destiné aux enfants. Là, parmi les quelque 80.000 livres, disques, dessins originaux, livres d’artistes, mais aussi des peluches et jouets, se trouvent les archives des éditions MeMo, déposées depuis 2019.
« Nous sommes les seuls éditeurs à y être conservés de notre vivant, dans un sens », relève Christine Morault, directrice éditoriale et cofondatrice de la maison avec Yves Mestrallet. « Nous avons donné beaucoup d'éditions originales, de documents de travail et d'archives et nous sommes entrés au musée, finalement. » Pour autant, aucun risque que la poussière ne retombe : entre le patrimoine et la création contemporaine, MeMo ne choisit pas.
Ce cadeau fait aux générations futures s'apparente presque à un retour de bons procédés, pour les éditions MeMo. Leur entrée dans le domaine de la littérature jeunesse, un après la naissance de la société, se réalise en effet avec une réédition, celle des Cent comptines de Pierre Roy, peintre surréaliste. « Il s'agissait d'un ouvrage assez légendaire, paru en 1926, devenu très rare et très coûteux, que nous avons proposé en fac-similé pour accompagner une exposition au Musée des beaux-arts de Nantes », se souvient Christine Morault.
Ainsi la catalogue de la maison accueillit-il son premier titre jeunesse, « à l'insu de notre plein gré », s'amuse l'éditrice. Bien d'autres ont suivi, jusqu'à ce qu'il atteigne en 2024 les trois centaines de références, sans forcer sur les cadences : « Il y a 30 ans, nous faisions un livre par an, aujourd'hui une vingtaine, notre croissance est plutôt mesurée. »
La maison est à présent précédée d'une solide réputation, capable de passer sans effort de rééditions attendues des bibliophiles et experts (Nathalie Parain, Vladimir Lebedev, André Hellé) à des œuvres contemporaines (Paul Cox, Louise-Marie Cumont, Ghislaine Herbéra, Anne Crausaz...), loin des modes passagères et des graphismes vus et revus des têtes de gondole de ce secteur éditorial.
« Comme nous n'avons pas de service marketing, nous fonctionnons au coup de cœur », confie la directrice éditoriale. Elle se souvient ainsi d'un salon du livre jeunesse de Montreuil où un projet de livre lui fut présenté par Mélanie Rutten : « Quand je l'ai ouvert, je n'étais plus là pour personne, j'étais à l'intérieur du livre. Le choix des projets est instinctif, avec une large part d'émotion et d'entrée dans l'univers de l'auteur, même si une analyse se déploie ensuite, bien sûr. »
Ghislaine Herbéra, au catalogue de MeMo depuis 2010 et Monsieur cent têtes, a fait l'heureuse expérience de cette spontanéité : « J’ai envoyé un mail, avec le début et la fin de mon album en PDF, à Christine Morault, elle m’a appelée 3 jours plus tard, enthousiaste : “Il est pour nous !”. J’étais stupéfaite de la rapidité de sa réponse et de son engagement immédiat. Christine est comme ça, elle fonctionne au coup de cœur avec une grande intuition (et toujours avec l’avis indispensable de son compère Yves Mestrallet sur ses choix, je crois savoir) », nous confie l'autrice.
Trois décennies plus tard, le catalogue regorge de propositions, pour tous les goûts. Les animaux aventureux et détaillés de Gaya Wisniewski côtoient les lignes et formes simples d'Anne Bertier, les couleurs unies d'Anne Crausaz se rangent aux côtés des contes ludiques de Paul Cox, les aquarelles touchantes de Claire Lebourg ravissent aux mêmes titres que les teintes tranchées par les lignes franches de Virginie Morgand.
« C'était une folie », « Nous étions fous », estime régulièrement Christine Morault lorsqu'elle revient sur les publications au catalogue de sa maison d'édition. À force, la folie semble être devenue une habitude, et le soin apporté aux projets éditoriaux ne peut que susciter l'admiration.
En 2005, collaborant avec l'association Les Trois Ourses, qui défend les « livres artistiques » pour la jeunesse, MeMo publie en un seul album (Quand la poésie jonglait avec l'image) quatre livres constructivistes russes de Vladimir Lebedev et Samuel Marchak de la fin des années 1920. Traduits par Françoise Morvan et André Markowicz, les textes « ont été adaptés du cyrillique au français, en utilisant les mêmes typographies et une mise en page similaire, un énorme travail réalisé par Yves », se souvient la directrice éditoriale. Afin de retranscrire fidèlement les illustrations et leurs couleurs, ils se cassent le dos et procèdent à des photogravures manuelles, sur des feuilles de rhodoïd, quand les scanners ne parviennent pas à en saisir toutes les nuances.
Nous voulons que la reproduction donne le maximum de proximité, d'intensité, d'impact sur celui ou celle qui regarde le livre. Dans le cas des rééditions, puisqu'il est impossible de s'offrir l'original, nous voulons, quelque part, démocratiser — ce qui est peut-être ambitieux —, mais en tout cas rendre disponible ces marqueurs dans l'histoire du livre illustré.
– Christine Morault, directrice éditoriale des éditions MeMo
Quand l'Association des amis de André Hellé envisage, en 2011, une réédition du cultissime Drôles de bêtes (1911), au format pour le moins atypique (30,5 x 41 cm), difficile de trouver meilleur partenaire. « C’est justement parce qu’ils ne savaient pas que c’était impossible [...] que les éditions MeMo nous emboîtèrent le pas, s’intéressant jusqu’au grain du papier et n’hésitant pas, pour satisfaire nos exigences passionnées, à décomposer les couleurs une à une (neuf passages pour la seule couverture), afin de ressusciter les teintes initiales », se félicitaient Jacques Desse, Jean-Hugues Malineau et Béatrice Michielsen au moment de la parution.
Véritable affront à tout contrôleur de gestion qui se respecte (mais que les éditions MeMo n'ont pas), le contrecollage manuel des images dans le livre est complété par le découpage précis de la queue du singe, pour qu'elle soit manipulable. « L'éditeur de l'époque l'avait directement imprimé, jugeant qu'il était trop coûteux de la faire découper. Nous versons parfois dans la surenchère », s'amuse Christine Morault en agitant la fragile queue de papier.
Au fil des années et des projets, l'équipe de MeMo a ainsi développé une expertise de la composition et de la fabrication, visible tant par la virtuosité des productions que par la diversité des formats. « Quand nous avons commencé à utiliser des papiers offset, réputés pour ne pas rendre correctement les couleurs, nous avons édité des centaines de feuilles proposant des croisements des trois primaires. Cette grosse gamme nous permet, lorsque nous faisons une quadrichromie, de déterminer quel mélange rendra la teinte souhaitée et d'indiquer les pourcentages d'encre à l'imprimeur. » Une préparation de fichier parfois chronophage, mais salutaire.
Ce goût et ce respect pour l'illustré sont nés en même temps que MeMo quand, en 1993, Mestrallet et Morault, unis à la ville comme à la scène, posent les yeux sur la petite image d'un motif imprimé sur un tissu, dans un guide Gallimard. De cette reproduction grande comme un timbre nait une petite obsession, jusqu'à retrouver la source au Château des ducs de Bretagne, à Nantes.
« Il s'agissait d'un catalogue de la fabrique Favre, Petitpierre et Compagnie dans lequel était réuni différents modèles d'indiennes de traite, des tissus imprimés à l'aide de blocs en bois, qui reproduisaient des motifs indiens, des porcelaines chinoises, des graphismes très naïfs, qui sont moins datés que la toile de Jouy. Plus aucun de ces tissus ne subsiste en Afrique, où les négociants allaient les vendre aux XVIIe et XVIIIe siècles, mais ce catalogue était encore là, témoignant à la fois d'un savoir-faire et de la folie de l'esclavagisme », explique Christine Morault.
Imprimé sur presse typographique, Indiennes de traite à Nantes, le premier livre des éditions MeMo, a fait naitre ce goût légèrement maniaque pour le travail bien fait, l'attachement ultime à l'image et à une reproduction qui n'en ait pas l'air.
« On travaille avec longtemps depuis tout le monde », sourit Christine Morault au détour de la conversation. En trois décennies, autour de MeMo s'est constituée une petite galaxie de collaborateurs, de collègues et d'amis, qui apportent de nouveaux projets, font vivre les ouvrages déjà parus et participent à la valorisation des livres illustrés pour la jeunesse.
Au premier rang se trouvent bien sûr les auteurs et les livres, avec lesquels la maison entretien une relation au long cours, « car il n'y a que comme cela que c'est intéressant, que l'on développe un dialogue et qu'on accompagne le travail, par la promotion, mais aussi dans l'édition », indique la directrice éditoriale.
Il n'est pas rare qu'au catalogue de la maison figurent toutes les œuvres d'un ou une artiste, œuvres que MeMo s'efforce de garder disponibles. « Nous réimprimons autant que possible les ouvrages, en attendant le moment le plus opportun pour le faire, et nous ne pilonnons pas les livres, nous les conservons dans notre stock, chez notre distributeur Harmonia Mundi et un stockeur. » Un choix coûteux, effectué par respect pour le travail des auteurs et pour le livre, dans lequel ont été insufflés « énormément de temps, d'argent, d'espoir, d'amour aussi ». « Broyer cela, même pour faire de la pâte à papier... », commence Christine Morault sans se résoudre à mettre un point final.
Cette patience dans la conduite éditoriale semble faire la force de la maison, quand l'élan surproductiviste de l'édition, particulièrement en jeunesse, fragilise tout le secteur. Ghislaine Herbéra témoigne encore : MeMo « a la capacité d’accompagner le projet de l’auteur sans le dénaturer, en travaillant ensemble à sa meilleure version, aussi en fabriquant le plus beau livre possible (format idéal, qualité du papier et de l’impression). » Pour l'autrice, qui a publié Moi moi moi ! en mars 2024, « il y a une relation et une œuvre qui se construisent ensemble » chez MeMo.
L'attention permanente ouvre aux éditions MeMo les portes de prestigieuses collaborations. Après avoir été choisi par la Fondation Sendak pour republier le catalogue du célèbre auteur américain à partir de 2016, MeMo remet en librairie, entre 2024 et 2026, l'œuvre de Paul Cox, graphiste et créateur atypique dont plusieurs livres sont devenus introuvables, mais particulièrement recherchés.
Le souci des auteurs pousse bien sûr la maison à s'interroger sur ses moyens d'action, alors que la profession se paupérise. Si l'à-valoir reste systématique dans les contrats, Christine Morault a conscience que MeMo a du mal « à être au même niveau que les plus grosses maisons d'édition » (avec environ 800.000 € de chiffre d'affaires annuel), mais compense en assurant cette longue vie aux livres.
En trente ans, les cofondateurs ont vu le marché de l'édition se tendre et s'accélérer, jusqu'à la surproduction. « Puisqu'il y a beaucoup plus de livres, les libraires limitent le nombre d'exemplaires en mise en place. Avant, nous pouvions atteindre 1500, 1800 livres... Si nous en avons 800 aujourd'hui, c'est déjà énorme », estime la directrice éditoriale.
Tout en saluant un « écosystème unique en France », qui combine des aides publiques versées par le Centre national du livre ou les régions à l'expertise du réseau de librairies, elle s'inquiète de « la prédominance de certaines grosses boites, qui marginalisent les indépendants », mais aussi de la baisse des budgets d'acquisition des bibliothèques, des lieux de vie du livre cruciaux. « Ici, il y a un levier à actionner » pour les pouvoirs publics, selon Christine Morault.
Autre phénomène qui inquiète la professionnelle, le « fast-reading », qui revend le livre sur les plateformes d'occasion à la vitesse du « fast-fashion » [achat et revente compulsifs des vêtements]. D'après elle, ce phénomène menace à la fois les auteurs et les maisons d'édition, tout « en se déguisant en bienfaiteur de l'humanité, en assurant qu'un livre revendu moins cher permettra aux gens d'en acheter plus ».
« Quasiment le lendemain de la parution d'un livre, un exemplaire apparait sur Rakuten ou Momox, ce qui annihile, dans les faits, le prix unique du livre et finit par limiter nos moyens de faire des livres, justement. » Le début de la chaine paierait les pots cassés de ce développement effréné de l'occasion, facilité par Internet — rappelons que l'idée d'une taxe sur le livre d'occasion a été esquissée par le président de la République, sans précisions sur sa mise en place effective pour l'instant.
Les ouvrages de MeMo ne sortent plus de presse dans la couronne nantaise depuis quelques années : les éditeurs ont assisté, impuissants, aux effets de la concentration du secteur, les rachats conduisant à des suppressions de postes, à des fermetures et enfin à une hausse des prix. Mais ils restent attachés à une fabrication de proximité, européenne, et travaillent désormais avec un imprimeur en République tchèque, depuis près d'une décennie.
Trente ans après la naissance de la maison d'édition, l'éthique de MeMo est partagée avec bien d'autres acteurs du livre, dans l'Europe et dans le monde. À la Foire du Livre de Bologne, notamment, Christine Morault et Yves Mestrallet rencontraient leurs homologues, mutuellement admiratifs de leurs catalogues respectifs.
Juste avant la pandémie de Covid, Christine Morault décide de concrétiser un projet « un peu fou » (encore), L'Œil du monde, qui ferait voir la diversité et la vitalité de l'édition jeunesse de création. Au cœur de ce l'initiative, le jumelage de maisons d'édition et de bibliothèques de différents pays. Les établissements de lecture publique sont ainsi incités à réaliser des achats d'ouvrages, et les éditeurs à faire don de quelques livres, « pour élargir les horizons », explique-t-elle, « et donner à voir aux enfants que tout le monde ne parle par la même langue, les ouvrir à l'interculturalité ».
L'Œil du monde propose aussi un festival itinérant, dont la première édition a eu lieu en 2023 à Nantes, au Lieu unique, avant de partir en Italie, en Pologne ou en République tchèque, tandis que des maisons d'édition du Rwanda, du Mexique et de la Corée du Sud lorgnent aussi sur le concept. Autant d'occasions d'amener les yeux à s'écarquiller, les esprits à s'évader et les livres à s'ouvrir.
Née à Nantes, Christine Morault, après quelques années à Paris pour poursuivre ses études et quelques premiers emplois, a elle-même pas mal bourlingué, s'arrêtant quelques années au Brésil. Son goût pour l'illustré s'est sans doute forgé entre sa passion pour la lecture et la bibliothèque de livres d'art constituée par son père. Ses parents encourageront son penchant pour l'image, et l'éditrice pose toujours un regard à la fois attendri et amusé sur la presse typographique miniature qui trône chez MeMo : « Pour que ma mère m'offre cette presse en jouet, c'est qu'il y avait quelque chose, quand même », constate-t-elle...
Si les voyages forment la jeunesse, les éditions MeMo font ainsi largement circuler les livres, notamment par des expositions, proposées à la vente et à la location aux bibliothécaires. Les libraires ne sont pas en reste, avec des suggestions régulières pour mettre en avant les parutions de la maison.
Parmi celles-ci, Les JO des animaux de Virginie Morgand, qui s'invite au Musée de Poche, à Paris, à compter du 13 juin prochain et jusqu'au 7 septembre. Mais aussi dans les vitrines des librairies qui le désirent, après en avoir fait la demande, auprès de MeMo...
MeMo en quelques dates
1993 - Création des éditions MeMo, à Nantes
1994 - Parution des Cent comptines de Pierre Roy, premier livre jeunesse de MeMo
1996 - Parution de Quatremers le Céleste, de Lisa Bresner, imprimé sur presse typographique
1998-2000 - Publication de la revue de poésie contemporaine Quaderno, avec Philippe Beck et Christophe Tarkos
2007 - Parution de Raymond rêve, d'Anne Crausaz, vendu à 35.000 exemplaires
2019 - Versement des archives de MeMo aux collections du fonds patrimonial Heure joyeuse
2023 - L'Œil du monde s'installe à Nantes, avant de partir pour Bologne, Varsovie et d'autres villes
Photographies : Au siège des éditions MeMo, à Nantes (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Paru le 13/09/2024
76 pages
Editions MeMo
40,00 €
Paru le 31/05/2024
80 pages
Editions MeMo
16,00 €
Paru le 31/05/2024
166 pages
Editions MeMo
25,00 €
Paru le 04/10/2022
56 pages
Askip
18,00 €
Paru le 22/03/2024
24 pages
Editions MeMo
14,00 €
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