Livre Paris 2020 compte parmi les premiers salons victime de la crise sanitaire. Pas de manifestation pour la capitale française, et pas de revenus pour le Syndicat national de l’édition, coorganisateur avec Reed Expositions France. Au cours des dernières semaines, les messages promotionnels n’ont pourtant pas manqué, rassurants ou tentant de l'être. Ainsi, la programmation se dévoile pour partie : l’Inde reste le pays à l’honneur, quand le monde d’après servira de fil rouge à l'ensemble.
« À travers une riche délégation d’écrivains vous aurez l’opportunité unique de rencontrer les voix de l’Inde d’aujourd’hui, et ce qu’elles ont à dire de leur pays et du monde. Nous souhaitons que la littérature indienne, qui n’occupe pas encore dans nos librairies toute la place qu’elle mérite, rayonne désormais et suscite de plus en plus de traductions chez les éditeurs français. Et que la relation entre nos deux pays qui, eux, ont beaucoup en commun, en sorte renforcée », indique Gauthier Morax, directeur de la programmation.
N’oublions en effet pas que dans le cadre des échanges entre Livre Paris et l’Inde, la France doit être, en janvier 2022, mise à l’honneur de la foire de New Delhi. Crise sanitaire oblige, cette année le salon se tiendra fin mai, décision prise en octobre dernier.
L’autre volet sera donc ce monde d’après, tant évoqué à l’occasion du premier confinement, et dont le salon de Paris entend faire son sujet fort, décliné en trois approches. D’abord, « le monde tel qu’il s’offre à nous aujourd’hui est dans une impasse et il est urgent de penser celui d’après ». Ensuite, souligner que la littérature devient un écho plus fort des problématiques « sociales, culturelles, sociétales qui traversent notre époque ». À ce titre, convoquer les auteurs et leur vision apporte une aide pour l’avenir.
Enfin, rappelant que Livre Paris bénéficie encore d’une certaine popularité auprès du public, le directeur de la programmation insiste sur le « formidable écrin » que la manifestation représente, afin de « réfléchir collectivement au temps qui vient ». L’idée sera donc de proposer au public « dans son extraordinaire diversité, des espaces de dialogue avec des figures littéraires et intellectuelles reconnues comme avec des écrivains, des chercheurs et intellectuels renouvelant la pensée critique ». Alléchant.
En 2020, Livre Paris fut frappé de plein fouet : le Covid a rapidement balayé toute possibilité de tenir l’événement. Reporter 2020 en 2021, voilà le défi qui se pose, à plusieurs niveaux. Et le premier d’entre eux est économique.
« Le SNE est obligé de faire le salon, car le contrat Reed s’achève en 2021. Et ils veulent se débarrasser de Reed. Sinon ils sont obligés de prolonger jusqu’en 2022 », soulignait récemment un observateur. Ce qu’il n’ose dire, même hors micro, c’est que la gabegie est totale, après l’annulation de 2020. « Le SNE a bénéficié d’une aide du ministère de la Culture, mais le salon représente un revenu important pour le syndicat. Et la compensation de la rue de Valois n’a fait que retarder l’échéance. »
Selon les informations obtenues — le ministère de la Culture, pas plus que le SNE ne nous ont confirmé ni communiqué la somme — le coup de pouce ministériel équivaudrait à quelque 300.000 €. La prudence s’impose — certaines sources évoquent pour leur part 350.000 €. En revanche, assure un proche du dossier, « le SNE bute sur des questions budgétaires, privé des revenus du salon. Le constat ne date pas d’hier : il n'est pas sain, économiquement, que la manifestation finance pour partie le syndicat des éditeurs ». Car, qui dit trou dans le budget, dit piocher dans les réserves.
« Tant qu’ils n’installeront pas une dizaine de food-trucks avec des ateliers de cuisine dirigés par des auteurs qui ont de gros titres en la matière, je n’y remettrai plus les pieds », nous assure un éditeur parisien. « Durant 20 années, l’organisation s’est contentée de laisser vendre des sandwichs rassis hors de prix, sans endroit pour s’asseoir convenablement et rien d’un peu fun dans les animations. Que les éditeurs désertent est naturel. »
Et d’ajouter : « Nous faire payer une fortune pour vendre des livres à des gens qui payent un droit d’entrée, c’est un peu “monde d’avant”, justement… Allez, ne serait-ce qu’un vrai food market à l’extérieur, et la journée de tous les visiteurs et exposants est améliorée. Des choses bêtes, non : acheter un hot-dog à ses enfants, pouvoir boire une bière avec des amis… Dans le business numérique, on appelle cela la User Experience. L’expérience utilisateur. Ou visiteurs ici… »
D’un côté, ceux qui n’iront plus. De l’autre, ceux qui se trouvent écartelés parce que d’autres manifestations avaient, bien avant Livre Paris, posé des dates sur lesquelles l’événement parisien est venu s’installer sans trop de précautions. Face à eux, une ribambelle de maisons, dévoilées dans une newsletter très commerciale, pour attirer les exposants.
« Cela va si mal dans les inscriptions qu’ils aient besoin de produire cette longue liste ? », s’interroge un ancien exposant.
« Rejoignez les éditeurs déjà inscrits à Livre Paris et participez au premier grand événement littéraire qui aura lieu en 2021. Livre Paris est un festival littéraire avec des rendez-vous inédits, riches et diversifiés. Vivez une expérience unique et saisissez l’opportunité de rencontrer à nouveau vos publics », clame en effet le message expédié.
Plus de 350 exposants sont cités, pêle-mêle, entre éditeurs, régions, pays, prestataires — on en comptait plus de 1200 pour l’édition 2018, d’après les chiffres communiqués par Reed Expo.
Si l’on taille à la serpe, pour ne retenir que des éditeurs, on se demande où ont pu passer les maisons : bien évidemment, celles littéraires du groupe Hachette Livre ont disparu depuis des années. De même, Editis a promis qu'il serait aux abonnés absents. Plus étonnant que Le Seuil, pourtant devenu filiale de Média Participations, (dont le PDG, Vincent Montagne, préside le Syndicat national de l’édition) n'y figure pas non plus.
A contrario, les trois maisons BD de MP, Lombard, Dupuis, Dargaud, répondent présentes. D’autres également comme Gallimard (et sa filiale jeunesse), ou Flammation, certes, mais pas de Casterman. Et on en passe et on en oublie. Le clivage est avéré.
« Sont-ce des maisons qui n’ont pas demandé le remboursement de leur stand, comme promis par Reed, ou qui exposent gratuitement ? », raille-t-on à Saint-Germain-des-Près. « Ce qui se passe, qui interroge tout de même, c’est que le Syndicat vit avec les cotisations des adhérents ET les revenus du salon. Or, le budget du SNE a pris du plomb dans l’aile. »
Avec un sourcil qui se dresse : si le syndicat chargé de représenter et défendre la profession ne rentre pas dans ses frais sans Livre Paris, quelle alternative ? « Augmenter les cotisations, on l’entend bruisser depuis un moment », nous confirme un éditeur membre. « Ce qui pose un problème : si je vais au salon et que je suis adhérent, alors j’abonde deux fois aux finances du syndicat. Un groupe comme Hachette, dont plus aucune maison littéraire ne s’y rend, a, certes, une cotisation plus importante. Mais, finalement, il ne paye qu’une fois. »
Rectifier le tir impliquerait-il de considérer que la cotisation au SNE doit suffire ? « C’est entendu, mais nous nous trouvons donc avec une partie des structures qui garantissent l’équilibre économique du syndicat — ce qui profite à toute la profession —, en adhérant et par la prise d’un stand. Et une autre partie qui adhère, sans exposer à Livre Paris. Et enfin, ceux qui exposent, mais ne sont pas adhérents… ignorant parfois que l’argent alimente certes Reed, mais aussi le SNE. » Surtout que la hausse des cotisations ne fait pas l'unanimité : un grand, très prestigieux, éditeur parisien a signalé clairement son refus, de même qu'une éditrice indépendante.
Chez les auteurs, on doit sourire d’imaginer que le SNE endure les affres de ces questionnements, alors même que la question de la représentativité et de son financement est brandie depuis des mois.
Côté éditeurs, les commentaires tombent, comme des hallebardes : le sentiment « d’être une vache à lait » pour certains, tout à la fois membre et exposant. « Le syndicat doit trouver comment impliquer tout le monde : adhésion et salon, dans un même package. »
Or, si d'aucuns fulminent, d’autres plaident pour « une sainte solidarité de l’artisanat », simplement parce que les alternatives n’emballent pas les foules. « L’option A, c’est de jouer le front commun, et considérer que tout se passera bien : de la méthode Coué comme l’édition sait si bien la pratiquer. L’option B, en revanche, consiste à voir que les avances faites en 2020 à Reed Expo ne seront pas différées éternellement : comment récupérera-t-on l’argent ? », demande une responsable marketing.
« Personne ne se voile la face : avec le reconfinement qui se profile, à cause du variant britannique, on repart pour quoi, une, deux, trois semaines ? Un mois ? Et au sortir de là, qui aura l’envie de s’enfermer Porte de Versailles ? Ou l’audace ? Qui imaginerait d’ailleurs un salon avec un protocole sanitaire aussi strict qu’on peut le redouter ? »
Quant aux communications rassurantes — ou paniquées, au choix — de l’opérateur Reed, « elles tiennent la route parce que la parole est encore libre. Il s’agit de montrer que tout a été mis en œuvre pour que le salon ait lieu. Cependant, les équipes commerciales nous ont mis sous pression pour qu’en décembre, on confirme. Alors que l’an passé, les paiements s’étaient effectués de janvier pour mars… »
De plus, nul n’imagine qu’en plein reconfinement soit évoquée la manifestation parisienne. « Impossible ! » Et de conclure : « Sans compter que l’état d’urgence a été prolongé jusqu’au 1er juin. Garder espoir, ça tient de la foi, à ce niveau. » Emmanuel Macron est attendu pour une intervention prochaine : le troisième confinement pointe le bout de son nez...
Il se trouve en revanche quelques sages prophètes pour augurer que le sort du SNE, économiquement, n’a rien de si tragique. L’un d’entre eux détaille : « Ils ont changé de date pour tenter de maintenir Livre Paris, comme un gage de bonne volonté. Aujourd’hui, le secteur a peut-être mieux résisté que pans culturels, mais à quel prix ? Comment croire que le ministère de la Culture resterait insensible aux plaintes du SNE ? »
Autrement dit : la rue de Valois remettrait au pot, tout aussi opaquement, pour garantir que, même sans manifestation, l’impact financier soit limité. « Ce serait un casus belli si Roselyne Bachelot n’agissait pas, au nom de l’exception culturelle française, de la loi Lang, du droit d’auteur, et de tout ce qui servira d'excuse. Le ministère de la Culture en France n’abandonnerait certainement pas le syndicat des éditeurs en le laissant se noyer. »
Trop d’économies en jeu, une symbolique toute puissante. « Je ne me figure pas le Bureau du SNE trop inquiet : ce sera une décision gouvernementale, qui ne dépend pas d’eux, mais certainement déjà discutée. Inquiets, non : stoïciens, plutôt. Et le directeur général a d'autres plans. »
Restent alors les chagrins, qui déplorent que le SNE ne se suffise pas à lui-même pour assurer son fonctionnement. Revoir les aspirations à la baisse, revenir à un strict travail de lobbying. « En l’état, l’équilibre économique du syndicat repose sur ceux qui le veulent bien », lance une éditrice dépitée. Avec plus de 1,6 million € de cotisations en 2018, pour plus de 700.000 € de recettes générées par Livre Paris, sur cette même année, on mesure l’impact de l'annulation sur les comptes de 2020 – et a fortiori une seconde année consécutive.
On s’imaginerait à tort que la situation s’enlise dans un drame dickensien, et depuis plusieurs mois, la direction générale du SNE est à l’œuvre, pour garantir la pérennité de la structure. À commencer par un changement de gouvernance, qui, par ruissellement, provoquera des économies. « La question du siège revient depuis un moment : déménager n’est plus une simple option — à moins que les éditeurs du Bureau ne prennent en charge les coûts. » Il paraît que cette idée a fait long feu…
« Changement de local, équipe plus réduite, hausse des cotisations », tout un programme qui se profilerait, ainsi que le possible départ à la retraite de l’actuel directeur général, Pierre Dutilleul. Accompagner le mandat de l'actuel président, et partir serait l'option la plus plausible. Au doigt mouillé, un observateur indique : « Avec 30 % de l’équipe en mois, une baisse de salaire de 30 % également pour le prochain DG et une hausse des cotisations de 10 %, tout devrait rentrer dans l’ordre. » Des estimations qui semblent faire mouche.
À ces hypothèses de travail, certes, récurrentes s'ajoute que le Bureau international de l’édition française, présidé par Antoine Gallimard, “sous-loue” son espace de travail au SNE. En cas de départ, du premier, le second suivrait. Partirait-il de son propre chef ? Nicolas Roche, le directeur, n'aurait pas de projets immédiats allant dans ce sens.
« La question maintenant, il faut la poser au Cercle de la librairie : le SNE et le BIEF rapportent des loyers importants… » Qu’en sera-t-il de la structure qui pilote tout à la fois la base Electre et le journal Livres Hebdo ? Un départ des locataires ? Peut-être pas si vite.
« Ce qui est assuré, c’est qu’une négociation des loyers est en cours avec le bailleur. Si les conditions financières deviennent trop compliquées, alors l’option du départ s’envisage. Mais pour l’heure, le SNE semble décidé à rester en place », indique un voisin. L’idée qu’un créateur de mode installe son quartier général à la place du siège du Syndicat ne fait sourire personne — et ne semble pas non plus être à l’ordre du jour pour le Cercle de la librairie. « Mais comme quantité de structures, il s’agit de trouver comment réduire les coûts en cette période. »
Hélas, aucun des interlocuteurs n'a souhaité nous répondre.
L’Assemblée nationale vient de voter à 164 voix contre 94 en faveur d’une prolongation de l’état d’urgence sanitaire, au 1er juin. Il doit cependant encore faire une navette au Sénat — considérant qu’en cas de désaccord, le Palais Bourbon aura le dernier mot. L’autre chambre, majoritairement à droite, avait en effet demandé que l’état d’urgence soit prolongé uniquement jusqu’au 3 mai. Pour les manifestations, la nouvelle est mauvaise.
crédits photo : Vincent Montagne, président du SNE - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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