Si vous avez déjà acheté de la poésie au format numérique, et à plus forte raison de la poésie en vers, vous vous êtes sans doute rendu compte que les contraintes formelles propres à ce genre littéraire se heurtent aux contraintes techniques de l’ebook. Face à ce constat, les éditeurs de poésie adoptent différentes stratégies, allant de la non-publication de leurs titres en numérique à une réflexion sur la manière dont le numérique peut servir la poésie.
Le 16/02/2021 à 14:46 par Auteur invité
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Publié le :
16/02/2021 à 14:46
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Pour rappel, en 2017, la poésie représentait seulement 0,3 % du chiffre d’affaires du secteur éditorial, ventes numériques comprises. Il s’agit donc d’un marché de niche, souvent considéré comme élitiste, et qui touche un lectorat assez restreint, majoritairement féminin et plutôt âgé, ce qui peut avoir un impact sur les pratiques de lecture et sur la consommation d’ebooks.
Quant à l’édition numérique, celle-ci représente 8,7 % du chiffre d’affaires total de l’édition et seulement 5,2 % des ventes en littérature. Les ventes numériques sont d’autant plus marginales pour la poésie, comme le confirment certains professionnels du livre dont Jean-Pierre Siméon, responsable de la collection poésie de Gallimard, ou encore Ariane Lefauconnier, chargée de communication aux éditions Bruno Doucey. Celle-ci explique notamment qu’il leur est arrivé de faire des opérations blanches pour des titres qu’ils estimaient importants d’avoir en numérique, car représentatifs du catalogue, mais que le lectorat reste quasi inexistant.
C’est d’ailleurs la principale raison pour laquelle les éditeurs de poésie tendent à se détourner du numérique : par exemple, Marion Grody, responsable commerciale du Castor Astral, explique que seuls les recueils de Cécile Coulon sont disponibles en numérique car il s’agit d’une autrice populaire et particulièrement présente sur les réseaux sociaux. De même, les éditeurs de La Contre Allée et de La Peuplade font le choix de publier la partie narrative de leur catalogue, mais pas la poésie, en partie pour des raisons économiques. Il faut également rappeler que la production d’un livre numérique a un coût, en moyenne autour de 300 €, pour un résultat pas toujours au rendez-vous.
Ainsi, Benoît Verhille, des éditions La Contre Allée, revient sur les contraintes techniques qu’implique le numérique et les problèmes de mise en page qui peuvent se rencontrer dans l’édition de poésie. En effet, celui-ci rappelle que le poème, plus encore que la prose, nécessite une maîtrise des blancs qui est difficile en numérique à moins d’avoir recours à un Fixed-Layout, ou mise en page fixe, dans le cas d’un fichier EPUB.
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Au contraire du PDF, l’autre format fixe dont disposent les éditeurs, l’EPUB Fixed-Layout utilise le langage HTML et offre donc les mêmes possibilités qu’un EPUB classique : accessibilité, interactivité, enrichissement audio ou vidéo, système de DRM pour les éditeurs, etc. En revanche, l’utilisateur n’a pas la possibilité de changer la taille ou la police de caractère, ni de régler l’affichage, qui par défaut est en double page.
C’est notamment le choix qui a été fait par les éditeurs de l’Iconopop dont les trois premiers titres incluent une importante iconographie et demandent en ce sens une mise en page particulière. De même, les éditions Bruno Doucey avaient opté pour ce format dans le cas du recueil Auschwitz est mon manteau de Ceija Stojka, un ouvrage en bilingue qui nécessite une mise en page en miroir, avec d’un côté le texte en allemand et de l’autre la traduction en français de François Mathieu. Toutefois, le format n’a pas été jugé convaincant et désormais les ouvrages qui en papier sont bilingues, sont publiés en français en numérique.
À cela vient s’ajouter une certaine idée de la poésie et de ce que peut représenter la lecture d’un poème. En ce sens, Jean-Pierre Siméon explique que, sans être opposé à l’édition numérique de poésie, le poème implique un mode de lecture qui n’a pas d’équivalent. Il s’agit rarement d’une lecture linéaire et suivie, c’est une lecture qui prend place dans le temps et dans l’espace, s’ancrant dans la chair là où le numérique reste selon lui une médiation neutre, voire froide.
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Il y aurait donc une incompatibilité fondamentale entre poésie et numérique, que reflète le désintérêt de certains éditeurs de poésie pour le numérique. Par exemple, Daniel Damart, éditeur du Réalgar, ne cache pas une certaine indifférence, arguant une question de génération ainsi que l’importance de l’objet au-delà du texte, d’autant que les publications du Réalgar sont souvent accompagnées de reproductions de peintures ou de dessins.
Cette importance de l’objet se retrouve également dans le discours d’éditeurs qui mettent le numérique au centre de leur réflexion. Par exemple, Ariane Lefauconnier insiste sur le fait qu’elle adore le livre papier et que fabriquer des beaux objets fait partie du métier d’éditeur. À l’inverse, Guillaume Vissac, éditeur de publie.net, souligne le côté créatif de l’édition numérique et la possibilité de différencier la version papier de la version numérique en fonction des contraintes propres à chaque support.
Selon lui, les éditeurs traditionnels manquent généralement de connaissances autour du numérique.
Bien que le catalogue du Réalgar ne soit pas disponible en numérique, des extraits sont disponibles sur leur site internet via la plateforme Calaméo : une offre intéressante pour un petit éditeur peu présent en librairie et qui pratique la vente par correspondance. Cette dimension promotionnelle ne se retrouve pas chez tous les éditeurs puisque les éditions Bruno Doucey publient en numérique des titres qui ont déjà connu un petit succès en librairie.
Néanmoins, on retrouve un questionnement sur l’accessibilité qui semble être l’un des enjeux du numérique pour l’édition de poésie. Si le numérique ne suffit pas à désacraliser la poésie, comme le souligne Alexandre Bord, éditeur de l’Iconopop, diversifier les supports contribue à la rendre disponible plus facilement. C’est également le point de vue d’Ariane Lefauconnier qui estime que c’est un bon levier, avec des prix souvent moins élevés (autour de 9,99 € pour Bruno Doucey et l’Iconopop, inférieurs à 6 € pour publie.net) et qui explique avoir beaucoup travaillé le numérique pendant le confinement pour que les lecteurs puissent avoir accès à la poésie quand ils en avaient envie, voire quand ils en avaient besoin.
En outre, on constate une hausse du lectorat de poésie pendant les confinements : en temps normal, 4 % des lecteurs affirment lire régulièrement de la poésie contre 7 % pendant les confinements. Ces résultats corroborent le besoin de poésie que peuvent avoir les Français.
À rebours de certains éditeurs traditionnels, Guillaume Vissac considère que le numérique et a fortiori le web sont devenus le lieu des genres littéraires marginaux, souvent hybrides, boudés par l’édition papier. Pour cet aficionado de l’écriture numérique, pour qui écrire un site revient à écrire un poème, le web endosse le rôle qu’avaient autrefois les revues. Son site personnel, vissac.fr, offre un bel exemple de ce que le web peut apporter à la poésie et donne envie de creuser les voies du hasard et de l’aléatoire.
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Concernant publie.net, il explique que le projet est né en 2008 en tant que pure player, c’est-à-dire uniquement en numérique, avant de proposer une offre papier grâce au système d’impression à la demande opéré par Lightning Source France (Hachette). Chaque livre papier est alors doté d’un code permettant d’accéder au fichier numérique. Aujourd’hui, publie.net réalise environ 20 % de ses ventes en numérique, avec un système d’abonnement pour les particuliers et pour les bibliothèques. S’il reconnaît que l’EPUB interopérable impose de nombreuses contraintes, Guillaume Vissac en voit aussi les possibilités.
La maquettiste de publie.net, Roxane Lecomte, fourmille d’idées et il arrive que la version numérique soit différente de la version papier. Par exemple, le livre de Julien Boutonnier, M.E.R.E, apparaît spatialisé dans sa version papier et s’étend ainsi sur 300 pages tandis que la version numérique est davantage compacte, mais enrichie d’un journal d’écriture avec un système de liens internes. L’idée, c’est que le numérique n’est pas là pour remplacer le papier, mais pour explorer d’autres modes de lecture.
En ce sens, le Journal du brise-lames de Juliette Mézenc s’accompagne d’un jeu vidéo. Le texte n’est donc pas le seul horizon du numérique, et des formats audio, vidéo ou encore vidéoludiques sont autant de pistes que les éditeurs de poésie pourront exploiter dans les années à venir. Ariane Lefauconnier explique que l’audio fait partie intégrante des réflexions des éditions Bruno Doucey, tandis qu’un des premiers titres de l’Iconopop est d’ores et déjà disponible sur Lizzie…
De quoi contenter tout le monde puisque Jean-Pierre Siméon estime que la meilleure médiation pour la poésie est le corps et la voix, bien que l’oralité ne soit qu’un seuil précédant la lecture intime, profonde, d’un texte. Quant aux autres formats, Ariane Lefauconnier a également participé à une session vidéoludique organisée par Pan ! 21 et vous pourrez retrouver quelques initiatives à cette adresse.
Par Chloé Martin
Article publié dans le cadre des travaux du master de Villetaneuse, Métiers du livre
illustration © Chloé Martin
1 Commentaire
Claude lababo
05/03/2021 à 21:42
Le livre est très fascinant