Pacôme Thiellement a gagné il y a peu une belle popularité grâce à son histoire personnelle et fascinante de l’Histoire de France, diffusée sur la chaîne Youtube de Blast. En parallèle, il continue son travail d'exégèse, comme il aime à le dire, des artistes qui l’inspire : après David Lynch ou Frank Zappa, le plus méconnu des cinéastes de la Nouvelle Vague, et finalement le plus mystérieux, Jacques Rivette. Ceux qui n’ont vu que La Religieuse n’ont rien vu de lui…
Le 08/06/2024 à 11:00 par Hocine Bouhadjera
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08/06/2024 à 11:00
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ActuaLitté : Avant d’évoquer Jacques Rivette, vous proposez un large préambule sur un des grands sujets de l’époque : le complotisme…
Pacôme Thiellement : Les deux premiers chapitres de mon livre Le Secret de la société servent principalement d'introduction, presque comme de grands résumés des épisodes précédents. Le premier se concentre sur ce que l'on nous dit des théories du complot. Le deuxième aborde les questions d’orientation politique autour de Nietzsche, Balzac et Marx. Ils m’ont semblé essentiels pour aborder l'œuvre de Jacques Rivette de la façon dont j’ai décidé de le faire pour dans ce livre.
Le livre ne serait pas le même sans ces longues réflexions préalables sur les théories du complot et les orientations politiques. Prendre un angle spécifique permet de donner une couleur particulière à la lecture. Mon objectif est de donner une teinte spéciale aux films de Rivette, qui permette de distinguer immédiatement Le Secret de la société d’un livre de cinéphilie ou de critique de cinéma. Je ne suis pas critique de cinéma. Je parle du cinéma de Rivette mais avec un autre angle. Pour pouvoir l’atteindre, j’ai décidé de m’attarder sur une des choses qu’on associe systématiquement aux films de Rivette : la question du complot !
Et c’est en effet très troublant, parce que son cinéma précède de presque 50 ans le moment où les théories du complot deviennent un sujet de société. Mais c’est parce qu'il y a 200 ans d'histoire derrière la question du complotisme, bien qu’elle n’ait pas été traitée par le journalisme à l'époque. Cela m'a captivé parce que c'est un sujet qui revient encore et encore aujourd’hui, et auquel on se trouve forcément confronté à un moment donné. Qui n’a pas été traité de complotiste un jour ou un autre ? Qui n’a pas traité son interlocuteur de complotiste ? Mon idée était donc, plutôt que de considérer cette notion comme évidente, d'en faire une généalogie.
J'ai commencé par lire des textes sur la première grande théorie du complot : celle de l'abbé Barruel après la Révolution française. Barruel pense que la Révolution est le fruit d'un complot fomenté par les Illuminés de Bavière, mais aussi par toute une série de sociétés antichrétiennes, dont les Manichéens menés par Mani ! Et même les cathares. Selon lui, « le premier Jacobin fut un esclave », une phrase que je reprends volontiers, car je la trouve passionnante à plein de niveaux.
Barruel ne cache pas la dimension profondément anti-révolutionnaire de son propos, et c'est quelque chose qui manquait à l'analyse du complotisme. C'est pourquoi j'ai ensuite fait une généalogie des théoriciens du complotisme. Pour des raisons qui tiennent sans doute au fait que politiquement, les complotistes et les anti-complotistes ne sont pas si différents…
Vous montrez que chez les « anti complotistes », ça cite de la même manière Mani…
Pacôme Thiellement : Les deux camps, complotistes et anti-complotistes, citent étonnamment souvent les mêmes sources pour les attaquer (Mani, les hérétiques, les révolutionnaires…), créant une sorte de rivalité pour s'approprier la question de l'histoire. Ceux qui ont élaboré des théories du complot se sont retrouvés exclus de l'histoire et des phénomènes historiques révolutionnaires. Pour les expliquer, l'abbé Barruel invente ce grand complot, recyclant également le vieux complot juif issu de l'antijudaïsme chrétien. Il fait remonter l'origine de ces complots aux hérétiques. Et sa vision du monde a fait long feu. On parle encore aujourd'hui des Illuminati, et il y a toujours des gens pour croire à ces fadaises.
Quand on examine ceux qui s'opposent aux théories du complot, à commencer par Karl Popper après la Seconde Guerre mondiale, avec son ouvrage La Société ouverte et ses ennemis, on découvre des parallèles troublants. Le philosophe propose la première classification des théories du complot et invente même le terme. Cependant, son livre lui-même est rempli de paranoïa, principalement déterminé par sa peur des communistes, évidemment. Mais en le lisant, j'ai trouvé que c'était, avec l’abbé Barruel, un sommet de paranoïa absurde, incroyable, et presque complotiste dans sa manière de voir un combat concerté de tous les philosophes, depuis Platon jusqu’à Marx, contre la démocratie libérale, son idéal. Aristote, Hegel, etc. Il les met tous dans le même panier !
En fin de compte, les adversaires du complotisme ne me semblent pas plus pertinents que les complotistes. Que ce soient les démocrates libéraux qui veulent conserver le pouvoir ou les complotistes qui veulent le prendre, leur idéal de vie proposé n'est pas très intéressant. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de gens qui veulent le pouvoir, ni plus ni moins.
On passe alors du complot aux deux grandes influences de l’époque selon vous : Marx et Nietzsche.
Pacôme Thiellement : Je propose une division des orientations philosophico-politiques d'après-guerre entre, d’un côté, les marxistes de droite et, de l’autre, les nietzschéens de gauche. Les premiers sont des égalitaristes conservateurs, et les seconds des aristocrates exotiques. C’est évidemment à prendre avec ironie, cette « nouvelle division » des forces intellectuelles françaises..Vouloir expliquer le monde, diviser les humains, etc. est toujours un gag, une blague. Ce moment du livre fait partie de ce gag, même si, dans le fond, c’est une idée sérieuse.
L'interprétation du monde de Karl Marx s'est concentrée sur la question du partage de la richesse, sans remettre en cause la valeur de cette richesse. C'est là sa limite. Marx n'a pas remis en cause la productivité, et donc la poursuite d'une exploitation qui épuise la terre en produisant de la camelote. Il prône simplement un meilleur partage.
C'est là que Nietzsche devient intéressant. Son apport réside dans l'interrogation sur ce que fait la richesse. Le concept du surhomme est particulièrement intéressant. Ce n'est pas un homme qui va diriger les autres, mais quelqu'un qui va assumer une vie tragique. Mais dans l’Individualisme de sa proposition réside sa limite, car elle ne prend pas en compte la question sociale.
Ainsi, on se retrouve avec des marxistes de droite, extrêmement conservateurs, sans aucune fantaisie et avec une vision étriquée de ce que devrait être la société. Les nietzschéens, en revanche, sont beaucoup plus flamboyants, mais ils ignorent totalement les questions de la pauvreté et de la misère croissante de la plupart des gens.
Je ne prétends pas trouver une solution qu'ils n'ont pas trouvée, évidemment, mais je m'intéresse aux angles morts de leurs propositions à l'aune d'aujourd'hui, où aucune de ces idées n'a vraiment triomphé et où nous nous trouvons dans une situation terrible. Ces premiers chapitres proposent des généalogies que l'on peut interpréter à la lumière de notre époque.
Avant d’atteindre Jacques Rivette, il faut encore passer par Honoré de Balzac.
Pacôme Thiellement : J’ai découvert L'Histoire des Treize grâce à Rivette, série de trois romans de jeunesse de Balzac qui font partie de sa Comédie humaine. Balzac y décrit un groupe secret de treize hommes, prétendument maîtres de Paris, mais les récits révèlent leurs échecs tragi-comiques. Par exemple, leurs tentatives de sauver une jeune fille ou de séduire une femme se soldent par des désastres. Cependant, le troisième livre, La Fille aux yeux d'or, m'a captivé par les premières pages qui anticipent des concepts de Freud et Marx sur les pulsions et l'économie. Cette lecture m'a convaincu que l'important n'est pas les convictions déclarées d'un penseur, mais les interprétations créatives que l'on peut en faire.
Et on peut dire la même chose pour les penseurs eux-mêmes. L’important n’est pas où ils situent leur propre pensée, mais où celle-ci peut-elle nous emmener. C’est pourquoi les penseurs français de gauche de l’après-guerre, comme Foucault ou Deleuze, ont pu avoir besoin d’un homme très marqué à droite comme Nietzsche (opposé à la révolution ou à la Commune) pour répondre aux marxistes de leur temps, dont la plupart étaient staliniens. Etc. Etc.
Tout cela semble nous emmener loin de Rivette, et pourtant, j’ai dû passer par ce long labyrinthe pour aborder son cinéma. Un cinéma qui, selon moi, peut réellement changer le monde.
On arrive à l’oeuvre de Jacques Rivette en tant que telle : pourquoi ce cinéaste plutôt qu’un autre ?
Pacôme Thiellement : J'avais 17 ans quand j'ai demandé à ma mère quels étaient les films les plus étranges qu'elle avait vus : elle m'a cité L'Heure du loup d’Ingmar Bergman, Rosemary's Baby de Roman Polanski si je me souviens bien, et Céline et Julie vont en bateau. Ce dernier passait sur Ciné Cinéma sur le câble ; je l'ai enregistré et visionné, et cela m'a profondément marqué. Poussé par cette première expérience, j'ai ensuite cherché à voir d'autres films de Rivette, L'Amour par terre et La Bande des Quatre, qui m'ont tout autant fasciné, suivis par Out 1. Pourquoi je lui dédie un livre seulement maintenant ? Je ne saurais dire, certaines choses s'imposent à vous naturellement. J'avais l'envie de le faire, mais pendant longtemps, je ne me sentais pas prêt.
J'avais aussi envie d'écrire un livre sur la politique, mais ce n'est pas simple, car je ne suis pas naturellement un être politique. Toute forme de proposition collective ne me convient jamais complètement. Je ne suis pas la bonne personne pour ça. Je n'ai pas de solutions à offrir. J'essaye simplement de proposer des déplacements de regard, de voir les choses autrement, parce que ces questions me touchent personnellement.
Nous vivons une époque où l'Europe est en train de basculer dans le fascisme à une vitesse alarmante, où la France elle-même, se trouvant dans une situation de précarité sociale croissante, est de plus en plus prête à écouter des propositions politiques injustes et bêtes, où la soumission au capitalisme se voit compensée par la recherche de boucs-émissaires venus des pans les plus défavorisés de la population. Pour toutes ces raisons, l'urgence s'est imposée à moi. Cela m'a pris plusieurs années, mais j'ai finalement décidé de plonger dans ce sujet.
Je me suis dit que j'allais le faire avec Rivette. Depuis ma jeunesse, c'est lui qui m'a donné le plus d'intuitions politiques à travers ses films. Ses œuvres m'ont toujours inspiré et m'ont offert une perspective unique sur le monde. C'est une approche subjective d'un aspect de son cinéma. Ce qui est intéressant chez le cinéaste, c'est sa singularité : il a inscrit dans son cinéma la disparition du metteur en scène démiurge. Inspiré par Jean Renoir et un peu par Jean Rouch, il pousse ce modèle encore plus loin en adoptant une posture de réalisateur endormi, laissant une grande liberté à ses acteurs pour élaborer leurs personnages. Cette méthode inclut une dimension d'improvisation, une écriture collective et complexe. Le film s'écrit pendant qu'il se tourne, ce qui crée un objet très bizarre pour le spectateur.
Peut-on dire que Jacques Rivette est un anti-naturaliste ?
Pacôme Thiellement : Rivette a une manière unique de diriger ses acteurs, les laissant inventer leurs personnages, même lorsqu'ils jouent des acteurs en répétition, ce qui fusionne documentaire et fiction et empêche de penser que le réalisateur détient un savoir absolu. Ce processus donne au spectateur une liberté d'interprétation exceptionnelle. Personnellement, je trouve que cela rend mon expérience de visionnage très active, surtout dans des films comme Céline et Julie vont en bateau, où les personnages principaux deviennent des observatrices d'une tragédie récurrente : le sacrifice de l'innocence nécessaire à la survie de la société, un thème aussi traité par Renoir dans La Règle du jeu.
Ce qui se passe dans Céline et Julie vont en bateau est par ailleurs révolutionnaire. Les deux protagonistes, une bibliothécaire et une illusionniste, construisent une histoire qui n’avait encore jamais été explorée au cinéma : une véritable amitié entre deux femmes. Une figure quasiment interdite par les normes cinématographiques de l'époque et même longtemps après. Le film anticipe de 20 ans le test dit d’Alison Bechdel, qui évalue si un film contient des conversations entre femmes qui ne tournent pas autour d'un homme. Très peu de films passent ce test… Les deux protagonistes du film de Rivette prononcent cette phrase : « Cette fois, ça ne se passera pas comme ça, pas comme les autres fois. »
Et c’est ce qui s’est passé, au moins pour une des deux actrices et co-scénaristes du film, la géniale Juliet Berto. Comme elle le dit elle-même : ayant « appris auprès de ses deux maîtres, le "savant fou" Godard et le "dernier samouraï" Rivette », elle a « embrassé sa créativité », publié des textes d’une poésie folle, un livre, La fille aux talons d’argile et enfin réalisé trois films totalement visionnaires : Neige, Cap Canaille, et Havre. Le premier, en 1981, évoque la gentrification, le deuxième, dès 1982, des incendies de forêt orchestrés pour des projets immobiliers dans le Var, et le dernier, en 1986, s'attaque déjà aux thèmes des nouveaux masculinistes, des incels, des racialistes, le tout dans une narration novatrice.
Comment le travail de Jacques Rivette reflète-t-il les tensions politiques et sociales de son temps ?
Pacôme Thiellement : Après des années 70 marquées par une crise des espoirs, Jacques Rivette revient en 1980 avec Le Pont du Nord, sorte de spin-off de La Troisième Génération de Fassbinder. Il y reprend un personnage incarné par Bulle Ogier dans le film de l’Allemand, et lui donne une suite. D’ailleurs, Fassbinder a plusieurs fois mentionné Rivette, le comparant à Fellini. Selon moi, le cinéaste allemand raconte des mondes mentaux, rendus réels par la psychologie profonde de ses personnages, dont les interactions brutales dépeignent une réalité plus crue que le naturalisme pourrait le faire.
Pour revenir à Rivette, il redéfinit donc son cinéma dans les années 80 avec Le Pont du Nord donc, qui analyse la société, les forces de l'ordre, et les tumultueuses années 70. Après Le Pont du Nord, La Bande des Quatre marque une véritable réinvention de son style. Il y développe son principe des actrices qui créent leurs personnages en collaboration avec les scénaristes, Pascal Bonitzer et Christine Laurent. Les dialogues sont écrits durant le tournage. Ce processus tendu d'écriture implique la répétition d'une pièce qui ne sera jamais jouée, grande intuition poétique et politique de Rivette. Cette méthode révolutionne notre regard sur le cinéma en valorisant le processus de création plutôt que le résultat final, un changement qui résonne également dans notre perception de l’impuissance politique : nous avons souvent l'impression d'essayer sans obtenir de résultats, mais le cinéma de Rivette nous montre qu'il y a de la valeur dans l'acte même de l'essai, indépendamment de son issue.
Dans mes récentes lectures, j’ai redécouvert une facette de Gérard de Nerval que je n’avais jamais vraiment perçue auparavant, malgré qu'il soit mon écrivain préféré. Un de ses récits les plus narratifs, Angélique, dans Les Filles du Feu, se déroule après la Révolution de 1830 auquel il a participé et dont il est ressorti amère.
Dans la région qu’il chérit tant, entre Senlis et Ermenonville. Il rencontre un paysan avec qui il se rend au tombeau de Jean-Jacques Rousseau. En chemin, ils passent devant une maison où, selon le paysan qui mélange plusieurs époques historiques distinctes, le philosophe venait jouer de la guitare chaque soir pour Gabrielle d’Estrées, la maîtresse d’Henri IV, avant que le roi ne le fasse exécuter pour cela. Gérard de Nerval ne se formalise pas de l’anachronisme et rattache cette vision du paysan au fait que Rousseau avait refusé la pension du roi Louis XV, Et ll commente : « Il y a plus de vérité qu’on le croit dans ce récit : en refusant la pension du roi, Rousseau a ruiné tout l'édifice. Aujourd'hui, il se maintient seul debout au-dessus des ruines. »
Pour Nerval, le geste de Rousseau représente une forme de magie politique. Il voit en cela la démystification du pouvoir monarchique. Si un simple citoyen peut refuser cette pension, alors elle perd toute valeur, signalant que l'époque du roi est révolue. Nerval, présent lors de la révolution de 1830 mais absent en 1848, semble constamment attendre des gestes similaires qui pourraient déclencher des changements radicaux.
En observant le cinéma de Rivette à travers une perspective nervalienne, je me penche sur Out 1, son film de 1971, post-Mai 68, où il dépeint deux marginaux interprétés par Jean-Pierre Léaud et Juliet Berto, l'un mendiant et l'autre petite voleuse. Ils se lancent dans une enquête sur un groupe secret, ressemblant aux XIII de Balzac, avec l'intention de prendre le contrôle de Paris. Les membres de ce groupe sont issus de la grande bourgeoisie de gauche de l'époque : un intellectuel, une avocate, des metteurs en scène de théâtre... Des gens qui avaient un projet révolutionnaire mais qui ne l'ont jamais concrétisé. Ce film me révèle un parallèle frappant avec La Règle du jeu de Renoir, où il est exposé que la grande bourgeoisie progressiste est incapable de stopper les processus fascistes. Comme dans l'œuvre de ce dernier, le film de Jacques Rivette montre que pour maintenir ses privilèges de classe, cette bourgeoisie doit accepter le sacrifice d'innocents et la continuation d'un ordre corrompu.
Ce que je vois dans Out 1, c'est la représentation des anciens soixante-huitards qui finissent par s'accommoder à la perpétuation de l'ordre bourgeois, tandis que les marginaux continuent à en payer le prix, en tant que véritables victimes de l'histoire.
Le cinéma de Rivette possède par ailleurs une forte dimension féministe, voire sororale.
Pacôme Thiellement : Il y a quelque chose de particulièrement captivant dans l'ouverture que permet le cinéma de Rivette, une ouverture telle qu'elle empêche même d'interroger les motivations du réalisateur. Dans La Bande des Quatre, Cécile, l'un des personnages les plus fascinants du film, jouée par la génialissime Nathalie Richard, exprime cette idée parfaitement : « On se pose des questions parce qu'il y a un mystère, mais le mystère ne s'explique pas, on l'a ou on ne l'a pas. » Rivette, c'est exactement ça : son cinéma possède ce mystère. En m'y plongeant, je découvre un foisonnement de thèmes qui continuent de résonner avec le présent, à l'instar de la carte « ancienne mais toujours actuelle » que présente Hawk au Shérif Truman dans la saison 3 de Twin Peaks. Son œuvre agit comme une cartographie vivante de la société française, explorant des thèmes comme les conspirations, l'impuissance politique, le terrorisme, la réinvention des forces de police, et aussi les dynamiques du féminisme et de la sororité.
Et là où il a, selon moi, encore le plus à nous apprendre, c'est sur la question de l'acte indépendamment de son fruit — une réflexion sur l'importance des actions en elles-mêmes, plutôt que sur leurs résultats. Ce concept me semble essentiel pour comprendre non seulement son œuvre mais aussi notre rapport au monde actuel.
Autre exemple : en reprenant la figure de Jeanne d'Arc, Rivette explore le thème d'une jeune femme qui atteint ses objectifs sans être présente pour voir les fruits de ses actions, agissant sans aucune assurance stratégique de succès. Cela illustre parfaitement l'idée du droit imprescriptible d'agir indépendamment des circonstances. Il raconte des histoires de personnes qui accomplissent des actes dont les conséquences se déploieront dans l'avenir, sans qu'ils puissent en être témoins, une idée qui vient de très loin, et dont on peut trouver une expression dans la Bhagavad-Gita par exemple. Dans La Belle Noiseuse, ce principe est symbolisé par le fait que le tableau final n'est jamais montré à l'écran. Tout le long du film on assiste à son exécution, mais à la fin, il nous reste caché. Toujours l'importance du secret.
Jacques Rivette serait donc un poète visionnaire, comme l’a défini Roger Gilbert-Lecomte ?
Pacôme Thiellement : Roger Gilbert-Lecomte a essayé de définir le rôle des poètes visionnaires : sauver ce qui a été considéré comme des scories des temps pré-scientifiques. Sauver dans l’alchimie ce qui a été évacué pour ne garder que la chimie, la même chose pour l'astrologie par rapport à l’astronomie etc. Les poètes visionnaires, en gros, ce sont des auteurs comme Nerval, Blake, Novalis, Edgar Poe, Baudelaire, Rimbaud, Artaud, Gilbert-Lecomte lui-même… Et Colette Thomas évidemment, la poétesse du Testament de la Fille Morte. Toutes leurs paroles sont toujours pertinentes, à toutes les époques, autrement, à chaque fois, mais ils ne cessent de faire “sens”. C’est à nous d’apprendre à les écouter, toujours un peu plus, un peu mieux. Ce sont des poètes qui m’obsèdent mais dont je me dis toujours : je n’ai pas encore commencé à les entendre, il faut que je m’applique à les entendre autrement. Dans le cinéma de Rivette, je vois quelque chose de ce type de poésie.
Dans mes différents livres, je cherche toujours à interroger des pensées de poètes ou de figures de visionnaires, et en proposer une nouvelle exégèse. Présenter mes hypothèses, à chaque fois, qui valent ce qu’elles valent... Je regarde des films, je lis des livres, et parfois je me dis, ça me parle, mais pourquoi ça me parle ? Alors je creuse pour essayer de voir en quoi et contre quoi ils officient comme des contre-sorts.
Les films de Rivette peuvent sembler intimidants au premier abord, avec leurs durées de 4, 8, ou même 13 heures, et leurs scénarios et dialogues élaborés pendant le tournage. J’encourage à faire le test et à voir comment un de ces films peut transformer votre rapport au monde. Ma vie ne serait pas la même sans son cinéma. Depuis mes premiers livres, où j'abordais son cinéma en filigrane sans en faire mon sujet principal, et maintenant que j'ai franchi le pas, je réalise à quel point il a influencé ma manière de percevoir les choses.
Le cinéma de Rivette m'a appris à apprécier les actes indépendamment des conséquences que j'imagine sur le moment. Il m'a enseigné à ne pas chercher à comprendre immédiatement, mais à me laisser aller et à cesser de juger les actes sur leurs conséquences apparentes. Enfin à rentrer à l’intérieur des choses. A l’intérieur de leur temporalité la plus lente. Il faut être patient. Être à l’écoute. La vision et la révision de ses films, encore et encore, a officié sur moi comme un Yoga de spectateur. Il m’a appris à voir et à écouter autrement.
À LIRE - Pacôme Thiellement et les 7 poètes de Paris
Enfin, c’est une idée très mystérieuse que son cinéma m’a apportée. Celle que si un acte est réalisé en conscience, ses conséquences seront nécessairement invisibles. Si elles sont visibles, c'est que ce n'était peut-être pas un acte si profond. C'est une règle étrange du monde : ce que tu vois, ce n’est pas ce que tu fais. Ce que tu fais vraiment, tu ne le vois jamais. Débrouille-toi avec ça !
Crédits photo : Arnaud Baumann / Raphael Van Sitteren (CC BY-SA 4.0)
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 06/03/2024
409 pages
Presses Universitaires de France - PUF
24,00 €
1 Commentaire
Marie
10/06/2024 à 08:56
Pas encore passé "à la casserole" des féministes pour harcèlement de quelconque ordre?" Etonnant non?" eût dit P. Desproges. C'est vrai que ses films sont "intimidants", le mot juste. Pas tous, mais je n'aime pas trop "me prendre la tête" dans les salles obscures.