La seconde phase est enclenchée pour le groupe aux 54 maisons d'édition, de même que pour Gala : la vente. Propriétés de Vivendi, qui doit impérativement s'en défaire pour respecter les engagements pris auprès de la Commission européenne. Sans ces cessions, l’OPA tant désirée sur Lagardère faisait long feu. Reste que l’examen des candidatures n'a rien de la promenade de santé…
Le 12/07/2023 à 18:13 par Nicolas Gary
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12/07/2023 à 18:13
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En donnant son feu vert, Bruxelles a déclenché un protocole stricte interdisant tout échange d'information et d'influence entre Vivendi et Editis. Une mandataire a été nommé pour assurer la séparation des activités et un gestionnaire intervient pour gérer Editis en tant que société indépendante.
Si ce dernier constate une violation de la ligne rouge par Vivendi, il aura pour mission d'alerter la Commission, notamment dans le cas où des informations relatives à Editis seraient utilisées de manière préjudiciable. Or, depuis le 15 juin, les régulateurs de Bruxelles ont ouvert une enquête, soupçonnant que les troupes aient déjà pris le contrôle de Lagardère, trop hâtivement.
La pratique, connue sous le nom de "gun jumping", avait déjà conduit à une enquête initiée en janvier dernier – la CE n'avait alors rien tranché. En cas d'infraction, une amende pouvant atteindre jusqu'à 10 % du chiffre d'affaires global du groupe est encourue.
Fait intéressant : cette nouvelle procédure a débuté exactement une semaine après que l'UE a autorisé l'OPA, sous conditions. Cependant, cette procédure d'infraction est traitée indépendamment des questions de concurrence. D'un côté, on surveille toute prise de contrôle anticipée, de l'autre des indélicatesse vis-à-vis de l'ancienne entité.
Dans le même ordre d'idée et jusqu'à la fin de la transaction, une interdiction formelle est imposée aux candidats à la reprise d'Editis et de Gala : gare à ne pas interférer dans la gestion des entreprises ou d'accéder à des informations confidentielles. Le groupe IMI, filiale de CMI France, et Figaro rongent leur frein...
Ces délais alimentent les inquiétudes formulées par les salariés d'Editis : quel sera l’impact de la reprise en matière d’emploi ? Si Denis Olivennes, représentant de Daniel Kretinsky, a rendu visite aux différentes structures, sa réponse fut récurrente : pas d’engagement tant que l’on n’a pas « les clés de la maison ».
« Il n’y a pas de délai précis pour approuver un acquéreur », confirmait dernièrement la CE à ActuaLitté. Sans aucune contrainte de temps pour éplucher les dossiers — tant celui de CMI France/Kretinsky que Figaro —, les autorités entendent étudier l'ensemble avec soin.
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En revanche, Yannick Bolloré n’ignore pas l’épée de Damoclès au-dessus de sa société : « Vivendi a l’obligation de mettre en œuvre les engagements qu’il a souscrits », nous explique Bruxelles. « En particulier, Vivendi ne pourra réaliser l’acquisition de Lagardère qu’après que la Commission aura agréé un acquéreur approprié pour les actifs à céder. »
Un observateur s’interroge : les structures éditoriales sont-elles bloquées ? « Les affaires courantes se poursuivent, mais pour de plus grands projets, des développements – le rachat d’Humensis, pourquoi pas ? –, qui est autorisé à prendre des décisions ? »
Pour Hachette Livre, le modus operandi (ou Vivendi, donc) serait inchangé jusqu’à fin octobre — avec interdiction de contacts sous peine de gun jumping. « Un dossier de la taille d’Humensis serait examinable, sans nécessairement devoir attendre la prise de contrôle effective », nuance un proche du dossier. Selon toute vraisemblance, Scor attendra plutôt septembre ou octobre avant de mettre en vente, la question ne se poserait donc pas. Pour Editis, en revanche, c'est plus compliqué.
Orelsan le dit fort bien : quel scénario attend les salariés concernés au terme de cette phase 2 ? Le premier tient en peu de mots : la Commission valide les acquéreurs et tout le monde vaquera paisiblement à ses occupations. Idéal.
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« Il importe surtout que la Commission n’envisage pas une phase supplémentaire, en exprimant encore », grince-t-on à la direction de l'avenue de France. Lors d’un CSE de mai dernier, la directrice générale Michèle Benbunan abondait : « Moins on attend et moins on réveillera des envies de certains de pouvoir postuler. Nous savons très bien que tous ceux qui pourraient postuler en plus remettraient une pièce dans la machine, parce qu’il y aurait une étude concurrentielle. »
Le deuxième scénario s’avère plus embêtant : un seul des deux projets est retenu. On repart donc pour un tour jusqu’à trouver un opérateur qui réussisse l’examen européen.
Le troisième revient à envisager le pire : aucun repreneur n’est validé, retour à la case départ, trouver de nouveaux candidats, les faire valider, etc. Et dans l'intervalle, l’OPA est gelée, Vivendi ne possède pas vraiment Lagardère et Editis s'installe dans un entre-deux inconfortable. Un point dont la CE se désintéresse totalement : « D'une certaine manière, oui, ils s'en lavent les mains : ils donnent les règles et la finalité, les moyens ne les concernent pas. Charge à Vivendi de se débrouiller pour céder ses actifs », note un avocat d'affaires.
Peut-être pas avec autant de désinvolture que Ponce Pilate : « Nous veillons à ce que la période intérimaire avant la cession soit la plus courte possible afin de limiter les incertitudes pour les actifs cédés », nous rétorque la CE.
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Au fin du fin, le contrôle de Lagardère échapperait-il à Vivendi ? L’hypothèse n’a rien de fantaisiste, car tout porte à croire que jamais, du moins rarement, la Commission n'a traité un dossier si alambiqué. « Vivendi a tenté un passage en force, peu précautionneux, avant de reculer à son corps défendant, avec résignation et acte de contrition. Si l’examen global prend du temps, cela tient avant tout à ce qu’ils ont mis la charrue avant les bœufs », déplore un banquier d’affaires. « D’ordinaire, on vend, on prend attache avec les autorités, et l’OPA intervient ensuite. La CE examine alors la situation, avec bien moins de difficultés. Ils n’ont tout bonnement rien fait dans l’ordre. »
Au risque qu'un jour ou l'autre, les actionnaires Vivendi se rebiffent et demandent des comptes sur ces méthodes et leurs conséquences ? « Tout est envisageable... »
Hachette échappant à Vivendi, certains en rêvent. Ni la Commission ni Vivendi ne s’étendent sur le sujet, et pour cause. La mise en œuvre des remèdes relève de la condition sine qua non : pas de ventes, pas de Lagardère.Si personne ne trouve grâce aux yeux des autorités européennes, point d'OPA. « Probabilité infinitésimale, même si l'éventualité que tout capote existe », répond-on.
Certes. Toutefois, Bruxelles a dans sa besace des outils pour l’éviter. En ultime recours, la CE nommerait en effet un mandataire avec mission de trouver un acquéreur — sans prix minimum. L'option n'emballe pas des masses, chez Vivendi. Suivant un cahier des charges et des consignes, il informera mensuellement Bruxelles de ses prospections. Quitte à poster une annonce sur Le Bon Coin ou eBay.
Ce système n'a rien de singulier : le droit français dispose d'articles similaires (Art. 872 à 876-1 du Code de procédure civile), encadrant de telles situations. Passé un certain stade, les transactions auront logiquement lieu, à la nuance près que l’OPA demeurerait suspendue durant toute cette période.
Revenant à des aspects plus concrets, et se délectant toujours des histoires qui se murmurent dans le Landerneau, l’édition française s’interroge. Quand tout sera résolu, qui à la tête d'Editis ? Le patron d'Albin Michel, Gilles Haéri, fut approché et déclina poliment : pourquoi quitter la maison, quand Marc Levy et Tatiana de Rosnay y sont pressentis ?
Catherine Lucet, ex-présidente de la branche Education et référence d’Editis, partie en octobre 2022, serait pressentie. Ou encore Vincent Barbare, patron d’Edi8, qui a pris la succession de la première. Plus récemment encore, un certain Olivier Nora, actuel dirigeant de Grasset, compterait parmi les possibilités sérieusement évoquées. « Crédible, bien qu’il n’ait pas tenu la corde », évalue un observateur. « Olivennes et lui sont amis depuis une trentaine d’années ou plus, mais de là à travailler ensemble… »
Voilà le noeud gordien : frappé d'opprobre jusqu’au sein du bureau du SNE, Editis passa plus souvent qu'à son tour sous les fourches caudines, au seul prétexte d'être propriété de Vincent Bolloré. Même cause, même conséquence pour Hachette Livre ? Plusieurs auteurs ont déjà quitté le navire, tant chez Stock que Grasset — et se retrouvent chez Albin Michel…
En outre, Grasset compte une farouche opposante à l’empire Bolloré : Virginie Despentes. En janvier 2022, à la seule idée que Vivendi s’approprie son éditeur, elle se révoltait dans les colonnes de Libération. « C’est très facile de faire disparaître des auteurs. Si Bolloré place un type d’extrême droite à la tête des maisons d’édition qu’il rachète, tout ce qu’on a écrit précédemment appartient à Vincent Bolloré. Et une partie du catalogue peut être effacée par pure idéologie : les études de genre, les essais féministes, antiracistes, la philo… Voir des livres enterrés vivants, c’est une idée insupportable. »
Peu de temps après, en mars, elle dévoilait la création de sa propre maison d’édition avec la réalisatrice Axelle Le Dauphin, La Légende éditions, sous forme associative. Le diffuseur-distributeur de sa propre maison n’a pas été dévoilé — nous attendons des précisions de Hachette, qui serait le partenaire naturel. L'ancienne jurée du Goncourt aurait tôt fait de se raviser en apercevant le pavillon breton de Bolloré.
Entre temps, la romancière (également réalisatrice), avait signé l’appel #StopBolloré dégainé en février 2022. Et adhérait pleinement à cette conclusion : « L’empire Bolloré est cette entreprise visant à utiliser le pouvoir économique, pour asservir l’information, en vue d’acquérir le pouvoir politique et d’instaurer une hégémonie liberticide et antidémocratique. » Cher connard, qu’elle publia en août 2022, a réalisé 239.626 ventes (donnée : Edistat — Ndlr : le poche sortira en ce 23 août). L’imagine-t-on rester chez son éditeur à l’avenir ?
« L’un des cruels manques d’Editis, ce sont les prix littéraires : rares, trop rares », pointe un éditeur du groupe. « Olivier Nora compte parmi les très grands noms de l’industrie, passé par Calmann-Lévy, Grasset depuis plus de vingt ans et la direction de Fayard entre-temps : un pareil transfert opérerait comme un catalyseur, pour l’image d’Editis. Olivennes ne peut l’ignorer. » Qu’à la fuite d’auteurs s’ajoute celle d’éditeurs, et Vivendi posséderait une coquille sinon vide, du moins vidée de sens…
Or, le candidat IMI a interdiction de mettre le nez dans les classeurs et fichiers Excel d’Editis, pas de réfléchir à l’avenir. Lors d’un CSE en mai dernier, Denis Olivennes posait quelques bases du projet : étendre le périmètre d’Editis.
« Il se trouve que nous allons arriver dans une conjoncture où beaucoup de maisons, pour des raisons qui tiennent à la biologie de leurs fondateurs ou de leurs managers, sont à un moment de choix pour elles. C’est une bonne occasion pour nous, éventuellement, de leur offrir des solutions d’avenir. »
Denis Olivennes — CSE Editis, 23 mai 2023
Reprise dans la presse, la phrase déclencha ires et fous rires, détournant l’attention du propos : « Nous sommes plutôt dans cette logique de croissance externe que d’attrition », concluait le président du Conseil de surveillance de CMI France. Bien qu’aucun business plan n’a été communiqué, la stratégie est limpide : recruter, aussi bien des auteurs que des éditeurs, ainsi que des maisons partenaires pour alimenter Interforum, la filiale de diffusion-distribution.
La structure supporterait un, ou plusieurs entrants, à la concurrence de 100 millions €. De quoi atteindre un CA de 950 millions € pour Editis. D’ailleurs, malgré la perte de La Martinière Groupe, Interfo a su recruter plusieurs têtes d’affiche — Joël Dicker, Antoine Dole ou encore Éric Zemmour.
Des maisons d’édition à vendre, il s'en trouve certainement. Le cas Humensis en donne un exemple : nul ne dit que Hachette Livre s’y intéresse. En revanche, pas besoin de l’autorisation de Vivendi — qui n’a pas le droit de la donner. Côté Editis, la situation est plus tendue.
Un récent rapport du cabinet Secafi évaluait que la structure financière et sa capacité d’autofinancement maintiendraient les investissements pour la croissance organique. « Pour les acquisitions externes, le groupe devra se tourner vers son actionnaire afin de limiter le recours à l’endettement et éviter de déséquilibrer son bilan. » IMI aurait donc à racheter et fusionner avec Editis par la suite, dans la perspective de développement selon Denis Olivennes.
Mais le président voyait-il plus loin, avec la cession d'Actes Sud qui se profilerait ? Voici bien un acteur de l’édition qui parachèverait le Grand Œuvre ouvrant la porte aux prix littéraires et une nouvelle dimension. Saupoudrez, allègrement, d’auteurs des maisons Hachette mécontents du nouvel actionnaire : servez glacé.
La recette de la vengeance, dit-on…
ActuaLitté est allé un peu trop vite en besogne, en suggérant que la maison d’édition basée à Arles serait mise en vente. Bien au contraire, confirme Actes Sud : non seulement aucun projet de cession n’est à ce jour à l’oeuvre, mais la structure se tourne résolument vers l’avenir, en toute indépendance.
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
1 Commentaire
Garrulitté
28/08/2023 à 16:55
Un joli article bien salé :) Merci pour votre travail :))