Le marché du livre d’occasion fait pousser des soupirs désabusés aux organisations d’auteurs depuis bien longtemps. C’est pourtant en toute légalité que l’acheteur de livre papier peut revendre on exemplaire. Il existerait en revanche un autre marché, navigant dans une zone grise nettement plus contestable, installé sur le net français : celui des épreuves non corrigées. Des textes et des ouvrages non-commercialisables, mais qui servent aux éditeurs à faire connaître leurs publications très en amont…
Le 31/08/2021 à 13:04 par Nicolas Gary
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Publié le :
31/08/2021 à 13:04
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Les éditions Sonatine avaient eu cette définition claire, permettant au profane de comprendre ce que sont ces fameux faux vrais-livres : « Les épreuves non corrigées sont des livres “bruts”, dont le texte demande encore quelques modifications. Nous les envoyons en amont aux journalistes, aux libraires et aux blogueurs pour qu’ils puissent les découvrir en exclusivité. » Une exclusivité qui a un coût — faussement supposé moindre que celui de l’envoi de livres achevés —, et permet de répondre à une nécessité de communication auprès des prescripteurs.
Dernièrement, le Wall Street Journal avait mené l’enquête sur ces étonnantes transactions constatées – parfois à des prix exorbitants. Qu’en est-il en France ?
La rentrée littéraire a pris ses quartiers dans les librairies de France, les épreuves ne répondent à aucune temporalité : elles interviennent tout au long de l’année. Cependant cette période de fin d'été induit une augmentation des jeux d'épreuves. Stephen Carrière, directeur de la maison Anne Carrière, s'en explique : « Pour les éditeurs littéraires, la nécessité de prendre part aux prix – donc de faire parvenir aux jurés des livres – autant que les sélections de rentrée des grandes surfaces culturelles a une incidence sur les tirages d'épreuves. »
S'ajoutent en effet aux documents fournis à la presse et aux librairies, bien en amont de la mise en vente des ouvrages, dans leur forme définitive, ces jeux d'épreuves. « On aboutit à parfois 600, voire 800 exemplaires en épreuves non corrigées, dont 200 voire 300 sont destinées aux jurys des prix et à Fnac, Cultura, etc. », indique une éditrice indépendante. Quant à la valeur de ce stock surnuméraire autant que circonstanciel, on lui attribuerait à tort un moindre coût.
INTERNET: Des escrocs voleurs de livres encore non publiés
La production d’épreuves varie d'abord suivant les structures : Sophie Charnavel, directrice de Robert Laffont, évoque plutôt « une trentaine, voire une soixantaine d’exemplaires, suivant les titres ». Et par-delà l’austérité de ces livres, « se cache un coût financier qui découle de nombreux facteurs. Dans tous les cas, l’idée d’un produit low-cost qui découle de leur apparence grossière est erronée », poursuit-elle.
« Sur une impression normale, le prix unitaire de production du livre diminue du fait du volume. Sur des jeux d’épreuves, cet effet de masse n’existe pas : oui, elles peuvent coûter plus cher, dans certains cas. »
Mais l'autre versant économique, plus insidieux, réside dans le temps passé à faire les enveloppes, doublé des frais postaux pour les envois. Les solutions déployées par La Poste. L'offre Frequenceo Editeurs mise en place depuis mai 2016 a permis de rendre la douloureuse moins pénible. Pour autant, les dépenses liées demeurent, et sujettes aux variables évoquées.
En 2020, le Syndicat national de l’édition indiquait que le tirage moyen des nouveautés présentait une « baisse constante depuis plusieurs années ». Manifestement pas que sur ces dernières, puisqu’en 2018/2019, on affichait 4732 exemplaires en moyenne (en recul de 5,3 %), contre 8961 exemplaires, en 2007/2008, toujours d’après les éléments du SNE. Il en va de même pour les épreuves, dont toutes les maisons tentent de faire l'économie, suivant des stratégies propres.
« Je dis souvent aux auteurs : “Conservez un exemplaire des épreuves, dans quelques années, cela aura de la valeur.” On ne sait jamais », plaisantait récemment une chargée de communication. Et pour cause : quand on examine l’offre, la littérature tient évidemment le haut du panier, reflet logique des habitudes d'envois de ces documents encore inachevés. Suivant les sites connus pour leurs produits de seconde main – eBay, Le bon coin ou encore Rakuten, etc. –, les propositions varient : toutefois peu de manuels scolaires, que les enseignants reçoivent pourtant.
Or, si la rareté des épreuves se mesure à l'aune de l'enjeu éditorial, son inédicité a l'éphémérité du papillon : le livre expédié deux, voire trois mois avant sa sortie, ne dispose d'une mince fenêtre de tir pour faire miroiter cette avant-première. Alors, produit pour collectionneur illuminé, ou attrape-nigaud ?
« J’ai un client qui revient régulièrement », nous indique un revendeur qui préfère rester anonyme, « ce qui signifie deux ou trois livres par an, selon les arrivages ». De fait, seuls les ouvrages d’auteurs anglo-saxons représentent de véritables enjeux sur les sites de revente – à l’exemple de cette édition de 1999 de Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban, proposée pour 900 €.
Mais les vendeurs ne sont pas bien bavard sur leurs moyens d'approvisionnement, pas plus que sur leur clientèle. Leur chiffre d’affaires, de la même manière, reste confidentiel – comprendre : on ne parle pas d’argent. Si deux vendeurs nous indiquent revendre également des ouvrages “normaux”, la commercialisation d’épreuves découle plutôt d’une expérimentation, moins qu’une certitude de faire recette. On ne sait jamais, en effet.
Reste que l’enjeu premier, pour toute maison, est de diminuer les jeux d’épreuves tant produits qu’envoyés. « Faire lire en numérique, pour les journalistes, cela progresse. En librairie, ça reste encore compliqué », relève une attachée de presse.
Pas faute d’avoir expérimenté des outils : en 2013, Eden Livres mettait en place des services de presse et épreuves en numérique, s’associant à ce que le Français Bookeen développait depuis 2008. Du livre numérique, sur liseuse, mais qui n’intervenait qu’en qualité de « service complémentaire », expliquait alors la plateforme propulsée par Gallimard, Seuil/La Martinière et Flammarion.
« Tout le monde, dans l’édition, a eu une idée géniale pour diminuer les épreuves — en dehors de la période de rentrée littéraire qui représente un passage obligatoire. Finalement : est-ce bien nécessaire ? Les livres sont-ils seulement ouverts ? Équilibrer entre un arrosage global et des envois choisis nécessite de prendre du temps… Et si la solution existait, elle serait déjà appliquée », rigole un éditeur indépendant.
Rigole, mais pas trop : il imprime pour sa part 100 à 150 jeux, et a déjà repéré deux ouvrages sur une plateforme de vente. « Les services de presse, cela faisait grincer des dents quand on les retrouvait sur les étals de chez Gibert, parfois plusieurs semaines avant la sortie officielle. C’était devenu une grande blague. Mais les épreuves, sans imaginer qu’il s’agisse d’un phénomène, cela en dit long sur la société de consommation. »
Et si les exemplaires portent la mention « ne peut pas être commercialisé », voilà qui n’arrête que les services désormais institutionnalisés de rachat et vente d’occasion — Gibert, Momox, etc. « Qu'il y ait une offre, d'accord : mais qui achète cela ? »
Selon différents professionnels, le phénomène ne reste qu’anecdotique : « On se souvient du livre de Houellebecq qui avait fuité en intégralité sur internet, fin 2014, une dizaine de jours avant la sortie en librairies », note une éditrice. « S’il y avait un réel marché, non seulement ces épreuves se retrouveraient plus nombreuses mises en vente, mais le piratage viendrait refléter la tendance. »
À l'heure des réseaux sociaux, quand l'information circule parfois même avant d'exister, comment ne pas imaginer que les épreuves constitueraient une manne ? Probablement parce que numériser un livre papier prend du temps, et qu'il fallait être la team Alexandriz pour se lancer dans l'opération.
« Se pose la question de la confiance », poursuit-elle. « Les services de presse numérique, c’est compliqué, parce qu’il faut encore comprendre les mesures techniques de protection, pour se dire que tout est sécurisé. » Au sein de maisons, d’autres nous assurent qu’elles vont jusqu’à ne pas jeter les épreuves dans la poubelle de recyclage du papier. On n’est jamais trop prudent…
Des appréhensions et des comportements qui ramènent toujours à cette première interrogation : qui peut bien s’intéresser à ces exemplaires ? Preuve : la version Harry Potter, proposée à 900 € a été mise sur eBay… en juin 2020, sans trouver d’acheteur à ce jour. « On imagine mal que les lecteurs cherchent à se procurer un livre en avance, à n'importe quel prix, surtout quand l'objet est susceptible de contenir coquilles et fautes de frappe », concluait Stephen Carrière.
« Si les épreuves contiennent une dédicace, ou quelque chose de spécifique, rendant l'exemplaire plus unique, pourquoi pas ? Mais en l'état, il faut avoir du courage – et un temps – pour s'amuser à traquer des nouveautés exclusives, qui deviendront officielles quelques semaines plus tard. » Surtout que lesdites nouveautés ne sont pas légion : en cette rentrée, par exemple, aucun des grands noms comme Amélie Nothomb, David Diop ou Christine Angot n'était vendu au cours des dernières semaines en épreuves non corrigées.
De quoi renvoyer au film Wolf, où Jack Nicholson incarnait un responsable dans une maison d’édition new-yorkaise, et accueillait un jeune éditeur. En substance, le vieux loup (enfin… littéralement…) indiquait que l'entreprise demanderait au jeune loup (... hem) d'actionner le levier économique des épreuves pour faire des économies. Mais que c'était une erreur grossière de couper dans cette dépense.
Internet n'existait pas encore.
1 Commentaire
SamSam
01/09/2021 à 12:27
Encore un surgeon marchand...
Une technique com' pour aller encore plus loin dans la préparation du Marché, par la préparation des journalistes à la chose "expérimentale" qui va venir sur les étals.
Nécessairement du bizz de gros éditeurs.
Qd il s'agit de ce genre de produit culturé, on est dans cet avatar dégénéré qui surgit de la Littérature, à l'agonie, que peu à peu tout le monde appelle littérature industrielle.
Une chose qui enfle, avec histoire indéfniment répétée, une écriture blanche (pour ça qu'on trouve de plus en plus de gens du journalisme et de la com, en France comme ailleurs, pour écrire ces choses à lire et à oublier jusqu'au prochain produit.
Sonatine fait partie d'Editis, racheté en 2018 par Vivendi, qui a aujourd'hui pour actionnaire maj. Bolloré. Et vive la littérature.