Du 22 juin au 5 juillet, Christie’s Paris organise une vente aux enchères exclusivement en ligne, portée par le département Livres et Manuscrits de la maison. Sept siècles d’Histoire de l’imprimé, entre un missel du XIVe et un livre d’artiste du XXIe. Parmi les 210 pièces, un petit nombre retrouve le motif des cartes à jouer, ou à lire l’avenir, c’est selon. En creux se déploie toute une histoire ludique de l’Europe, entre prouesses techniques et une symbolique aussi mystérieuse que fascinante.
Le 30/06/2023 à 10:13 par Hocine Bouhadjera
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30/06/2023 à 10:13
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Bibliophiles, collectionneurs, amateurs ou simplement curieux pourront découvrir toutes ces pièces à l’occasion d’une exposition dans les locaux parisiens de Christie’s, entre le 30 juin et le 5 juillet. Parmi ce catalogue qui réunit des documents et collections de différents particuliers, aux côtés de lettres autographes de Gustave Flaubert et autre Germaine de Staël, 5 lots intéresseront spécialement les aficionados des jeux de tarot.
Dans le monde des jeux de cartes, on trouve un public de collectionneurs qui soit sont déjà de grands spécialistes, soit le deviennent à force de comparer les centaines de paquets différents dont ils se sont rendus les heureux propriétaires : « Ils se transforment alors des connaisseurs bien utiles quand on doit faire des recherches », nous confie le directeur de la vente de Christie’s France, Vincent Belloy.
Il y a les jeux de tarot appréciés pour leur originalité, leur rareté, leur ancienneté, ou encore leur état de conservation, mais aussi, parfois, leur caractère ésotérique.
Le jeu de cartes « classique », basé sur 52 cartes, 4 couleurs et 3 figures par couleur, apparaît lui dans les années 1360 par l’entremise des ports italiens et catalans. Ce seraient les mamelouks du Proche Orient qui les auraient diffusés, le tenant eux-mêmes de la Perse, qui enfin pourrait avoir récupéré le principe des Chinois. Cette pratique traverse la Manche dans les années 1400 et se diffuse dans toute l’Europe au début du XVe siècle. Des variantes et autres modifications naissent. Dans la famille des cartes à jouer, le Tarot constitue une version augmentée avec une formule originale.
Il apparaît en Europe au XVe siècle en Italie, avant de se répandre dans toute l’Europe. Un proto-tarot a été identifié dans le duché de Milan dès 1420, réalisé par Marziano da Tortona, secrétaire de Filippo Maria Visconti. Dans ce jeu naît, selon les documents, la notion d’atout. La carte de La Reine des Deniers de ce Tarot Visconti, estimée entre 25.000 et 35.000 euros, a été achetée en 2005 pour 280.800 euros dans une précédente vente de Christie’s. Se développent les quatre couleurs, l’organisation en coupe, épée, bâton, deniers, et tout un langage de l’image, entre symbolique ou iconographie chrétienne, et références antiques ou littéraires.
L’ordre ancien des cartes, attesté à Bologne et Florence, semble révéler un cheminement carte à carte, partant des personnages, en passant par les vicissitudes de la vie humaine jusqu’à la mort et le trajet de lumière, jusqu’au jugement. Parmi les célèbres tarots, on peut citer Le Tarot de Charles VI ou de Mantegna, qui aurait été façonné durant le Congrès de Mantoue de 1459, grâce à la réunion du pape Pie II, du moine Basilius Bessarion et du théologien Nicolas de Cues.
Ces cartes gravées sur bois se diffusent jusqu’au XVIIe, avant un déclin. Néanmoins, une grande mode des jeux de tarot persiste dans les pays germaniques au XVIIIe-XIXe, dans les couleurs dites « françaises », jusqu’à la Vienne de la fin du XIXe-début du XXe siècle qui y reste fortement attachée.
Rapidement, le tarot est devenu un objet du quotidien : Rabelais en parle par exemple dans Gargantua. Le jeu de tarot complet (lot 46) proposé lors de la vente aux enchères de Christie’s ne date pas de la première moitié du XVIe siècle, mais du XVIIIe. Cette variante du tarot de Marseille, réalisée à Bruxelles, est l’œuvre de Nicolas Bodet, actif entre 1743 et 1751.
L’artisan a façonné des matrices en taillant et évidant des plaques de bois en fonction des motifs souhaités. Ces matrices ont ensuite été encrées et pressées, donnant une impression en noir, avant d’être coloriées au pochoir, et probablement au pinceau : « C’est un travail de reproduction, mais chaque jeu de cartes est différent, donc un exemplaire unique, car la couleur est appliquée à la main », explique Vincent Belloy.
Sa valeur, estimée entre 10.000 et 15.000 euros, repose sur le caractère complet du jeu, et son excellent état de conservation. Les cartes, par leur utilisation, s’abîment aisément. Autre fait spécifique de cette pièce, sa provenance : il fut la possession d’un héraut d’armes anglais, William Couthorpe (1808-1866). Cet office consiste à théoriser les armoiries et l’héraldique de la noblesse, et en tant que sorte de notaire généalogiste, à vérifier la lignée des personnages importants. L’idée : s’assurer que ceux qui se revendiquent d’un héritage soient légitimes pour le faire, et ce à base de visites pour collecter des informations et tenue de registres.
À partir de l’époque moderne, certains hérauts d’armes adjoignent une charge ésotérique à la pratique de l’héraldique et des armoiries : sont pris en compte les couleurs, les symboles dans la création ou la modification des emblèmes. Tout devient signifiant et relu à l’aune d’un passé réinventé. Si ce rôle reste important en Grande-Bretagne, où les hérauts d’armes sont toujours réunis dans le College of Arms, né en 1484, le XIXe siècle français a fait disparaître la fonction dans le pays de Victor Hugo.
Revenons à présent à Rabelais et son Pantagruel cette fois-ci, non à partir de son époque, mais du cœur de la Seconde Guerre mondiale, 1943, et à l’aide d’un des grands peintres, mais pas seulement, de la première partie du XXe siècle, André Derain. Ce lot 163 est une édition des Horribles et espouvantables Faictz et Prouesses du très renommé Pantagruel, illustrée par l’un des fondateurs du fauvisme. En acceptant ce travail, il se renseigne sur la technique et le style du siècle de Rabelais. Il choisit alors de s’inspirer des cartiers du temps, et reprend leur esthétique.
Le peintre des Charing Cross Bridge revisite la technique de la gravure sur bois à laquelle il est initié, et réalise un travail titanesque : 180 illustrations, soit 180 matrices de bois à fabriquer et colorier. Ces dernières sont encrées de toutes leurs couleurs, « à la poupée », avant impression. Chaque épreuve présente ainsi de légères variantes et spécificités. Pour ce travail, André Derain s’adresse à l’historique atelier de Roger Lacourière, spécialisé en lithographie et en taille-douce, mais séduit par le projet. Deux ans d’efforts seront nécessaires pour achever l’ouvrage, tiré à 275 exemplaires.
Un autre peintre multi-talent du XXe siècle, qui a repris l’esthétique de la carte à jouer, c’est Fernand Léger et son Cirque (lot 181). L’ouvrage de 1950, proposé en édition originale et entièrement composé par l’artiste, des textes aux illustrations lithographiées, ne retrouve pas le style, mais le motif des cartes à jouer. On s’approche cette fois plus de l’esprit des diseuses de bonne aventure, comme des représentations du cirque Medrano. Il s’y rendait régulièrement en compagnie de Max Jacob et Guillaume Apollinaire. Initialement, le livre devait être confectionné en partenariat avec l’auteur de Tropique du Cancer, Henry Miller, que le peintre français avait rencontré à New York en 1941.
Le style et la technique avec Derain, le motif avec Léger, et avec le lot 21 de cette vente aux enchères, une gravure, entre source historique et œuvre d’art à part entière. Dans ce recueil de planches réalisées vers 1690, qui réunit des « costumes grotesques et métiers », Nicolas Ier de Larmessin met en scène un cartier habillé d’un jeu de cartes, comme si elles étaient ses écailles de poisson. On reconnaît les figures, un valet… mais aussi des ciseaux pour couper les cartes, son pinceau pour peindre, vernir, et tous les outils du métier. L’artiste inaugure une dynastie d’imprimeurs et de graveurs du XVIIe siècle, qui réalisaient à la fois des œuvres de commande, mais également des planches gravées, imprimées à l’aide de matrices dérivées de leurs propres dessins.
Dans cette série des costumes, on trouve l’esprit des tableaux du peintre Giuseppe Arcimboldo, composés d’éléments amalgamés qui façonnent à terme un visage, un personnage.
Chez Larmessin, chaque costume de métier est incarné par un personnage revêtu d’éléments symboliques qui font corps, et parfois des légendes : « Il y a un côté documentaire, comment chacun travaillait, mais les planches disent aussi beaucoup sur la perception de ces corps de métiers par leurs contemporains », développe Vincent Belloy, et d’ajouter : « Larmessin fait des choix. L’apothicaire, ce seront des potions et, des alambics, le médecin a le corps composé de livres. Il est ainsi caractérisé par son savoir. L’astrologue est complètement drapé avec la Voie lactée et les signes du zodiaque ne sont pas simplement brodés sur sa cape, mais semblent la parcourir. De la tête du vigneron émerge une cuve de bois, nimbée de pampres aux grappes juteuses… »
Ces gravures s’inscrivent aussi dans la tradition des mascarades, née au XVIe siècle. Michel de Pure, en 1668, au chapitre VIII de son Idée des spectacles anciens et nouveaux, en donne cette définition : « C’est un genre de Spectacle, qui ne consiste qu’en une seule et simple représentation. Il n’est pas question de mouvement, comme au Balet, de dextérité comme au Bal, ny de Jeu comme au Carosel. Il ne s’agit que de bien exprimer ce que ce que l’on represente, d’estre vestu & masqué si juste, qu’au premier aspect on reconnoisse ce que vous voulez representer. »
Le recueil de 149 gravures estimé entre 30.000 et 40.000 euros est également rare dans sa forme : les planches n’étaient en effet pas publiées en bloc, mais par petites séries. Dans le cas de cet exemplaire, Vincent Belloy émet l’hypothèse que toutes les gravures ont été réunies en volume à la fin du XIXe siècle, possiblement par un couturier de mode intéressé par la belle singularité des costumes présentés. La reliure date de la fin du XIXe siècle. Le modiste et chapelier du 7 rue de la Paix à Paris, Gilles Auguste Petit, dont on peut découvrir une des créations au musée Galliera, a été propriétaire de l’ouvrage. Était-il déjà relié ou l’a-t-il fait lui-même, mystère… On se plaît en tout cas à imaginer notre créateur se plongeant dans le recueil, fasciné par les personnages des Larmessin.
Une dimension documentaire, mais également créative : en 1936, des gravures de Larmessin ont été exposées avec des artistes comme Albrecht Dürer ou Jérôme Bosch, à côté d’oeuvres plus contemporaines, et ce à l’occasion de la première grande exposition autour du surréalisme, du Dada et des « arts fantastiques », au MoMA de New York. Chez Larmessin, on n’est pas dans le collage du hasard objectif, mais plusieurs surréalistes y ont reconnu dans ses éléments quasi fantasmagoriques, une filiation, et y ont puisé une inspiration, comme Max Ernst ou Salvador Dali. Le Catalan a par ailleurs réalisé son propre Tarot, où il avait choisi son visage pour représenter le mage…
Toute cette communauté d’idées et d’artistes, autour du « pape », André Breton, on le sait, s’est passionnée pour les domaines de l’occulte. L’auteur de Nadja écrit en 1944 tout un livre sous l’influence de l’arcane 17. L’ambition première de ce dernier et ses camarades : retrouver le véritable mécanisme de la pensée, en dehors de tout contrôle de la raison ou de propositions esthétiques ou morales. Selon eux, c’est le fantasme qui organise la réalité comme monde.
Dans la France occupée, une partie du groupe des surréalistes — André Breton, André Masson, Victor Brauner, Óscar Dominguez, Max Ernst, Jacques Hérold, Wifredo Lam et Benjamin Péret — se réfugie à Marseille, en attendant le précieux sésame pour mettre les voiles vers l’Amérique. Il faut s’occuper durant ces mois à patienter : ces grands joueurs aiment également en inventer. L’idée surgit dans leur réunion au café Au Brûleur de loups : à Marseille, ville du tarot, pourquoi ne pas créer leur propre jeu de cartes qui relie conscient et inconscient ?
Les figures venues directement d’ancien régime, — rois, reines, papes, papesse —… sont remplacées par le panthéon du cénacle : à l’as et aux figures du roi et de la dame sont substituées un génie, une sirène et un mage, incarnés dans chaque série par les figures tutélaires, presque totémiques, des surréalistes.
Pour la roue, Sade, Lamiel (héroïne de Stendhal) et Pancho Villa ; pour la flamme, Baudelaire, la Religieuse portugaise et Novalis ; pour la serrure, Hegel, Helen Smith et Paracelse ; et enfin, pour l’étoile noire, Lautréamont, Alice de Lewis Carroll et Freud. Comme de bien entendu, hommage est rendu à Alfred Jarry, dont le Père Ubu fait office de joker. Les quatre séries de cartes, rouges et noires, prennent ainsi pour symbole : la roue de la révolution, la flamme de l’amour, la serrure de la connaissance et l’étoile noire du rêve. Chacun dessine une figure tirée au sort, offrant un jeu exceptionnel avec le recul, hétérogène dans la forme de par la multiplicité des coups de crayon.
D’un moment agréable, l’ambition de créer un vrai jeu : André Breton mandate l’artiste Frédéric Delanglade, qui redessine le tout pour en faire un jeu de cartes au style uniforme et cohérent. Il est publié en 1943 dans la revue VVV, avec un article d’André Breton qui explique la démarche, mais il faudra attendre 1983 pour qu’un paquet de cartes proprement dit soit produit. Les pièces présentées durant l’exposition de Christie’s, et mises aux enchères dans un lot, sont deux tapuscrits d’un livre non publié de Delanglade, une maquette originale d’un livre au sujet du jeu de Marseille et ces fameuses cartes originales dessinées par Delanglade d’après les créations du groupe.
Une aura singulière a entouré le jeu de tarot à partir du XVIIIe, où les usages mystiques et ésotériques apparaissent. C’est Antoine Court de Gébelin qui propose une telle lecture, basée sur les hiéroglyphes, pas encore déchiffrés par Champollion… L’érudit est formel : le mot tarot est du pur égyptien, et utilisé par les bohémiennes, affiliées aux anciens du pays de Kemet dans les croyances de l’époque. Le fameux tarot de Marseille est par exemple fixé au XVIIIe siècle, d’après des modèles plus anciens. Les 22 arcanes majeurs semblent avoir été définitivement formés au XVIe siècle.
En vérité, ces allégories empruntées au fond traditionnel médiéval ou à l’Antiquité gréco-romaine étaient souvent réunies dans des ouvrages, dans une optique de transmission de connaissance. Avant André Breton, des figures hautes en couleur pour la plupart, comme Eliphas Levi, Gérard Vincent Encausse, dit Papus, ou Arthur Edward Waite, ont porté cette approche ésotérique du tarot. Aujourd’hui, on peut citer le cinéaste Alejandro Jodorowsky et sa Voie du tarot, où les cartes sont outils psychologiques, instruments de reconnaissance de soi.
L’exposition de Christie’s, qui présente ces 5 lots d’exception, et plus encore, est à découvrir du 30 juin au 4 juillet.
Crédits photo : [Jeux Surréalistes] Frédéric Delanglade (1907-1970). Dessins originaux et maquette d'un livre sur le Jeu de Marseille. Marseille, 1941. © Adagp, Paris, 2023 / Tous droits réservés / Photographie : © Christie’s Images Limited 2023.
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1 Commentaire
jujube
01/07/2023 à 21:46
Magnifique information sur ce thème.
Merci mille fois!!