Depuis le 24 juin, et jusqu’au 6 novembre, le musée des Beaux-Arts de Rouen organise une exposition autour de la figure littéraire mythique de Nadja, muse surréaliste au destin tragique. En parallèle, Gallimard édite un catalogue d’exposition riche en articles pointus et illustrations. Parmi les contributeurs, on trouve celui qui connut André Breton à la fin de sa vie, et participa au mouvement surréaliste dernière forme, Georges Sebbag. Il a accepté d'évoquer sa Nadja, fruit de décennies entourés en esprit des figures du mouvement qui redécouvrit de Lautréamont à Alfred Jarry.
Le 22/07/2022 à 16:45 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
22/07/2022 à 16:45
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Le lien entre Nadja et la Normandie passe par celui qui lui offrit la postérité littéraire, en même temps qu’il favorisa sa chute, André Breton. C’est en 1927 que ce dernier rédige l’un de ces plus célèbres textes, Nadja, qui paraîtra l'année suivante. La grande époque surréaliste, qui commence à partir de 1924, date de la publication du manifeste du mouvement, s’achève en cette année 1928.
S’y concentrent les meilleures heures de la revue, La Révolution surréaliste, l'opposition à la guerre du Rif et à Anatole France, ou la belle époque de la permanence de la rue de Grenelle ; avant les premières fortes dissensions, entre autres au sujet de l’engagement ou non au Parti communiste français.
Le texte Nadja clôt cette période. Cette femme mystérieuse, que Breton rencontre une nuit à Paris, par l’entremise de cette exposition, redevient Léona Delcourt. Le symbole réintègre la personne, comme le mythologique Joker du Dark Knight laisse sa place à l'humain, trop humain, de Todd Phillips. Soutenu par une « posture ultra-réceptive », où « il compte bien par là aider le hasard », Breton a fait advenir Nadja avec qui il passera 9 jours hors du temps.
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Des documents inédits découverts aux Archives de Paris révèlent la fin tragique de Léona Delcourt. Elle est d’abord transférée en 1927 de Saint Anne à l’asile de Perray-Vaucluse, avant de se rendre en mai 1928 à Bailleul dans le nord de la France. Suivie par « Monsieur Ogre », elle y mourra le 15 janvier 1941 dans le dénuement le plus complet. Mère à 16 ans d’un enfant qu'elle doit abandonner pour déménager à Paris, elle bascule dans la prostitution et le trafic de drogue pour (sur)vivre.
André Breton, qui connait bien les théories de l’alchimie, avait vu dans cette femme rejetée, une porte vers un ailleurs. Également médecin avec des notions de psychiatrie, il a aussi reconnu sa fragilité.
Nadja était pauvre (...). Elle était seule aussi : « C’est, par moments, terrible d’être seul à ce point. Je n’ai que vous pour amis », disait-elle à ma femme, au téléphone, la dernière fois. Elle était forte, enfin, et très faible, comme on peut l’être, de cette idée qui toujours avait été la sienne, mais dans laquelle je ne l’avais que trop entretenue, à laquelle je ne l’avais que trop aidée à donner le pas sur les autres : à savoir que la liberté, acquise ici-bas au prix de mille et des plus difficiles renoncements, demande à ce qu’on jouisse d’elle sans restrictions dans le temps où elle est donnée, sans considération pragmatique d’aucune sorte (...)
Nadja était faite pour la servir, ne fût-ce qu’en démontrant qu’il doit se fomenter autour de chaque être un complot très particulier qui n’existe pas seulement dans son imagination, dont il conviendrait, au simple point de vue de la connaissance, de tenir compte, et aussi, mais beaucoup plus dangereusement, en passant la tête, puis un bras entre les barreaux ainsi écartés de la logique, c’est-à-dire de la plus haïssable des prisons.
C’est dans la voie de cette dernière entreprise, peut-être, que j’eusse dû la retenir, mais il m’eût fallu tout d’abord prendre conscience du péril qu’elle courait.
- Nadja, d'André Breton
Georges Sebbag, qui a étudié le cas Nadja, comme celui de Breton, en profondeur, nous éclaire :
ActuaLitté : Comment vous êtes-vous impliqué dans cette exposition ?
Georges Sebbag : J'ai proposé un texte où j'ai tenté de situer toute cette histoire du surréalisme et de Nadja, et je l'ai mis sous le signe de l'énigme. J'ai insisté sur les tableaux de Giorgio de Chirico, qui est un peu le maître de l'énigme. Le récit de Nadja, c'est celui où se multiplient les coïncidences. C’est l’expression concrète du « hasard objectif », qui est un élément central dans le surréalisme, voire la donnée première.
Vous comptez parmi les grands spécialistes du surréalisme : qu’est-ce qui vous a motivé à étudier le mouvement et ses figures ?
Georges Sebbag : Dans ma jeunesse, j'ai moi-même participé au surréalisme et j'ai connu André Breton. J'ai également publié dans des revues de façon très intense sur le surréalisme, cette fois-ci dans les années 80. En outre, j’ai édité plusieurs livres sur le mouvement, André Breton... Pour mon premier grand livre sur le sujet, L'imprononçable jour de ma naissance, paru en 1988, j’ai contacté Suzanne Muzard, photographe associée au surréalisme et passion amoureuse d'André Breton, qui m’a transmis des documents inédits. A la fin des années 70, comme elle avait vu qu'Emmanuel Berl avait publié des choses pas très gentilles sur elle, elle a décidé qu’elle devait un peu raconter sa version, en passant par moi.
Nadja est la figure poétisée de Léona Delcourt par André Breton. Pourquoi avoir choisi de retrouver la femme derrière cette matérialisation du « hasard objectif » ?
Georges Sebbag : En 2004, j’ai édité André Breton l'amour-folie, où j’évoque les quatre femmes de la vie de Breton dans les années 20 : son épouse Simone, Lise Deharme, Suzanne Muzart et Léona Delcourt, ou Nadja. Ce travail a notamment été rendu possible grâce à la vente aux enchères en 2003 de ce qui restait de la collection d'André Breton, stockée dans son appartement du 42, rue Fontaine. Parmi ses archives se trouvaient des lettres signées Nadja. J’ai d’ailleurs été le premier à donner des extraits importants de ces missives. C’est à partir de ces nouveaux documents que j’ai pu rendre la place à la véritable Léona Delcourt, et non plus à sa seule image poétique.
Que disaient ces lettres ?
Georges Sebbag : Les lettres de Nadja sont à la fois précises, enflammées et remplies de sa passion pour André Breton. Elle l’élève presque à l'état d'idole. En revanche, à d’autres moments, elle est également capable d'être dure et critique, notamment quand elle suspecte que Breton ne serait pas à la hauteur de la projection. Ces lettres ont été pour moi une vraie révélation. On pourrait aussi parler de la force qui se dégage des dessins de Léona Delcourt.
Que pouvons-nous dire sur les créations artistiques de Nadja ou Léona Delcourt ?
Georges Sebbag : Ceux qui iront à l’exposition ou qui se procureront le catalogue pourront par exemple découvrir le regard croisé de Breton et Nadja : c’est l’invention d’une artiste. André Breton le comprend immédiatement. Il lui propose, en 1926, de participer au projet des Boules de neige, auquel sont conviés des artistes comme Picasso ou Man Ray. Ces « boules de neige » ont ensuite été présentées à la Galerie surréaliste.
On explique beaucoup que Breton s’est servi d’elle plus qu’il ne l’a véritablement considéré en tant que femme à part entière.
Georges Sebbag : Ce que l’on peut tout de même mettre au crédit d'André Breton, c'est d'avoir poussé Nadja à écrire. C’est lui aussi qui l’a motive à dessiner. J'ai insisté à plusieurs occasion, en faisant d’ailleurs le lien entre Nadja et d'autres figures féminines, comme l’actrice qui apparaît dans le film, Les Vampires, de Louis Feuillade, Musadora, que Breton et les autres surréalistes avaient réellement admiré ces femmes en tant qu’artistes. Ils souhaitaient d'ailleurs que cette idée soit partagée par le plus grand nombre. Aussi, je n’ai pas envie de rester dans une sorte de biographie un peu condescendante de la pauvre femme. C’est plus compliqué. La personne de Nadja a véritablement ébranlé Breton, parce qu’elle avait quelque chose de puissant en elle. Elle n’a pas simplement été une victime sur laquelle il faudrait s'apitoyer. En revanche, il faut bien raconter par quels malheurs elle est passée. Plusieurs épisodes de sa vie sont tout à fait tragiques.
Nadja (dite), Delcourt Léona Camille Guilaine, Le Rêve du chat, 1926. Paris, Centre Pompi- dou - Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle. Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Pa- lais / image Centre Pompidou, MNAM-CCIa
En outre, sa passion pour Léona Delcourt se déroule à un moment où lui, et les autres surréalistes, réfléchissent à savoir s' ils vont adhérer ou non au Parti communiste. Si dans Nadja, Breton ne l’évoque pas, cet aspect permet de mieux comprendre la situation compliquée dans laquelle le chef de mouvement se trouve.
Comment André Breton appréhende Nadja ?
Georges Sebbag : Il l'a présente comme une personne médiumnique, qui va lui apprendre quelque chose. On peut faire ici un lien avec la nouvelle Gradiva (Trad. Gilles Denisot), qui inspira Freud et les surréalistes. La nouvelle raconte, en substance, l'acquisition d'un moulage en plâtre d’une femme mystérieuse, qui prend ensuite forme dans un rêve puissant, avant d’apparaître en réalité. On peut affirmer, pour revenir à Nadja, que Breton s'est surpassé à son contact. C'est cet aspect-là qu'il faudrait mettre en avant à mon avis. La littérature, selon moi, ce n'est pas chercher les choses mesquines.
J'ai développé dans plusieurs ouvrages l’idée qu'on invente une nouvelle temporalité dans le surréalisme. « Le temps sans fil » : On n'est plus dans un temps linéaire, continu, homogène, mais dans un temps où on peut très bien rapporter des faits, des événements sans la rigueur spatio-temporelle. Le passé, le futur et le présent s'entremêlent. La structure en 3 parties de Nadja ne peut être comprise que de cette façon.
Dans cette idée de temps sans fil, j’ai découvert un jour que Breton avait joué sur 2 jours de naissance : le 19 février où il est Poisson, sa vraie date, et le 18 où il bascule dans le signe du Verseau. Certes, on ne connaît pas exactement la date de notre mort, mais notre propre jour de naissance n'est pas aussi précis qu'on pourrait le penser...
Les lettres de Nadja, que je lisais de l’œil dont je lis toutes sortes de textes poétiques, ne pouvaient non plus présenter pour moi rien d’alarmant. Je n’ajouterai, pour ma défense, que quelques mots.
L’absence bien connue de frontière entre la non-folie et la folie ne me dispose pas à accorder une valeur différente aux perceptions et aux idées qui sont le fait de l’une ou de l’autre. Il est des sophismes infiniment plus significatifs et plus lourds de portée que les vérités les moins contestables : les révoquer en tant que sophismes est à la fois dépourvu de grandeur et d’intérêt.
Si sophismes c’étaient, du moins c’est à eux que je dois d’avoir pu me jeter à moi-même, à celui qui du plus loin vient à la rencontre de moi-même, le cri, toujours pathétique, de « Qui vive ? » Qui vive ? Est-ce vous, Nadja ? Est-il vrai que l’au-delà, tout l’au-delà soit dans cette vie ? Je ne vous entends pas. Qui vive ? Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même ?
- Nadja, d'André Breton
« L’Homme, ce rêveur définitif »
Le surréalisme est fondé, dès sa création officielle en 1924 sur l’automatisme psychique pur. En littérature, ça passe par l'écriture automatique. L’ambition première de Breton et ses camarades : retrouver le véritable mécanisme de la pensée, en dehors de tout contrôle de la raison ou de propositions esthétiques ou morales. Selon eux, c’est le fantasme qui organise la réalité comme monde.
Pour ce faire, ces ennemis de la narration s’appuieront sur des techniques de surgissement, comme le cadavre exquis, les rêves, l’hypnose, l’humour noir. En résumé, tout ce qui peut susciter ce lâcher-prise : faire advenir « la bouche d’ombre » d’Hugo. Toute cette équipe, composée de grands artistes comme Paul Eluard, Louis Aragon, Antonin Artaud, Max Ernst, Robert Desnos, Pierre Reverdy… sont menés par l’intransigeant et visionnaire André Breton.
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Ce dernier résume, dans le premier Manifeste du mouvement en 1924 : « Le surréalisme est à la portée de tous les inconscients : est-il le communisme du génie ? Les confidences de fous, je passerai ma vie à les provoquer. Ces gens sont d’une honnêteté scrupuleuse et dont l’innocence n’a d'égale que la mienne. L’homme, ce rêveur définitif. Il n’y a que le merveilleux qui soit beau. »
Et Louis Aragon d’ajouter : « À toute erreur des sens, correspondent d’étranges fleurs de la raison. Admirable jardin des croyances absurdes, des pressentiments, des obsessions et des délires. Là prennent figure des dieux inconnus et changeants. (...) Une science vivante qui s’engendre et se suicide. (...) Aurais-je longtemps, ce sens de l’émerveillement quotidien ? »
Crédits : Nadja (dite), Delcourt Léona Camille Guilaine, Le Rêve du chat, 1926. Paris, Centre Pompidou - Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle. Photo © Centre Pompi- dou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCIa
Paru le 07/07/2022
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1 Commentaire
Reshad Nazroo
25/07/2022 à 16:46
L'entrevue est très intéressante dans la mesure où elle nous permet de rappeler les idées théoriques du surréalisme. En effet, dans son recueil sur les "Poètes français du XIXe et XXe siècles" (Classiques de poche, édition 1987), Daniel Leuwers met l'accent sur le pouvoir arbitraire et ludique du langage poétique des dadaïstes et des surréalistes, notamment celui de Robert Desnos qu'il qualifie ainsi, "l'un des champions de l'écriture automatique dans le groupe surréaliste". Exemple : dans son poème intitulé "C'était un bon copain" en 1930 (in "Corps et biens"), il écrit :
"Il avait le coeur sur la main
Et la cervelle dans la lune
C'était un bon copain
Il avait l'estomac dans les talons
Et les yeux dans nos yeux
C'était un triste copain.....etc."