LeLivreaMetz24 – Le festival Le Livre à Metz marche sur deux jambes, la littérature et le journalisme, mais ne se ferme aucune porte : la preuve avec la projection d'un classique du cinéma, Profession : reporter, de l'important Michelangelo Antonioni, au cinéma d'art et d'essai du centre-ville, Cinéma Klub Metz. Pour présenter ce film du problème identitaire, Dominique Païni, auteur d’un livre-coffret sur le long-métrage de 1975, critique et directeur de la Cinémathèque française de 1991 à 2000.
Le 21/04/2024 à 09:56 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
21/04/2024 à 09:56
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Ce dernier possède par ailleurs un lien avec Metz, à travers son ancien rôle de directeur du Département du développement culturel du Centre Pompidou : « Le hasard a fait que j'occupais ce poste au moment où le Centre Pompidou-Metz était en construction. » Il a eu à cette occasion l'opportunité de travailler avec l'architecte du projet, Shigeru Ban, pour des échanges parfois houleux...
Lorsque les initiateurs de cette projection ont réfléchi au film qui répondrait au mieux à la thématique de cette année, « gares aux apparences », plusieurs oeuvres ont été évoquées : Vertigo d'Alfred Hitchcock, Un héros très discret de Jacques Audiard ou encore Vérités et Mensonges d'Orson Welles.
Profession : Reporter s'est rapidement imposé comme le film le plus pertinent pour traiter et illustrer cette thématique, et Dominique Païni pour le présenter, malgré une première confession : « Je l’ai aimé tardivement. Je suis passé longtemps à côté d’Antonioni, parce qu'il y a des chapelles critiques en France : Les Cahiers du Cinéma et Positif se sont opposés durant des années, et j’étais Cahiers. Il n’était pas aimé de ce côté-là. Les dogmatismes ont la particularité d’être inconscients, ce n’est jamais un engagement très clair. J’étais dans cette optique plutôt favorable à des cinéastes comme Rossellini. »
Il développe : « Antonioni n’avait pas la réputation d’être un cinéaste engagé, et dans les années 60 d’agitation politique dans le monde entier, on avait l’impression qu'il était trop formaliste, en dehors du monde. Aujourd'hui, très étrangement, les cinéastes politiques les plus engagés à l'époque ont beaucoup vieilli et les cinéastes qui avaient un souci formaliste plus évident, plus abstrait, ont bien vieilli. » Le cinéaste n'a jamais été idéologique, mais résolument politique, c'est certain.
Au sujet de Profession : Reporter par exemple, le critique cinéma est formel : « On y repère un certain nombre d’anticipation du monde d'aujourd'hui, bien plus que ceux qui avaient le souci à l’époque de prévoir l’avenir. Y compris face à quelqu'un que j’aime beaucoup comme Pasolini, dont beaucoup de ses films sont attachés aux années 60, et ont plus de difficultés à s’en extraire. »
L'italien né en 1912 à Ferrare n'est pas des plus accessibles, à l'instar d'un Bergman, tous deux morts le même jour. Un passé de journaliste, et le succès qui advient véritablement à 46 ans avec son 7e long-métrage, L'Avventura. Le récit d'une disparition et premier volet d'une trilogie immortelle sur l'incommunicabilité - ou plutôt cette communication silencieuse que tout le monde comprend même sans le savoir, cet indicible -, grand thème de tout son cinéma, avec celui de l'aliénation : « Lors de sa présentation au Festival de Cannes en 1960, le film a provoqué un scandale majeur, suscitant une opposition féroce et même de la haine. Les critiques lui reprochaient de détruire le cinéma traditionnel avec sa narration et sa construction qui rompaient radicalement avec les méthodes classiques. Monica Vitti, sa muse jusqu'au Désert Rouge, l'incarnation de son message, est sortie en larmes de la séance... »
Michelangelo Antonioni est souvent considéré comme celui qui a mis un point final au mouvement italien dit néoréaliste, dominé par des figures telles que Roberto Rossellini et des classiques comme Rome, ville ouverte, ou Vittorio de Sica et le non moins important Voleur de bicyclette. Antonioni a commencé sa carrière en s'alignant sur les principes du néoréalisme, tout en intégrant des éléments du film noir américain, pour des œuvres singulières comme Chronique d’un amour et La Dame sans camélias. Inscrit dans la modernité par son approche méta, un cinéma qui se regarde lui-même. Là où il n'est plus moderne, mais contemporain, c'est qu'il ne propose aucune rupture avec le passé, simplement un présent dans la continuité.
L'influence de la littérature américaine post-guerre : Faulkner, Dos Passos, ou Fitzgerald, est également palpable dans son travail. À l'époque de Calvino et du Nouveau Roman, le cinéaste s'écarte des narrations conventionnelles qui respectent une logique déductive. Les motivations et les actions de ses personnages sont à reconnaître et non à comprendre.
Une structure très géométrique et mathématique aussi, des plans-séquences pas si longs en vérité, une esthétique distinguée, et une organisation en trilogies où chaque dernier film sert de pont entre l'une et la suivante. Son corpus cinématographique progresse méthodiquement.
« Michelangelo Antonioni, cinéaste profondément italien, a su capturer les signes de dissolution culturelle et sociale dans son pays », selon Dominique Païni. L'Italien se dirige vers l'ouest, s'immergeant dans le Swinging London des années 60 - celui des Yardbirds, Rolling Stones, Beatles, Kinks... - pour réaliser ce que certains considèrent comme son chef-d'œuvre, Blow-Up : « Antonioni s'éloigne ici de l'image traditionnelle de l'homme idéal romain, incarné par des acteurs comme Marcello Mastroianni ou Alain Delon, dont la beauté classique rappelle l'idéal humaniste de la Renaissance. Il déplore une réduction de cet idéal à un stéréotype de latin lover. »
À la recherche d'une nouvelle incarnation, il choisit pour son film anglais l'acteur aux grands yeux bleus et globuleux, David Hemmings. Le réalisateur qui ne se retourne jamais part ensuite aux États-Unis à la rencontre des hippies, et en tire Zabriskie Point : musique de Pink Floyd et paroxysme d'étrangeté, avant de s'aventurer en Chine maoïste. À l'instar d'André Gide revenu d'URSS désenchanté, mauvaise nouvelle pour les staliniens français, l'Italien revient avec un documentaire critique. Le premier ministre chinois de l'époque demande à son gouvernement d'interdire le film...
Arrive enfin le film projeté à l'occasion du Festival Le Livre à Metz, Profession : Reporter. C'est le producteur Carlo Ponti qui propose au cinéaste de retravailler ensemble. Antonioni présente un premier projet, Techniquement douce, la quête d'un personnage dans la jungle de l'Amérique Centrale, à la recherche de drogue. Celui de Profession : Reporter se perdra aussi, mais dans le désert. Ce sera Jack Nicholson qui interprétera le rôle principal : il était intéressé de travailler avec le cinéaste après Vol au-dessus d'un nid de coucou, ayant apprécié Blow up ou Zabriskie Point. Il a par ailleurs co-produit le long-métrage.
Un conflit interviendra entre le réalisateur et Carlo Ponti sur la sortie du film, qui l'empêche d'être présenté à Cannes en 1975, alors qu'il est annoncé Des extraits y seront finalement projetés. C'est Nicholson qui presse les choses, - appelé par Roman Polanski pour tourner Chinatown - et impose à Carlo Ponti la durée choisie par Antonioni.
D'abord, ce long-métrage fait beaucoup voyager le spectateur, du Sahara à Barcelone, en passant par Londres et Madrid. Le protagoniste, dont on sait peu de choses, se trouve engagé dans une quête existentielle, errant sans but précis. On retrouve la signature philosophique d'Antonioni qui plonge ses personnages dans des introspections fortes.
Maria Schneider, l'une des grandes actrices de l'époque post-Nouvelle Vague, après les Bulle Ogier, Anna Karina et autres Bernadette Lafont, entraîne Jack Nicholson dans une spirale de fuite en avant. Une performance qui survient après son rôle, dont on sait aujourd'hui qu'il fut traumatisant, dans Le Dernier Tango à Paris de Bertolucci. Dans le film d'Antonioni, le personnage réalise qu'il ne peut influencer son existence qu'en y mettant fin.
Il change d'identité, démarche qui se révèle une répétition de son existence malheureuse et une confirmation de son impuissance face à sa propre vie. Cette quête culmine dans un acte final de souveraineté absolue.
David Locke, un journaliste américain en poste en Afrique, trouve un jour dans sa chambre d'hôtel le corps d'un homme qui lui ressemble étrangement. Séduit par l'idée d'une existence plus exaltante, il choisit d'assumer l'identité du défunt. Cependant, il ignore que l'homme était en réalité un espion travaillant pour un groupe terroriste, une vérité qui risque de le plonger dans une situation dangereuse et imprévisible.
Michelangelo Antonioni a transformé l'ambiguïté et l'indétermination en un plaisir cinématographique, grâce à sa maîtrise de l'incertitude narrative. À la suite des romanciers modernes de son temps, tels que Alain Robbe-Grillet - qui disait toute son admiration pour Antonioni et le comparait à Flaubert -, ou Claude Simon, il a invité les spectateurs à réfléchir sur les motivations floues et complexes de ses personnages. Malgré les controverses autour de son manque de narrativité claire — des critiques similaires à celles adressées à des auteurs comme Faulkner — la profondeur de son regard sur l'isolement moderne et l'existentialisme urbain, est intempestive.
Profession : Reporter se clôt sur un doute, marque de fabrique du cinéaste : il laisse les motivations, les raisons et les actes des personnages ouverts à l'interprétation. Ce style, considéré par certains comme presque une parodie du « cinéma à l'européenne » dans son côté ennuyeux, a influencé de nombreux réalisateurs contemporains, constate Dominique Païni, de Wong Kar-wai à Hong Sang-soo.
Il voit dans le dernier film de Ryusuke Hamaguchi, Le Mal n’existe pas, - « un chef d'œuvre même si c'est difficile de dire ça pour un film qui vient de sortir » -, un continuateur du maître italien.
Crédits photo : Park Circus - Les Films Concordia - CC Champion - Cipi Cinématografica
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Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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2 Commentaires
B o
21/04/2024 à 15:55
"s'immergeant dans le Swinging London des années 60 - celui des Yardbirds, Rolling Stones, Beatles, Kinks..."
c'est balot, vous les citez tous sauf le seul qui compte en l'occurence, à savoir le groupe sur lequel Antonioni était tombé dans un club londonien et qu'il invita alors avec insistance à participer au tournage. Devant le refus du dit groupe , la production s'est rabbatue sur les Yarbirds, en exigeant toutefois que ces derniers reproduisent obligatoirement la séance de destruction d'instrument pratiquée alors par Pete Townshend (des Who, donc) sur ses guitare et ampli et à laquelle avait assisté le maestro lors de cette soirée.
LaPlume
28/04/2024 à 19:43
Le genre de commentaire qu'on voudrait toujours avoir : mer-ci ! ! !