L’arrestation en début de semaine d’un agent littéraire français, à Londres, a littéralement frappé de stupeur l’industrie. Venu pour la Foire du livre de Londres, Ernest, 28 ans, a été interpellé, car soupçonné de représenter un danger du type terrorisme. Une procédure choquante pour Jean-Yves Mollier, universitaire et spécialiste de l’édition contemporaine. Il signe ici un texte en soutien pour ActuaLitté.
Le 20/04/2023 à 12:08 par Auteur invité
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20/04/2023 à 12:08
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En 1848, Marx pouvait commencer un manifeste fameux par ces mots : « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. » Deux siècles plus tard, c’est le fantôme de la Liberté guidant les peuples qui semble avoir pris le relais et empêcher les ministres de l’Intérieur de trouver le sommeil. Rien de commun dira-t-on entre l’arrestation d’un éditeur français à Londres le 18 avril 2023 et la condamnation à 25 ans de prison d’un opposant à Vladimir Poutine en Russie !
Et encore moins entre l’interdiction d’évoquer la responsabilité de la Pologne dans la destruction des Juifs d’Europe et le refus de la propagande homophile en Hongrie aujourd’hui. Quoi de plus éloigné que la politique anti-immigration adoptée par l’Italie de Giorgia Meloni et la volonté de Gérard Darmanin de criminaliser la Ligue des Droits de l’Homme en France !
Pourtant, ce qui s’est passé à la gare du Nord puis à celle de Saint-Pancras ce 18 avril est significatif des menaces qui pèsent sur les libertés individuelles dans l’Europe des années 2020. Interrogé par la police française avant son départ pour Londres, le responsable des droits étrangers des éditions La fabrique a raté son train et été interpellé par la police antiterroriste du Royaume-Uni à son arrivée à Londres.
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Lors de son interrogatoire, des questions aussi importantes pour la survie des nations libres que celles de savoir ce qu’il pensait de la réforme des retraites, de la politique anti-covid ou du gouvernement d’Emmanuel Macron lui ont été posées. Et pour être absolument certain qu’il n’avait pas dans son ordinateur des messages de feu Ben Laden et dans son téléphone portable des tweets de Ken Loach appelant à renverser le nouveau roi d’Angleterre, ces deux objets de l’effroi de toutes les polices d’Interpol ont été saisis.
Alors que l’Angleterre n’a rien de plus pressé à faire que de traquer dans les livres d’Agatha Cristie et de Roald Dahl toutes les expressions qui pourraient offenser telle ou telle communauté, notamment celle des gros dont on sait depuis les images du film d’Eisenstein, La grève, qu’ils portent tous le haut-de-forme et fument le cigare, le gouvernement de Rishi Sunak a ordonné l’arrestation du dangereux Ernest M. L’interrogatoire serré auquel a été soumis l’intéressé portait-il sur la préparation d’un attentat visant Scotland Yard ou le peu regretté Boris Johnson ?
Non, mais sur le contenu du catalogue des éditions La fabrique dont chacun sait qu’elles ont publié, outre mon Histoire de l’édition française, le sulfureux pamphlet d’André Schiffrin intitulé L’Édition sans éditeurs et Une Traversée de Paris d’Éric Hazan. Dans le film de Claude Autant-Lara qui porte le même titre, le personnage joué par Jean Gabin dénonçait le marché noir sous l’Occupation. Dans le livre du fondateur de La fabrique, l’évocation de Saint-Denis la rouge et celle d’Ivry la ville de Maurice Thorez ont dû alerter les limiers de Scotland Yard et les mettre sur la piste d’un redoutable poseur de bombes incendiaires.
Que ceci pouvait tuer cela, l’imprimerie saper les fondements mêmes de la religion, Victor Hugo nous l’avait appris dans son roman Notre-Dame de Paris. Mais que des policiers anglais oublient, en 2023, qu’ils ont protégé Salman Rushdie de 1989 à 2000 en risquant leur vie pour éviter à un écrivain menacé d’une fatwa d’être assassiné, cela paraissait impensable jusqu’à ce 18 avril 2023 où ils ont tenté d’empêcher un éditeur français de venir vendre les droits de ses livres à d’autres éditeurs participant à la Bookfair londonienne.
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La riposte des éditeurs qui ont signé l’appel à la libération d’Ernest M. a été rapide. Comme l’avait été celle des éditeurs français lorsque Christian Bourgois avait été menacé parce qu’il avait décidé d’éditer la version française des Versets sataniques. Le parlement international des écrivains avait été créé à l’initiative de Pierre Bourdieu pour prolonger cette action, mais il a disparu en 2004.
Or les libertés n’ont cessé de perdre du terrain en Europe depuis cette date et l’on a vu fleurir des législations de plus en plus liberticides. Elles s’abritent en général derrière des paravents encore plus fragiles que ceux que les ultras partisans de l’Algérie française entendaient réduire en miettes lorsque le théâtre de l’Odéon mettait en scène la pièce éponyme de Jean Genet. Aujourd’hui, il s’agit d’un éditeur soupçonné de soutenir les syndicats opposés à l’augmentation de l’âge de départ à la retraite.
Demain, les mêmes forces qui voient dans L’Origine du monde de Gustave Courbet accroché au Musée d’Orsay et les tableaux de Miriam Cahn exposés au palais de Tokyo la preuve d’un complot des artistes destinés à pervertir la jeunesse demanderont aux pouvoirs publics d’interdire la réédition du poème Liberté de Paul Éluard.
Si Ernest M. n’a pas encore été condamné à boire la ciguë, que peut-on attendre d’une justice antiterroriste britannique qui le convoquera dans un mois pour le soumettre à une question dont on espère qu’elle ne ressemblera pas à celle dénoncée en 1958 par Henri Alleg ? Alors, si l’on veut éviter qu’à l’interdiction de rééditer à l’identique les auteurs du passé ne vienne s’ajouter l’interdiction d’éditer les œuvres qui font réfléchir, il est temps de dire aux États que la liberté des individus passe avant les intérêts de ces mêmes États.
Ce fut la raison même qui entraîna la création de la Ligue des Droits de l’Homme en 1898 et son combat demeure celui de tous ceux qui pensent, avec L'Antigone de Sophocle, qu’il est des lois non écrites supérieures aux lois écrites.
par Jean-Yves Mollier, Professeur émérite d'histoire contemporaine
(Université Paris Saclay/Versailles Saint-Quentin)
Crédits photo : ActuaLitté (CC BY-SA 2.0)
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2 Commentaires
L'auteur masqué
20/04/2023 à 15:14
C'est effrayant! On s'inquiète, à juste titre, de la possible arrivée au pouvoir du FN/RN, mais en réalité ce fascisme larvé est déjà au pouvoir. Ca craint.
D. Armanain
21/04/2023 à 09:08
Monsieur Mollier aurait pu être plus complet dans son récit de l'affaire de l'arrestation de l'éditeur français par Scotland Yard en mentionnant la très probable intervention en amont de polices françaises, comme l'évoquent l'avocat du terroriste putatif et les précédentes tribunes et articles déjà publiés ici.