Christophe Mileschi est un homme aux multiples casquettes. À la fois professeur de langue et de littérature italienne, il est également traducteur italien/français, auteur de divers essais et textes de création. Il a ainsi traduit de nombreux auteurs classiques, comme Italo Calvino, pour Gallimard. Dans la seconde partie de cet entretien divisé en deux épisodes, il raconte la traduction de Chemins de fer du Mexique de Gian Marco Griffi (Gallimard, 2024).
Le 04/06/2024 à 13:16 par Federica Malinverno
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04/06/2024 à 13:16
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Federica Malinverno : Comment peut-on situer Chemins de fer du Mexique dans la tradition italienne ? Quel est, d’après vous, le rapport de Griffi à la tradition ?
Christophe Mileschi : Griffi, à mon avis, est plutôt en deçà des questions comme : « Qu’est-ce qu’on a le droit de faire aujourd’hui en littérature ? Comment je me situe par rapport à ce qui a déjà été fait ? Faut-il revenir au néoréalisme ou au nouveau réalisme ? » J’ai l’impression qu'il écrit au-delà de ces questions. Et j’ai même envie de dire qu’il s’en fiche. Si on lui demandait comment il se situe par rapport à la tradition, peut-être qu’il répondrait : « Ce n’est pas mon problème. Situez-moi où vous voulez, moi je n’ai pas de rapport à la tradition ». Et je ne sais pas où le situer non plus.
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Pour moi, c’est une renaissance de l’art du roman, c’est une réaffirmation de la liberté complète de raconter. Il me semble que Italo Calvino parlait du roman comme du genre dans lequel on peut tout se permettre. Et, d’une certaine façon, Chemins de fer du Mexique me rappelle aussi Si par une nuit d’hiver un voyageur, un roman d'Italo Calvino (trad. Danièle Sallenave, François Wahl, aux éditions du Seuil en 1995). La recherche de la carte du Mexique est un élément dynamique, et qui reprend la stratégie narrative, assez classique, de l’objet qui manque et qui crée l’écriture parce qu’il manque.
Donc Griffi réinvente des choses qu’on connaît bien depuis longtemps, qui sont tout à fait classiques d’un côté. De l’autre côté, il est l’héritier du postmodernisme, puisqu’on peut mettre n’importe quoi dans le livre, ça passera. Mais je ne pense pas qu’il se confronte à ces traditions.
Dans un entretien, en effet, il me semble que Griffi a affirmé que pour lui, la littérature est un jeu.
Christophe Mileschi : Oui, et c’est à la fois très moderne, très postmoderne et, en même temps, très ancien. Je veux dire, Rabelais, Cyrano de Bergerac, même Ovide, Apulée, Homère : tous ces auteurs racontent pour la féerie d’inventer, de faire rêver le lecteur, de le promener ici et là dans le monde. Gian Marco Griffi ne s’est pas posé la question de savoir s’il avait le droit de le faire ou non, il l’a simplement fait.
Est-il possible de classer ce roman dans l’univers littéraire italien ou bien parmi les livres italiens traduits en France ?
Christophe Mileschi : Non, j’ai l’impression qu’il est inclassable et qu’il est un peu hors cadre en Italie, même en France. Dans ce roman, il y a de la psychologie, mais ce n’est pas un roman psychologique. Il y a de l’histoire, mais ce n’est pas un roman historique. Il y a de la métalittérature, mais ce n’est pas un roman métalittéraire… Et c’est tout cela à la fois. Je pense que c’est le récit qui est prépondérant.
Il nous raconte une histoire et il nous tient en haleine, par différents stratagèmes stylistiques et thématiques, des ressorts narratifs, des rebondissements improbables, mais surtout par le plaisir qu’il a lui-même à raconter. Et qu’il transmet aux lecteurs. Moi, je l’ai vécu comme ça. En le lisant, j’étais bouche bée de ressentir un tel plaisir. Le genre de plaisir qui me rappelle Le Maître et Marguerite de Boulgakov, il y a très longtemps. C’est le plaisir de l’invention gratuite. On est fascinés, on regarde, on a encore envie qu’il recommence.
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Je le vois dans une tradition peut-être russe, et peut-être sud-américaine. Il y a Garcia Marquez quelque part dans ces pages. Il y a une structure assez classique, de roman monde. Mais c’est comme un roman monde quantique, éclaté sur plein de dimensions coordonnées par le lecteur et par le fil directeur de la recherche de la carte, par cette logique thématique.
Dans ce roman on a parfois l’impression de se perdre, mais, à la fin, il y a toujours quelque chose qui tient…
Christophe Mileschi : Je crois que ce qui tient, c’est le lecteur qui l’apporte, en fait. On ne sait plus, parfois, dans le roman, de quel point de vue l’histoire est racontée, qui parle à qui. Mais ce n’est pas grave parce qu’il y a le lecteur qui fait la cohérence. En effet, un livre, c’est bien sûr quelqu’un qui l’a écrit, mais c’est aussi quelqu’un qui va le lire et, en dernier lieu, c’est celui qui le lit qui donne le sens.
Les personnages de ce livre sont souvent en train de raconter des histoires. La façon de les mettre en scène passe à travers l’acte de la parole. C’est comme une mise en abyme du roman, comme si le livre était aussi un roman sur le roman.
Christophe Mileschi : C’est pour ça que je disais que c’est aussi un roman métalittéraire. Mais ce n’est pas que cela. D’après moi Griffi a une culture littéraire très ample et diverse. Il doit certainement avoir comme critère principal : ça me plaît ou ça ne me plaît pas. Et je suis certain qu’il n’a pas lu que de la littérature italienne… Le plaisir de raconter est en effet au cœur du livre. Et il y a plusieurs niveaux, car les personnages racontent l’histoire des gens qui racontent à leur tour une histoire.
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Il y a donc peut-être un lien avec Les Mille et une nuits (Trad. Antoine Galland, pour Flammarion en 2004). Et souvent l’objet de ces histoires sont les gens. Cela rend le livre extrêmement fort et humain, car ce sont des destins de personnes, d’individus qui sont mis en avant. Même quand il met en scène Adolf et Eva, on est dans la peau d’Adolf et Eva. On voit de l’intérieur à quel point ces gens étaient malades, dangereux, futiles, ridicules, criminels. Mais on le voit en regard subjectif. C’est un livre qui change souvent de point de vue, un livre kaléidoscope.
Est-ce que pour vous l’ironie joue un rôle important dans ce roman ?
Christophe Mileschi : Absolument. Il y a un dédoublement ironique quasiment du début à la fin, il y a toujours comme une sorte de pas de côté qui permet de regarder même des choses atrocement tragiques à une certaine distance émotionnelle. En effet, il y a toujours une prise de recul. On n’est jamais dans le pathos pathétique plus de quelques pages de suite. Par exemple, rien que l’évocation des nazis, Adolf, Eva et les autres, c’est le mal. Et en même temps c’est le mal ridicule, le mal ridiculisé de l’intérieur.
Du point de vue de la représentation du nazisme et du mal dans ce livre, que pourriez-vous nous en dire ?
Christophe Mileschi : Quand un écrivain ou un cinéaste veut représenter le fascisme ou le nazisme et leur monstruosité, il y a toujours un danger, des lecteurs ou des spectateurs qui pourraient trouver cela fascinant et qui ne seraient pas dissuadés par la monstruosité, d’abomination de ce qui est montré, mais qui, au contraire, s’identifieraient au bourreau.
Mais Griffi adopte un regard double, ironique, qui d’un côté ne cache pas que le nazisme était atroce, et de l’autre, ridiculise les nazis de l’intérieur, d’une manière manière si légère et efficace qu’aucun fasciste aujourd’hui qui lit ce chapitre ne peut avoir envie d’être un nazi.
Dans Chemins de fer du Mexique, le pouvoir est totalement tourné en dérision. Et, à mon avis, le roman évite tous les pièges possibles parce qu’on peut être authentiquement antifasciste, écrire un livre dont on est persuadé qu’il est antifasciste, et que des fascistes vont pourtant aimer.
Crédit image : Christophe Mileschi
Par Federica Malinverno
Contact : federicamalinverno01@gmail.com
Paru le 14/03/2024
668 pages
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