L'éditeur britannique Puffin s'est entendu avec les ayants droit de Roald Dahl pour réécrire certains de ses textes, occasionnant des accusations de censure par certains. D’autres, dont la maison britannique elle-même, ont parlé d’une simple adaptation aux mœurs d’aujourd’hui. Le Guardian a exhumé une conversation entre l’auteur jeunesse et le peintre Francis Bacon. Roald Dahl confiait au peintre une de ses craintes : que l'on retouche ses textes...
Le 02/03/2023 à 16:05 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
02/03/2023 à 16:05
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Cette discussion à bâtons rompus a eu lieu en 1982 au domicile de Roald Dahl, à Great Missenden dans le Buckinghamshire, et a été captée par un ami de Francis Bacon, Barry Joule. L’enregistrement a été détruit par inadvertance peu de temps après, mais, fort heureusement, Joule avait transcrit la conversation.
L’auteur jeunesse n’y était pas allé par quatre chemins : « J’ai averti mes éditeurs que s’ils changeaient plus tard une seule virgule dans l’un de mes livres, ils ne verraient plus jamais un mot de moi. Jamais ! Jamais ! »
Tout aussi provocateur, avec un camarade qui savait l’être autant que lui , il ajoutait : « Quand je serai parti, si cela se produit, je souhaiterais que le puissant Thor [référence à ses ascendances norvégiennes] leur frappe très fort sur la tête avec son Mjolnir. Ou j’enverrai “l’énorme crocodile” pour les engloutir. » Le crocodile en question est l’un des personnages les plus célèbres de Dahl. Sa particularité : être une brute grincheuse et gourmande, qui « veut manger quelque chose de juteux et de délicieux ».
Un point de vue validé par le peintre britannique : « Il ne doit y avoir aucun changement dans l’œuvre originale d’un artiste lorsqu’il est mort, pour quelque raison que ce soit. »
Barry Joule a confié que Dahl et Bacon avaient été, cet après-midi là, bien en forme, et ce « grâce à la boisson » : Dahl « frappait du poing si fort que tous les verres tremblaient et que le vin se renversait », et Bacon cognait son verre de vin avec une telle force que « j’ai pensé qu’il allait le casser », décrit Joule.
En vérité, Roald Dahl a déjà accepté de modifier un de ses textes. La première édition de Charlie et la chocolaterie, en 1964, faisait référence à des Oompa Loompas réduits en esclavage, originaires « des plus profondes jungles africaines ». Ces « pygmées noirs » furent réécrits, avec de nouvelles descriptions, par l'auteur lui-même, à la fin des années 1960. En 1973, dans une édition suivante, les Oompa Loompas apparaissaient comme de « petites créatures fantastiques ».
La polémique autour des réécritures de 2022 ne faiblit pas, outre-Manche. L’éditeur des livres de Roald Dahl, Puffin, a en effet procédé à une réécriture drastique d’un certain nombre de ces classiques de la littérature jeunesse. D’après le quotidien, les termes « liés au poids, à la santé mentale, à la violence, au genre et à l’ethnie ont été supprimés et reformulés ».
L’entreprise de réécriture des livres de Roald Dahl remonte à 2020, pour les éditions de 2022. La société gestionnaire des droits et l’éditeur Puffin ont fait appel à l’agence spécialisée Inclusive Minds, qui propose aux professionnels de l’édition un regard attentif pour déceler des représentations problématiques ou erronées.
Les modifications apportées aux textes de Roald Dahl ne sont pas le seul fait de la maison britannique. La Roald Dahl Story Company, société familiale qui gère les droits sur les œuvres de l’écrivain, a travaillé avec l’éditeur autour de ces réécritures.
Parmi les changements dans les ouvrages, dans la nouvelle édition de Charlie et la chocolaterie, Augustus Gloop, est désormais simplement « énorme » plutôt qu’« énormément gras ». Dans Les Deux Gredins, Commère Gredin n’est plus « laide et bestiale », juste « bête », et dans L'Énorme Crocodile « nous mangeons des petits garçons et des filles » a été modifié en « nous mangeons des petits enfants ».
Rishi Sunak intervient
L’adaptation des textes relève autant de la stratégie commerciale de la Roald Dahl Story Company que de l’inquiétude vis-à-vis des sensibilités heurtées. Par ailleurs, signalons que la Roald Dahl Story Company est déjà intervenue pour soigner l’image publique de l’écrivain britannique, en présentant en 2020 des excuses pour des propos antisémites tenus par Dahl en 1983 et 1990.
Parmi les personnalités qui se sont élevées contre cette réécriture, on peut citer Salman Rushdie qui, sur Twitter, évoque une « censure idiote ». À ses yeux, « Puffin et les ayants droit de Dahl devraient avoir honte ». Mais aussi la Reine consort, Camilla, qui a déclaré, à l’occasion d’une réception à Clarence House pour son club de lecture en ligne : « Veuillez rester fidèle à votre vocation, sans être gêné par ceux qui souhaiteraient restreindre votre liberté d’expression, ou imposer des limites à votre imagination. »
Même le Premier ministre s'y met : Rishi Sunak, par l’entremise de son porte-parole, qui a expliqué « qu’il est important que les œuvres littéraires et les ouvrages de fiction soient préservés. » Et d'ajouter : « Nous avons toujours défendu le droit à la liberté d’expression. »
Face au tollé général, Puffin a annoncé vendredi 24 mars qu’ils publieraient à la fois les textes originaux et des éditions retravaillées. Les versions originales seront proposées dans une nouvelle collection, Roald Dahl Classic Collection. 17 titres disponibles dans quelques mois, enrichis de « documents d’archives », indique la maison. Et de conclure : « Les lecteurs seront libres de choisir quelle version est leur préférée. »
En France, Hedwige Pasquet, présidente de Gallimard Jeunesse, dont la filiale Folio Junior édite les traductions des ouvrages de Roald Dahl, s’est dite résolument contre ces adaptations. « Nos traducteurs respectent l’esprit et l’œuvre des auteurs, autrices qu’ils traduisent. Jean-François Ménard a traduit Le Bon Gros Géant et retransmis l’imaginaire, l’humour, l’ironie et l’esprit incisif de Roald Dahl », a-t-elle expliqué, interrogée par ActuaLitté.
« Notre politique éditoriale est de respecter l’œuvre des auteurs, des autrices », continue Hedwige Pasquet, qui concède : « S’il y avait quelque chose à faire, ce serait de contextualiser les textes, c’est-à-dire, les restituer dans l’époque à laquelle ils ont été écrits. »
Les titres de Roald Dahl sont toujours couverts par le copyright, ce qui garantit des droits de propriété intellectuelle sur les œuvres aux éditeurs concernés, mais aussi aux ayants droit.
À LIRE: Après la polémique, les livres du Dr. Seuss s'ouvrent à de nouveaux auteurs
Les droits moraux de l’écrivain, dont l’existence au Royaume-Uni remonte à 1988, s’appliquent depuis l’année suivante dans le pays — un an avant la mort de Dahl, donc. Leur durée est équivalente à celle du droit d’auteur lui-même, soit l’existence de l’auteur, à laquelle s’ajoutent 70 années.
Comme nous l'expliquait Jean Aittouares, avocat spécialisé en droit de la propriété intellectuelle, ces droits moraux n'autoriseraient toutefois pas les ayants droit à modifier ou faire modifier des textes : « [C]'est un droit de défense de l'œuvre par lequel on peut empêcher qu’elle soit modifiée. En ce sens, la démarche des héritiers de Roald Dahl est complètement contre nature, elle est même potentiellement contraire au droit moral de l'auteur Roald Dahl et pourrait en constituer une violation. »
Crédits photo : Gallimard / Domaine public
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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14 Commentaires
Rieg Davan
03/03/2023 à 04:08
(contre) dixit Twitter les eBooks sont déjà modifiés sans aucun choix du client (au Royaume-Uni et pas aux USA).
Jean-Marc Rod
03/03/2023 à 08:56
Cette réécriture est une vergogne absolue mais elle pose une question intéressante du point de vue du droit d'auteur:
Dès le moment où il s'agit d'un nouveau texte, puisque le précédent a été travesti, la protection au titre du droit d'auteur s'étend-elle à 70 ans à partir de la date du décès des auteurs de cette ignominie?
Jojo
03/03/2023 à 11:04
Et est-ce que ces profanateurs inclusifs deviennent co-auteurs du texte ?
Mandras michele
03/03/2023 à 10:58
Je suis totalement contre le fait de modifier une création qu’elle soit littéraire , picturale etc
Cela ressemble étrangement au début d’une dictature
Liberté de créer
Liberté de choisir de lire ou ne pas lire
D’admirer ou ignorer une œuvre
NAUWELAERS
05/03/2023 à 01:55
Bravo à vous, Michele Mandras.
nmx
03/03/2023 à 11:30
Voyons les choses du bon côté : il y aura d'une part les vraies œuvres, celle qui relèvent de la littérature, de la pensée, où choquer les « sensibilités » sera vu comme indispensable, fécond et intéressant, comme cela l'a toujours été. Et d'autre part, il existera des sous-œuvres, mièvres et niaises, ré-adaptées pour ne choquer personne, dont les lecteurs pataugeront dans leur « sensibilité » au lieu de penser ou de se cultiver.
L'entre-soi de la première part aura du bon, on y respirera plus à l'aise qu'en étant perpétuellement exposé à toutes ces chouineries pénibles de petits censeur tarés et nombrilistes.
Décés de Roald Dahl
03/03/2023 à 17:05
On attend que l'écrivain (Dahl et Christie) pour toucher à leurs textes. Pour moi, c'est un manque de respect pour l'artiste.
L'œuvre n'est desormais plus du tout authentique. Chacun vit avec son temps, on ne détruit pas le passé.
On vit avec! Que ces gens arrêtent de détruire le passé! Cela ne sert à rien. Car ce qui est fait est fait. Parfois des siècles auparavant. Où étaient ces iconoclastes alors? Ils n'existaient même pas! Laissez le passé où il est et occupez-vous plutôt de l'avenir qui s'annonce difficile d'ailleurs!
Chou
04/03/2023 à 18:49
Je suis contre toute modification non approuvée par son auteur
Pas question de réécrire Balzac Rabelais ou Baudelaire
Chou
Bénard
05/03/2023 à 10:28
Pendant qu'ils y sont, les "censeurs" pourraient s'attaquer à la Bible dont les textes ont souvent de quoi offusquer.
RN10
06/03/2023 à 09:41
Un article d'une personne qui a "vraiment" creusé le sujet : https://www.facebook.com/albertm/posts/pfbid024syUQjHUaciD8hbCE7bztLVdZMJZqUXaZisJfaCrVUxhjaAwn85iVQfCh1sX5P6vl
NAUWELAERS
06/03/2023 à 23:20
RN10,
Bien vu peut-être mais l'auteur de cette chronique va également très vite en besogne en disculpant les wokes à cause de cette situation particulière et de Netflix !
Que je sache, James Bond n'a pas été racheté par Netflix et on réécrit tous les romans Bond de Ian Fleming pour les 70 ans de la parution du premier...
Désolé mais l'expression «panique morale» correspond à une culture du déni.
Pas d'accord, la «cancel culture» existe bel et bien, même en dépit des faits avérés expliqués avec pertinence dans cette chronique intéressante et bien faite...sauf pour sa conclusion abusive et spécieuse.
CHRISTIAN NAUWELAERS
Bernard
19/07/2023 à 11:35
Modifier des textes, originaux, pour les rendre conformes à une pensée d'aujourd'hui !
Que l'auteur le fasse de sa propre initiative et de son vivant, pourquoi pas, il saura s'en justifier.
Que ses ayant-droits, une fois l'auteur décédé, après avoir formulé devant témoins sa volonté de ne pas modifier ses textes, le fassent et que son éditeur suive, indigne de la part des héritiers, et irrespectueux de l'éditeur.
Un appendice, bien ajouté, en supplément du texte original, pourrait se concevoir pour expliquer le contexte du texte et la volonté de l'auteur avec une vision mise à jour par un autre que l'auteur.
L'argent, l'argent .... la crainte que les royalties ne disparaissent ou simplement diminuent.
Toute pensée écrite pourrait donc sous le nom de son créateur être modifiée par d'autres après son décès et dénaturer l'oeuvre de l'auteur.
Révisonnisme ?
Said92
19/09/2023 à 21:27
Bof, les occidentaux souhaitent la censure depuis les années 2014-2016. Aucune surprise ici, vous n'avez que ce que vous avez demandé.
Vous ferez de bons sujets d'histoire dans 50 ans.
NAUWELAERS
19/09/2023 à 22:48
Said 92,
Évitez de généraliser !
CHRISTIAN NAUWELAERS