Écho Antonin Artaud a fêté son premier anniversaire ce mois de mai : sept numéros publiés, une communauté croissante sur Facebook, le lancement d'un nouveau blog, un numéro spécial, et prochainement une nouvelle série de podcasts, Cinartonomie, qui fusionnera cinéma et littérature avec un focus sur Artaud. Ilios Chailly, initiateur de la revue, raconte à ActuaLitté cette jeune aventure, et se livre sur sa passion pour l'auteur de l'Ombilic des limbes.
Le 05/06/2024 à 13:48 par Hocine Bouhadjera
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05/06/2024 à 13:48
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ActuaLitté : Pourquoi et comment Antonin Artaud est-il devenu une figure centrale dans votre vie et votre travail ?
Ilios Chailly : Mon premier souvenir du nom Antonin Artaud remonte à mai 1997, lors d'un festival de théâtre lycéen sur l'île grecque d'Ios, voisine de Santorin où j'ai grandi. Une professeure de l'école d'Ios, apprenant que je suis à moitié français, m'aborda pour me parler durant une heure et avec passion d'Artaud. Même si cette rencontre ne me poussa pas à lire un de ses livres, l'enthousiasme de cette dame me permit de retenir son nom.
En 2000, lors d'un cours de théâtre pratique sur cet auteur à l'université, je découvre Artaud le Mômo qui m’inspire à écrire un poème. Je rejoins ensuite la Troupe du Théâtre de l'Épée de Bois, où je fais la connaissance de Stéphanie Fumex. En 2002, nous créons ensemble le monologue Le crépuscule de la cruauté ou la mort d’un martyr, dans lequel j'incarne Artaud sur scène pendant six ans à Paris et dans des festivals tels qu'Aurillac et Avignon (2006). En 2005, après avoir obtenu une maîtrise et un D.E.A. sur le Théâtre de l'Épée de Bois, je débute une thèse sur la notion de révolte et de révolution de l’esprit chez Artaud sous la direction de Christine Hamon-Siréjols.
Parallèlement, je publie deux articles dans le prestigieux magazine Planodion, dans un numéro spécial Artaud que nous avons préparé avec le poète Zissis Ainalis et Irini Papadopoulou. Le 12 décembre 2011, cinq jours après la naissance de ma fille, je soutiens ma thèse devant un jury composé de Christine Hamon-Siréjols, Monique Banu-Borie, Bernadette Bost, Florence de Mèredieu et Jean-Marie Pradier.
Ensuite, je continue à étudier Artaud, et plus spécifiquement Héliogabale et Le Théâtre et son double, mais sans l’ambition de publier le fruit de mes recherches. En 2018, je publie mon premier livre Antonin Artaud ou l’anarchiste courroucé grâce à l'aide de Patrick Schindel qui me met en contact avec les éditions Libertaires.
La maison, ayant refusé de publier ma thèse, m'ont demandé d'écrire un petit livre dans un style subversif pour des lecteurs qui connaissent peu Artaud. Malgré ses imperfections, ce livre écrit avec passion en deux mois a apparemment attiré l’attention. Ce qui m'a véritablement étonné, c'est que lorsque j'ai écrit ce livre, je n'avais aucune ambition particulière. Je pensais qu'il passerait inaperçu, étant publié aux éditions Libertaires, et qu'il servirait simplement de cadeau pour quelques amis.
À ma grande surprise, j'ai découvert qu'il était recommandé à la Fnac des Halles, épuisé en quelques mois, et, en consultant le réseau WorldCat, j'ai appris qu'il se trouvait dans plusieurs prestigieuses bibliothèques à travers le monde. Tant mieux que cela se soit passé ainsi, car si j'avais pensé qu'il allait attirer l’attention, par pudeur, je l'aurais sûrement écrit différemment.
Ce relatif succès de mon premier livre m'a encouragé à approfondir mes recherches sur le sujet et à partager mon travail de manière plus sérieuse, tout en conservant le style décontracté qui avait manifestement plu aux lecteurs.
En mars 2020, mes recherches sur Héliogabale m'ont mené à une découverte fascinante à la Bibliothèque nationale François-Mitterrand sur la canne de Saint-Patrick. Cette trouvaille a inspiré l'écriture de The Bachall Isu ou la canne de Saint-Artaud pendant le confinement. Après dix années de recherche, j'ai achevé Héliogabale ou l'alchimiste couronné en décembre 2021. En avril 2022, j'ai publié mon quatrième livre Le surréalisme ou la fin de l’ère Artaud aux éditions L'Harmattan, et parallèlement, pour clarifier certains passages du Théâtre et son double, j'ai écrit un livre en grec sur la médecine, terminé à l’été 2022.
À cette époque, avec François Audouy, j'ai surtout consacré toute mon énergie à promouvoir les textes d'Artaud découverts à Cuba. Mis à part ActuaLitté, qui a publié un article sur le sujet, personne ne s'y est intéressé. Cela m'a découragé, car je me demandais quel intérêt il y avait à continuer à écrire sur cet auteur si des textes aussi importants d'Artaud lui-même n'attiraient pas l'attention. Sans les encouragements de Pacôme Thiellement à cette époque, je pense que j'aurais abandonné.
Finalement, j'ai persisté et, en avril 2023, j'ai achevé Artaud le marteau, asile, drogues, électrochocs, surtout pour défendre Artaud contre certaines personnes qui sous-estimaient sa souffrance réelle et les propos de certains psychiatres comme le docteur Ferdière, qui présentaient une image de lui qui n'était pas toujours objective.
En mai 2023, la revue Écho Antonin Artaud a vu le jour et compte désormais sept numéros. En janvier 2024, j'ai terminé un manuscrit de 42 pages où j'analyse en détail les quatre articles d'Antonin Artaud retrouvés en 2009 à Cuba, les comparant aux idées présentes dans Héliogabale, Le théâtre et son double et les Messages révolutionnaires. Ce projet a été principalement créé pour répondre à une demande des éditions Gallimard. À l'époque où Laureline Rousselet et Bernard Noël avaient présenté ces textes aux éditions Gallimard, la maison d'édition s'était montrée intéressée, mais ce qui leur manquait était l'avis d'un spécialiste et une analyse détaillée de ces écrits pour en démontrer l'importance.
Parlez-nous de la genèse d'Écho Antonin Artaud et comment il a évolué au fil du temps.
Ilios Chailly : Avant de parler de la genèse d'Écho Antonin Artaud, il est important de préciser que mon livre The Bachall Isu ou la canne de Saint Artaud est consacré au périple d’Artaud en Irlande et à une analyse détaillée de son texte Les Nouvelles Révélations de l’être. En 2022, lorsque j’ai rencontré Pacôme Thiellement, il m’a mis en contact avec Ronan Ó Feargail de Galway, qui faisait alors de sérieuses recherches sur Artaud et les Tarots, ainsi qu'une traduction en anglais des Nouvelles Révélations de l’être.
Le 26 avril 2023, ayant tout juste terminé mon ouvrage Artaud, le marteau, asiles, drogues et électrochocs pour compléter et corriger The Bachall Isu ou la canne de Saint-Artaud, je suis parti en voyage en Irlande sur les traces d’Antonin Artaud. Grâce à mes rencontres avec des archivistes à Dublin, avec Ronan à Galway, qui avait des liens avec les descendants de Sean O'Milleain, qui avait accueilli Artaud en 1937, et grâce à mes échanges avec les habitants des îles Aran, mes recherches sur Artaud se sont avérées bien plus fructueuses que prévu.
De retour à Paris, j'ai rapporté une abondance d’informations, et de photos des endroits visités par Artaud lors de son séjour. C'est alors que ma femme m'a suggéré de créer un blog, où je pourrais partager mon voyage en Irlande et mes découvertes sur Artaud. De retour à Paris, je me suis donc lancé dans la création et la mise en page de ce blog. Cependant, une fois terminé, je me suis retrouvé dans l'incapacité de publier mon PDF sur internet. C'est ainsi qu'est née l'idée de réaliser une revue que je pourrais distribuer gratuitement aux personnes intéressées.
Pour illustrer cette revue, j’ai pensé à collaborer avec mon ami, le peintre grec reconnu Katonas Asimis, qui avait déjà réalisé de magnifiques portraits d’Artaud. À l’origine, comme ce projet me prenait du temps et me coûtait de l’argent, j’avais juste l’intention de préparer trois numéros consacrés à mes découvertes irlandaises et un quatrième consacré aux textes d’Artaud découverts à Cuba en 2009, sur lesquels j’avais écrit un article détaillé mais que je n'arrivais pas à publier.
Ce qui s’est passé, c’est que cette revue a attiré l’attention grâce à un article d’Actualitté qui en a parlé. Cela m’a mis en contact avec diverses personnes qui avaient fait des découvertes stupéfiantes sur Artaud, mais que la presse officielle ne mentionnait pas et que les maisons d’édition ne publiaient pas leurs travaux. Vu la quantité d’informations importantes et inédites que diverses personnes dont je ne connaissais pas les travaux m'envoyaient par mail, et les choses que j’apprenais sur Artaud je ne pouvais pas m'arrêter.
La revue donnait non seulement l'occasion à des gens comme moi, qui avaient du mal à publier leurs articles, mais permettait surtout de mettre en lumière des découvertes importantes de personnes comme Laurence Meiffret sur Génica Athanassiou, Patrick Pognant sur le tapuscrit sur Artaud du docteur Latrèmolière, Jean-Pierre Castelain sur le dossier perdu du Havre, Étienne Lepicart sur la lettre d’Artaud à Alexis Carrel, Laurine Rousselet ou Pedro d’Armas sur le voyage et le séjour d’Artaud à Cuba.
Quelles sont les principales nouveautés qu'Écho Antonin Artaud a introduites pour célébrer son premier anniversaire ?
Ilios Chailly : Pour célébrer son premier anniversaire, Écho Antonin Artaud a dévoilé plusieurs initiatives, témoignant de sa croissance et de son engagement envers son public. Tout d'abord, la présence de la revue sur Facebook a connu une croissance remarquable, avec près de 400 nouveaux abonnés en seulement trois mois, accompagnés de plus de 250 publications variées.
En ce qui concerne les publications, Écho Antonin Artaud a célébré cette date anniversaire en offrant à ses lecteurs une double édition. La première, sortie le 1er mai, était la septième édition habituelle, dédiée cette fois à l'exploration de la relation entre Artaud et Van Gogh. Ce numéro a été suivi d'un hors-série spécial anniversaire, publié le 1er juin, offrant pas moins de 50 pages de contenu exclusif. Le 1er juillet 2024 paraîtra le numéro 8 de la revue, centré sur la notion de « corps sans organes », selon les théories d'Artaud, Deleuze et Guattari.
Mais la nouveauté la plus importante de ce mois-ci est peut-être le lancement du tout nouveau blog de la revue, accessible à l'adresse. Ce blog est une plateforme où les lecteurs peuvent non seulement plonger dans un univers d'articles inédits, mais aussi télécharger gratuitement en PDF les sept numéros de la revue en français et en anglais.
Parmi la quinzaine d’articles publiés dans ce blog, on trouve des extraits de lettres rares telles que celle de Joan Miró à Antonin Artaud, datée du 25 février 1948, révélant une proposition de collaboration entre les deux artistes. Une autre lettre, écrite par Artaud à Marcel Pagnol le 12 octobre 1932, témoigne de la recommandation d'Annie Besnard par Artaud, révélant ainsi des facettes méconnues de ses relations professionnelles et personnelles.
En outre, un article fascinant sur trois lettres d’Artaud offre un regard approfondi sur ces correspondances, notamment une adressée à Alexis Carrel depuis le Mexique, ainsi que deux autres signées « Antonin Nalpas » et envoyées au docteur Donnadieu, médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Chezal-Benoît, en janvier 1943.
Enfin, pour élargir son audience et toucher un public encore plus large, nous lancerons bientôt un nouveau podcast, Cinartonomie, en collaboration avec deux contributeurs d’exception. Ce podcast proposera des discussions enrichissantes sur Artaud, le cinéma et un autre thème que je dévoilerai le moment venu.
Pourriez-vous nous présenter en détail le contenu de cette édition spéciale anniversaire de la revue ?
Ilios Chailly : Lorsque le premier anniversaire de la revue Écho Antonin Artaud est arrivé, moi et Katonas Asimis nous cherchions des idées sur la façon de célébrer l'événement. Régulièrement, je recevais des questions de lecteurs curieux concernant notre identité, nos travaux publiés sur Artaud et nos positions sur les différentes affaires posthumes le concernant.
En avril, un lecteur nous a fait remarquer que, bien que nous discutions abondamment d’Artaud, nous restions discrets quant à nos propres contributions, nos positions, les raisons de la gratuité et nos motivations profondes. J'ai expliqué à ce monsieur que notre discrétion n’est pas due à un manque d’opinions ou à une réticence à partager nos travaux, mais à une conviction profonde de mettre en lumière la pensée d’Artaud plutôt que nos personnalités ou nos perspectives individuelles.
Pour illustrer ma position sur les différentes affaires liées à Artaud après 1948, bien que j'aie mon propre avis, je préfère rester neutre au sein de la revue, sauf si elles portent atteinte à la mémoire d'Artaud. Je souhaite qu'Écho Antonin Artaud ne soit pas un espace de division, mais un lieu de rassemblement et d’échange, ouvert à tous, qu'ils soient spécialistes ou simples amateurs.
Même si, pour des raisons pratiques, Écho Antonin Artaud dépend encore des décisions de quelques personnes, la revue n'appartient en réalité à personne, mais à ceux qui souhaitent la faire vivre. Écho Antonin Artaud est une revue gratuite, libre et apolitique dont le seul but est de transmettre des connaissances autour d'Artaud sans prendre parti dans les débats externes à son œuvre. J'espère qu'un jour, nous parviendrons à la maintenir de manière autonome, sans la présence de ses fondateurs.
Pour répondre à votre question, ce numéro anniversaire a été conçu pour éviter de répéter constamment les mêmes réponses par mail. Afin que la revue ne soit pas centrée sur moi et pour exclure des éléments personnels, comme mon spectacle sur Antonin Artaud de 2002, j'ai décidé de créer un hors-série, non inclus dans la numérotation officielle. Ce numéro met également en lumière le travail et le parcours du peintre Katonas Asimis, indépendamment de ses créations sur Artaud. Il sera disponible dès juin, uniquement sur demande explicite. Il est important de noter que, puisqu'il ne se concentre pas principalement sur Artaud, il ne sera pas téléchargeable sur le blog.
En ce qui concerne son contenu, je ne révélerai pas davantage, sauf qu’à l'origine, ce numéro spécial comportait un long article très intime que j'avais écrit, intitulé Artaud, Mon Odyssée Personnelle. Aujourd'hui, publier un tel article me semble prématuré, c'est pourquoi j'ai décidé de le garder pour moi.
Peut-être le partagerai-je, enrichi de nouveaux éléments, dans le second numéro anniversaire de la revue Écho Antonin Artaud, prévu pour mai de l'année prochaine. Ou peut-être ferai-je abstraction de tout le reste pour me concentrer uniquement sur l'œuvre et la pensée d'Artaud. Ce qui importe aujourd'hui, c'est d’être unis pour transmettre le message d'Artaud, et toute autre discussion pourrait nous en détourner.
Quels sont vos projets futurs ?
Ilios Chailly : Pour la revue, nous disposons de suffisamment de contenu intéressant pour couvrir une année supplémentaire, soit 7 numéros. Comme nous venons tout juste de le mentionner, le prochain numéro de juillet, le numéro 8, est presque terminé et abordera la notion de corps sans organes chez Artaud, Deleuze et Guattari. Avec Katonas Asimis, nous travaillons sur une nouvelle formule qui mettra davantage en valeur l'art, et plus spécifiquement la peinture.
En parallèle, de mon côté, je prépare plusieurs autres livres : l'un sur Artaud et le théâtre, incluant une méthode d'acteur pratique inspirée de ses écrits ; un autre sur Van Gogh ; un sur la notion de corps sans organes ; un sur le Mexique et les Tarahumaras ; et un dernier sur la notion de Dieu chez Artaud. Enfin, mon projet le plus ambitieux sera un triptyque biographique, dont la première partie sera une biographie extrêmement détaillée.
Sans remettre en cause la qualité des biographies existantes, nous vous expliquerons prochainement pourquoi ce projet, potentiellement participatif, est important, voire nécessaire aujourd'hui. Soyez certains que si nous n'avions pas estimé ce projet utile, nous ne nous y serions jamais lancés. Bien que l'essentiel de cette biographie soit déjà rédigé, notre objectif est de produire un ouvrage très complet et de grande qualité. Ce travail permettra de corriger les erreurs que j'ai relevées en relisant mes premiers livres, ainsi que celles présentes dans d'autres ouvrages et qui se propagent de publication en publication.
De plus, il apportera de nombreuses nouvelles découvertes qui n'étaient pas disponibles il y a vingt ans. Cependant, comme je tiens à présenter un travail sérieux et abouti, je prendrai le temps nécessaire, probablement plusieurs années, pour vérifier avec d’autres chercheurs d’Artaud les informations et les compléter avec d'autres découvertes avant la publication de ce livre. Individuellement, nous ne parviendrons jamais à présenter un travail complet digne de la mémoire d'Artaud. Pour réussir une véritable biographie de référence qui fera consensus, nous devons unir nos forces autour d'un projet commun.
Que diriez-vous pour convaincre les néophytes de découvrir l'œuvre d'Antonin Artaud, et en quoi pensez-vous que son travail reste pertinent aujourd'hui ?
Ilios Chailly : Cela peut sembler étrange de la part de quelqu'un qui prépare une biographie détaillée d'Antonin Artaud, mais selon moi, l'essentiel chez Artaud ne réside ni dans sa vie, ni dans les anecdotes qui l'entourent, mais dans la puissance poétique de ses écrits et les idées de son œuvre. Bien qu'Artaud ait compris, tant sur le plan intellectuel que physique, certaines choses que la majorité des gens ne saisissent pas, il est essentiel de souligner que cette puissance et ces idées ne sont pas exclusivement inhérentes à son œuvre. Les idées que l'œuvre d'Artaud nous permet d'approcher existent indépendamment de cette dernière.
Répondons à la question de l'utilité et de la pertinence de ses écrits. Selon Artaud, le but de sa révolution de l'esprit n'est pas de créer une œuvre d'art ou de littérature, mais de réveiller les potentiels profonds et oubliés qui sommeillent en nous. Comme il le souligne, toute son œuvre écrite ou vécue est « un formidable appel de forces qui ramènent l'esprit à la source de ses conflits », des forces libératrices de nos habitudes et de nos enfermements mentaux. Son œuvre, par ses images et idées de feu ainsi que sa densité vibratoire élevée, aspire à être une bombe contre cette conscience dominante qui nous détache de la vie telle qu'elle mérite d'être vécue, afin que nous puissions devenir maîtres de notre destin. En résumé et pour faire simple, ressentir son œuvre et comprendre le message d’Artaud vous rendra un peu plus vivant.
Cependant, il est important de préciser que cette nouvelle densité intérieure, bien qu'elle puisse modifier profondément votre manière d'être et vos visions du monde, ne simplifiera pas nécessairement votre vie. La vie d'Artaud en est la preuve. À l'instar des pensées de Nietzsche ou de Deleuze, celle d’Artaud aide à se détacher des croyances rigides et ouvre de nouvelles possibilités de pensée et d’existence. Il nous appartient à chacun d'utiliser ce potentiel renouvelé de manière constructive ou destructrice. Comprendre l'œuvre d'Artaud ne nous rend pas meilleur mais plus humains et nous aide à nous détacher de ce monde dominé par les écrans.
Vous pourriez alors nous reprocher, à juste titre, que si l'œuvre d'Artaud critique la transformation de la création en produit marchand et en esthétique de marque, pourquoi avons-nous créé la revue Écho Antonin Artaud, avec des logos très présents sur les réseaux sociaux, alors qu'il s'oppose ouvertement à la dénaturation de l'homme dans un monde virtuel ? N'est-ce pas trahir Artaud ? C'est tout à fait juste, mais aujourd'hui, à mon avis, la question ne devrait pas se poser en ces termes. En réalité, c'est précisément sur ces réseaux que notre revue doit être.
Premièrement, parce que, comme Artaud le souhaitait, son message atteint les jeunes et un plus large public, et ne se limite pas à une catégorie de savants. Deuxièmement, parce que l'œuvre d'Artaud n'a pas d'utilité pour ceux qui sont déjà libérés de cette matrice numérique, mais elle est essentielle pour nous, qui en sommes encore esclaves. Artaud appartient à tous ceux qui cherchent en lui une vérité, indépendamment de leur rang social, de leurs habitudes de communication, de leur niveau d'études.
Artaud sur Facebook, c'est un peu comme un cheval de Troie. Puisque nous passons déjà beaucoup de temps à regarder des vidéos TikTok, autant publier des photos anecdotiques de lui. Comme avec les portraits de Rimbaud et du Che, ces images nous marquent. Qui sait, peut-être que quelqu'un, en retenant son nom comme ce fut le cas pour moi quand une professeure hippie m'en a parlé, finira par s'intéresser à son œuvre et, espérons-le, s'éveiller un jour de cette virtualité ambiante grâce à son message.
Qu'il s'agisse d'une thèse, d'une revue, d'un blog, d'un logo, d'une photo d'Artaud ou d'une anecdote le concernant publiée sur Facebook, si cela peut capter l'attention et inciter un néophyte à lire non pas ce que j'écris, mais les textes d'Artaud, ce sera pour moi une victoire. Certes, tout le monde ne lira pas Artaud, tout comme tout le monde n'est pas devenu révolutionnaire en portant un tee-shirt du Che. Mais si cela éveille ne serait-ce qu'une seule personne, c'est déjà une avancée. Pour donner un exemple concret, je connais quelqu'un qui a étudié sérieusement Artaud mais qui l'a découvert parce qu'il était fan de Mylène Farmer, et que la chanteuse a cité son nom dans une interview.
D'autre part, si nous nous intéressons autant aux aspects biographiques d'Artaud dans notre revue, c'est parce ce que c’est eux qui attirent l’intention. Aujourd'hui, contrairement à un philosophe comme Nietzsche, Artaud est davantage connu pour son mythe, tandis que les idées présentes dans ses écrits, tels que Héliogabale, Le Théâtre et son Double ou encore Les Messages révolutionnaires, sont parfois reléguées au second plan. Même ces derniers textes sont souvent considérés comme de simples objets littéraires ou des œuvres d'art exposées dans des musées.
Pourtant, pour en révéler tout le sens et le potentiel de ces écrits incendiaires, ils devraient être déclamés plutôt que lus. C’est un peu comme si nous étions attirés par Artaud aujourd'hui, mais que nous avions peur de le faire revivre pleinement en nous.
Nous sommes conscients que les thèmes abordés dans notre revue, comme préciser qu'Artaud n'a pas voyagé au Mexique à bord de l'Alberville mais du San Matteo pour partir via la Nouvelle-Orléans à La Havane, peuvent paraître anecdotiques, mais sous-estimer l'attractivité d'Artaud et ne pas se servir de sujets qui intéressent tant serait stupide, car ce sont ces détails qui vont peut-être légitimer notre travail, remettre Artaud de nouveau à l'avant de la scène et pousser des gens à le redécouvrir et à lire ses écrits.
La revue Écho Antonin Artaud n'est pas une fin en soi, mais un moyen, et tous les moyens sont bons si les intentions sont pures. Un moyen en soi n'est jamais bon ou mauvais, c'est l'objectif qu'il sert qui importe. La revue Écho Antonin Artaud a pour but non pas d'accumuler des richesses, mais de transmettre un savoir. Si un jour, en tant que fondateurs de cette revue, nous parvenons à ne plus perdre d'argent en partageant nos découvertes sur Artaud, nous ne nous en plaindrons pas. Toutefois, si nous n'étions pas convaincus par son message et que notre objectif était d'utiliser le nom d'Artaud uniquement pour convaincre des maisons d’édition prestigieuses, réussir dans le milieu universitaire ou gagner de l'argent, nous aurions adopté un autre discours et une autre stratégie.
Certains de mes lecteurs m'ont parfois reproché par mail que mon ouvrage sur le surréalisme était trop universitaire, tandis que d'autres m’ont critiqué, pour un livre comme L'Anarchiste courroucé, d’adopter un style plus personnel ou militant. Dans Héliogabale, j’étais trop ésotérique, et dans celui sur les asiles, trop scientifique ou "pop". À mes yeux, ces divers styles anecdotiques ne sont que des formes servant à attirer l'attention et surtout rendre le message et la pensée d'Artaud plus digestes et sous différents angles.
Mon expérience d’auteur d’ouvrages sur Antonin Artaud m’a appris que pour initier le plus grand nombre de personnes aux idées philosophiques d’Artaud et les convaincre de s’intéresser à l’essence d’œuvres comme Héliogabale, Le Théâtre et son Double ou les textes mexicains comme les articles découverts à Cuba en 2009, il ne suffit pas de s’intéresser au fond, mais aussi à la forme de présentation.
Cette diversité de styles permet une certaine flexibilité et empêche que son message ne s'enferme dans une forme prédéfinie, destinée à une seule catégorie de lecteurs aux idées préconçues. Je me répète, mais l'œuvre d'Artaud doit s’ouvrir à un large public, et pas seulement à un cercle restreint d'érudits, en s’adaptant aux moyens de communication modernes. Je reconnais que la forme peut parfois véhiculer du sens, mais pour que l’œuvre d’Artaud ait aujourd’hui un sens, elle doit sortir de son carcan littéraire ou artistique et commencer à répondre aux demandes et aux angoisses de notre époque.
Je ne nie pas qu’il soit important d'écrire dans un style savant, mais le message d’Artaud ne se limite pas à une seule manière d’expression et de pensée, il appartient à toutes. Il faut séparer le fond de la forme. Une apparence sérieuse ne signifie pas forcément que le contenu est pertinent. Il existe des travaux qui, bien que sérieux en apparence, manquent de substance, et inversement. Je reconnais que notre époque est triste, presque inhumaine, mais pour ne pas s'isoler, nous devons apprendre à la comprendre et à la combattre avec les moyens de notre temps. À mon avis, les mots d'Artaud sont bien plus utiles et importants aujourd'hui qu'à l'époque de son vivant.
Pour convaincre les néophytes, voici ce que je dirais : étudiez Antonin Artaud sans arrière-pensée, sans ambition particulière, et vous ne le regretterez pas. Si aujourd'hui, des gens approfondissent Artaud avec tant de passion, au détriment de leur temps libre et de leur portefeuille, c'est qu'il y a beaucoup plus à gagner qu'on ne l'imagine. Écoutez tout le monde, ne suivez personne et faites ce que vous dicte votre intuition. Quoi qu'on vous enseigne, si vous êtes sincère avec vous-même, c'est vous qui avez raison. Doutez de tout et de tous, et surtout de ce que dit Artaud.
À LIRE - Antonin Artaud et “la Race des hommes perdus”
Il faut aussi passer par là. Avec ou sans Artaud, soyez persévérant et n'abandonnez pas facilement. Approfondissez, ne vous découragez pas. Soyez curieux. Soyez vivant. Artaud ne révèle pas ses secrets facilement, mais je vous assure qu'à la fin, vous trouverez ce que vous cherchez. Ne faites pas d’Artaud un exemple, un saint ou une chapelle. N'oubliez jamais qu'Artaud est juste une image, une voie parmi tant d'autres. Ce que vous cherchez est déjà en vous, et non chez Artaud.
Crédits photo : Une toile de Katonas Asimis. Les références de la toile sont : Katonas Asimis "Antonin Artaud", 100x100 cm, huile sur toile, 2023. Ilios Chailly.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
1 Commentaire
Ariane
06/06/2024 à 10:27
Antonin Artaud m'a toujours fascinée et pourtant je n'ai lu de lui que sa traduction du Moine de Lewis (inoubliable). Je viens de m'abonner au blog Echo Antonin Artaud pour enfin le connaître vraiment. Bravo à Ilios Chailly pour tout son travail et merci à Actualitté et Hocine Bouhadjera pour cette très intéressante interview !