BookBanUSA — On pensait la censure institutionnelle en Occident réduite à la part la plus excessive de la production livresque - négationnisme, appel au meurtre... –, les États-Unis nous prouvent le contraire ces dernières années, et la France également depuis qu’un ouvrage jeunesse a été interdit aux adolescents pour mauvaises mœurs... En parallèle, un autre phénomène ne faiblit pas : la pression morale des réseaux sociaux contre les œuvres d’art, dont l’un des rôles est d’être soit à l’avant-garde, soit un reflet du réel, quitte à déranger.
Le 10/08/2023 à 15:05 par Hocine Bouhadjera
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10/08/2023 à 15:05
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En 2022, un rapport du PEN America, Reading Between the Lines : Race, Equity, and Book Publishing (Lire entre les lignes : race, équité et édition de livres), révélait les obstacles bien ancrés et persistants au succès commercial d’un plus grand nombre de titres d’auteurs « racisés », et exposait un large éventail de lacunes systémiques dans la promotion d’une approche diversifiée et inclusive de l’édition.
« Des mouvements nationaux comme Black Lives Matter et #MeToo ont poussé les éditeurs à se réengager plus largement en faveur de la responsabilité, de la représentation et de la justice sociale », décrit l’organisation pour l'expression libre des écrivains dans un nouveau rapport, et d’ajouter : « Ce travail est loin d’être terminé, et PEN America a appelé les éditeurs à réexaminer certaines de leurs conventions fondamentales — de la structure des avancées aux normes du processus d’acquisition — pour ouvrir de plus grandes opportunités aux auteurs avec des antécédents et des degrés d’accès variés à l’industrie. »
Dans cette présente étude, Booklash : Literary Freedom, Online Outrage, and the Language of Harm, (Booklash : liberté littéraire, indignation en ligne et les mots qui blessent), PEN America s’attarde cette fois-ci sur le danger des réseaux sociaux et la susceptibilité qu’elle laisse sans retenue s'exprimer, imposant de nouvelles exigences morales aux livres et aux auteurs. Les conséquences : un affaiblissement de l’expression littéraire, et l’alimentation d’une tendance à la censure et l’autocensure, qui rétrécit la liberté de création et d’imagination des écrivains.
Afin de réaliser ce rapport, PEN America s’est appuyée sur « des recherches documentaires substantielles », à partir de sources publiques, ainsi que des entretiens avec plus d’une vingtaine de « professionnels de l’industrie » — éditeurs, responsables d’édition, agents littéraires, auteurs et avocats. « Parmi les personnes interrogées, 14 des auteurs, éditeurs et agents littéraires avec lesquels nous avons parlé avaient personnellement vécu ou participé à une situation où un livre a vu sa publication annulée ou modifiée », révèle par ailleurs l’organisme.
Le rapport est formel : les retraits de livres devant la critique, rares et souvent sous la pression d’une minorité bruyante et virulente, ont cependant des effets d’entraînement, réduisant l’espace de prise de risque du côté des éditeurs comme des auteurs.
16 cas de retraits de livres par des auteurs ou des éditeurs sont ici étudiés, le plus récent datant de juin 2023. Selon l’organisme, « aucun de ces livres n’a été retiré sur la base d’une allégation de contenu de désinformation factuelle ni de la glorification de la violence, ou de passages plagiés. La teneur des propos ou leur auteur a simplement été jugé offensant. Moins de la moitié des livres sont disponibles pour les lecteurs aujourd’hui, et seuls quatre sont encore en cours d’impression. »
Le rapport l’affirme : « Certaines des objections aux livres — comme nuisibles, dangereux ou haineux, en particulier pour les enfants — qui ont provoqué le retrait d’auteurs et d’éditeurs, reflètent la rhétorique qui a conduit à enlever des ouvrages des étagères des écoles et des bibliothèques en Floride, au Texas et ailleurs. »
Et de développer : « Nous sommes préoccupés lorsque la rhétorique du mal est portée contre un livre de telle sorte que toute défense des mérites littéraires ou sociaux de l’ouvrage est considérée comme automatiquement invalide. » Milan Kundera parlerait de misomusie... « De telles tactiques reflètent celles qui citent des scènes ou des passages particuliers illustrant des événements troublants ou qui sont sexuellement explicites pour plaider en faveur du retrait d’œuvres littéraires entières des salles de classe ou des bibliothèques », ajoute l'étude.
En contrepoids à cette censure poussée par la droite américaine, PEN America constate qu’une bonne partie des controverses de ces dernières années se déroulent dans le domaine de la littérature Young adult, où « les lecteurs et écrivains engagés représentent principalement les jeunes générations particulièrement sensibles à l’impératif moral d’inclusivité et aux maux des stéréotypes et autres tropes potentiellement offensants dans la littérature ».
Le rapport pointe encore la multiplication des cas où, dans les grandes structures, les membres du personnel expriment leur opposition à des contrats de livres avec des écrivains qui, selon eux, promeuvent des formes problématiques, allant dans certains cas jusqu’à exiger l’annulation des contrats, « remettant en cause la façon dont ces éditeurs définissent et équilibrent leur mission et leurs obligations morales ».
Enfin, PEN America dénonce « une approche identitaire de la littérature », soit une injonction, plus développée dans les pays anglo-saxons qu’en France, que seul un représentant d’une culture ou identité à la légitimité pour écrire dessus, en puisant dans son vécu et son atavisme.
En clair, que Gary Jennings ne devrait pas évoquer la civilisation aztèque, ou Flaubert l’ancienne Carthage, aujourd’hui en Tunisie : « Une telle approche est incompatible avec la liberté d’imaginer qui est essentielle à la création littéraire », soutient l'organisme américain.
Et d’ajouter : « Il est impératif que le domaine littéraire trace une voie qui fasse progresser la diversité et l’équité, sans faire de ces valeurs un bâton pour battre des livres ou des auteurs jugés insuffisants dans l’un de ces domaines. » Le libéralisme philosophique se défend ici contre un raidissement moral général en Occident.
En substance, PEN America prône qu'en tant que société, « nous devons pouvoir nous engager dans un débat libre sur les livres sans avoir à priver les lecteurs de la possibilité de les découvrir et de tirer leurs propres conclusions ».
L’étude en appelle clairement à « faire de la place aux livres controversés, aux livres qui offensent, aux livres qui “se trompent” ». Et de citer l’ancien président de PEN America, Salman Rushdie : « La littérature est un canon inoffensif. C’est une très bonne chose. »
Elle s’appuie en outre sur le Manifeste sur la démocratie de l’imagination, une déclaration approuvée à l’unanimité par plus de 100 centres PEN lors du Congrès international PEN 2019, qui exprime notamment : « PEN s’oppose aux notions de pureté qui cherchent à empêcher les gens d’écouter, de lire et d’apprendre les uns des autres.... PEN croit que l’imagination permet aux écrivains et aux lecteurs de transcender leur propre place dans le monde pour inclure les idées d’autrui. »
Dans cette optique, elle appelle tous les acteurs du monde du livre a se faire les gardiens de la liberté littéraire, face aux campagnes de boycott, de retrait et/ou de harcèlement des auteurs.
En France, outre le cas d’interdiction au mineur d’un livre jeunesse largement couvert par ActuaLitté, qui relève d’une censure d’État, on peut citer dans le cas d’un embrasement les réseaux sociaux aux conséquences concrètes, l’affaire Bastien Vivès. En 2018, les librairies Gibert et Cultura annonçaient le retrait du dernier album de Bastien Vivès, Petit Paul. En cause, l’histoire d’un gamin de dix ans qui endurait différentes relations sexuelles.
Glénat avait plaidé l’humour et rejeté les accusations de pédopornographie, mais le scandale avait explosé — à l’instar de la réaction de l’association AIVI, engagée contre l’inceste. 2022, rebelote : une pétition réclamait la déprogrammation de l’exposition de Bastien Vivès du FIBD 2023. Après avoir affirmé exclure cette possibilité, qui « serait une défait philosophique énorme », le Festival de la bande dessinée d’Angoulême annonçait, dans un communiqué, l’annulation de l’exposition consacrée à l’auteur-dessinateur, évoquant des « menaces » contre le principal intéressé...
L’éditeur de Vivès chez Casterman, Benoît Mouchart, avait défendu : « Il y a quand même une confusion navrante entre ce que pense un personnage, un narrateur et un auteur... J’ai l’impression qu’on revit le procès intenté contre Flaubert pour Madame Bovary, ou celui des Fleurs du mal de Baudelaire. »
L’initiateur de la pétition, Arnaud Gallais, expliquait de son côté : « Nous dénonçons la banalisation et l’apologie de l’inceste et de la pédocriminalité organisées par le dessinateur de BD Bastien Vivès à travers ses ouvrages et ses propos dangereux. »
Apprenant cette annulation, l’auteur de bande dessinée Jean-Marc Rochette annonçait arrêter la BD, redoutant « des commissaires politiques ».
Côté censure éditoriale enfin, non en France, mais d’une Française : le 16 janvier dernier, devait sortir la traduction en allemand du roman graphique Élise et les Nouveaux Partisans, signé Dominique Grange et Jacques Tardi.
À LIRE - États-Unis : vidées, changées en prisons... Les bibliothèques malmenées
Finalement, sans prévenir les auteurs ni l’éditeur français, Delcourt, la maison Carlsen a annulé la parution à la dernière minute, invoquant une petite phrase de trop dans la postface, un poil trop pro-palestinienne...
Le rapport complet est à découvrir ici.
Crédits photo : Jeanne Menjoulet (CC BY SA 2.0)
DOSSIER - Aux États-Unis, une inquiétante vague de censure de livres
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
10 Commentaires
L'albatros.
10/08/2023 à 17:51
Article , et documentation trés intéressante.
---- la vérité : on manque d' une avancée synthétique conceptuelle en ce qui concerne le domaine de l' Expression Langagiere dans le domaine public du collectif et donc de sa liberté, de même , par contrecoup , on manque des critères propres à chaque expression : écrite, scénique, ' ecranique ', ou socialement --- : gestuelle, comportementale.
La poiétique : la stylistique (discipline de l ' ancienne rhétorique , et discipline de la poetique ) combinée a une approche historique des genres et des formes, permettant une approche scientifique mais technique de la litterature, ( par exemple ), s' est elle meme arrêtée à la question des Sujets, tels que traités en différents types d' histoires, et abordés en tonalités diverses.
Laissant cette partie à l ' Hermeneutique , avec les implications intellectuelles idéologiques sous jacentes, ( aucune analyse interpretative ne pouvant se faire sans être informee en arrière plan par de l ' ideologique ) transformant toute question et débat litteraires en débats ideologiques, voire sociaux ou politiques, par ou l' hermeneutique embraye sur le sociologique, etc....
Or ce dont il s' agissait dans la question du développement, en sciences humaines, de la POIEUTIQUE , concernait ce dernier lien à passer pour demeurer dans l ' approche esthétique de l ' Expression langagiere, et donc dans la catégorie de l ' art, avec aussi en débats : reflection, representation ou projection ,( retrospectante, anticipante, phantasmatiquante ? ).
{ L ' autre versant , en étant constitué , par l ' Expression langagiere existentielle, impliquant un autre registre des sciences humaines, dont la Politique comme discipline pratique, d' ailleurs } .
Cette synthèse théorique, et aux effets certains, dans le domaine de la Critique, savante ou journalistique, en tant que disciplines de la Réception n ' a pas eu lieu.
( --- il y a des raisons d' accointance entre la discipline de l ' Hermeneutique littéraire et celle de la Politique , par le biais de l ' ideologique en proie à la thematique etc..... Pas envie de rentrer dans cette question pour le moment !!!! ).
Bref.
L' Hermeneutique étant devenue Hegemonique comme Approche, donc universelle....!!!
Le contrecoup, c est que l ' enseignement scolaire des Lettres , , formant ou ne formant pas à la lecture des livres , fût alimenté par l ' Hermeneutique, depuis longtemps....
Y façonnant l ' approche des lectorats, et leurs approches dérivées......
Tout membre d' une association civile ou civique est un lecteur potentiel " hermeneutisant " au même degré qu un éditeur , qu ' un lecteur anonyme, qu ' un politique, et meme qu ' un critique.....
Si bien que dans la nuit théorique, tous les chats sont gris....
Et les matous se font la guerre ideologique quand les sujets ou les histoires en viennent à croiser des problématiques existentielles sociales ou politiques du moment..... sur le dos des cadavres d' œuvres, et de leurs auteurs, pris pour cibles.....!!!!!
Résultat : La confusion hermeneutique ideologique , la plus totale , faute d' une approche conceptuelle, differencièe, et differentielle, soutenant l' Expression langagiere Artistique , comme Liberte langagiere Expressive, hors le jeu de toute problematisation sociale et politique, d' oû qu ' elle vienne.
Plus grossièrement dit : on est pas prêt de sortir de l ' auberge, et de voir la fin du tunnel....
Ou : "- c est encore loin l ' Amérique ? !!!!
" -- Tais toi , et nages......!!!!......! ".
Aurelien Terrassier
11/08/2023 à 01:07
Excepté le cas Bastien Vives qui ne relève pas de la liberté d'expression pour ses deux BD ignobles dont il devra répondre devant les tribunaux, pour le reste oui les réseaux sociaux peuvent parfois exagérer mais c'est aussi une partie de la démocratie qui s'exprimer face à une élite culturelle et parfois toute puissante. Meetoo et BlackLivesMatter ont changé plus de choses chez les artistes et auteurs qu'elles ne les ont empêché de faire ceci ou cela. Alors s'il peut y avoir quelques excès que vous mentionnez comme ce livre jugé trop pro-palestinien, pour d'autres ce sont des critiques parfois légitimes. Nombre d'artistes dans le spectacle et éventuellement dans le show-biz se méfient aussi des réseaux sociaux mais le paradoxe c'est qu'ils y sont aussi! Les artistes et les auteurs sont contents de dialoguer avec leurs fans il faut le dire aussi. Les artistes et les auteurs et rares sont ceux qui n'y sont pas doivent vivre avec ça pour le meilleur comme le pire.
jc99
11/08/2023 à 12:42
Un article qui remet les pendules à l'heure. Je ne vois pas de différence entre Rushdie et Vivès: dans les deux cas, ce sont deux artistes qui jouent avec la réalité, et qui heurtent la bonne conscience des prudes et des censeurs. L'indignation vertueuse des réseaux sociaux, avec la volonté de détruire ce qui dérange, ressemble aux actions terroristes: tes paroles me dérangent, je te tue. Ce qui est le principe de la dictature. Ca n'est pas pour rien que les nazis brûlaient les livres, ni que Mandelstam a été assassiné à cause de son poème sur Staline.
NAUWELAERS
12/08/2023 à 02:50
Merci jc99, c'est bien sûr vous qui avez raison.
MeToo, Black Lives Matter et autres n'ont pas à justifier les censures (et tentatives, et scandaleuses campagnes d'intimidation etc.) du wokisme, qui existe et qui dans ses dérives qui existent -la preuve -est une force hautement toxique et nuisible.
CHRISTIAN NAUWELAERS
Marie
11/08/2023 à 15:27
Votre qualificatif "ignoble" suscite la lecture...Si ce n'était une BD....Je ne juge que par moi-même, errare humanum est.
Aurelien Terrassier
11/08/2023 à 17:45
Les BD en question, tout le monde peut plus ou moins les voir gratuitement sur Internet. En effet c'est ignoble et ça n'a rien à voir avec la liberté d'expression, c'est l'inverse.
Théo Lemarchand
11/08/2023 à 10:58
Monsieur Terrassier, rien ne vous permet d'affirmer que Bastien Vives publie des "BD ignobles" et désolé, mais cela relève bien de la liberté d'expression, rien ne vous empêche de publier un bouquin de cul ou de faire un film, si ensuite un petit flic de la pensée lance une pétition contre vous on change alors de registre, celui de la morale, ça n'a rien à voir avec l'intention de départ. Tout le reste n'est qu'une attitude réactionnaire. Convenez que la période actuelle commence à sentir le renfermé.
Aurelien Terrassier
11/08/2023 à 13:04
Une enquête pour contenus faisant l'apologie de la pedoporngraphie avec deux procès ce n'est pas rien! Je ne suis ni juge ni avocat mais le mal est fait et les propos dégoûtants de Bastien Vives, c'est la goutte d'eau qui a fait deborder le vase
Mais si je suis votre logique des negationnistes et racistes ne devraient peut-être pas être condamnés aussi. Vous êtes dans la confusion!
NAUWELAERS
12/08/2023 à 02:54
Théo Lemarchand,
Vous avez raison et je surenchéris: elle pue le rance, notamment avec ces attitudes liberticides d'un certain faux progressisme à front (très) bas.
Liberté, j'écris ton nom et laissons le public juger sans petits censeurs obsédé désirant rééduquer leurs pareils.
Un désir de puissance frustré par la petite vie de tous les jours, sans doute.
Non à tout cela.
CHRISTIAN NAUWELAERS
Marie
11/08/2023 à 18:01
A lire l'article et certains commentaires, si l'on n'est pas "entièrement d'accord" on est contre, même si la vérité n'existe pas. Pour des raisons jamais précisées, pour certains le mal absolu est tout d'un côté, (merci GWBush), pour d'autres c'est de l'autre. Donc aucun dialogue possible puisque chacun est persuadé-moralement!- qu'il exprime la vérité. D'aucuns liront l'apologie de l'inceste là où d'autres ne verront qu'une belle page d'écriture...