Christophe Mileschi est un homme aux multiples casquettes. À la fois professeur de langue et de littérature italienne, il est également traducteur de l'italien vers le français, auteur de divers essais et textes de création. Il a ainsi traduit de nombreux auteurs classiques, comme Italo Calvino, pour Gallimard. Dans ce premier entretien divisé en deux épisodes, il raconte la traduction de Chemins de fer du Mexique de Gian Marco Griffi (Gallimard, 2024).
Le 04/06/2024 à 11:49 par Federica Malinverno
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Publié le :
04/06/2024 à 11:49
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Federica Malinverno : Comment ce livre est-il arrivé dans vos mains ? Quelle est l’histoire éditoriale de cette traduction ?
Christophe Mileschi : Un jour, j’ai reçu un coup de fil de Julia Nannicelli, responsable du domaine de la Méditerranée de la collection « Du monde entier » chez Gallimard. Elle m’a appelé à son retour de la foire du livre de Francfort, et elle m’a fait part de son enthousiasme quant au livre Ferrovie del Messico (Laurana Editore, 2022, par Gian Marco Griffi). En l’écoutant m’en parler, j’ai pensé à Kafka, à Gadda, à Bolaño, à Borges…
De par mon travail de professeur à l’université, je peux me permettre de ne traduire que les livres qui me plaisent. Et il se trouve qu’en trois jours, ce roman était terminé. J’appelais alors Julia, me doutant qu’elle avait déjà confié ce projet à un autre traducteur.
Mais, bonne nouvelle, j’étais le seul sur la liste. Et j’étais tellement ravi que j’en avais déjà traduit 300 pages [sur 800, NDR] lorsque j’ai signé le contrat. J’avais d’ailleurs plusieurs mois d’avance pour la remise de la traduction.
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Je traduisais partout, tout le temps : dans le métro, ou même directement sur mes genoux. Il y a très longtemps que je n’avais pas pris autant de plaisir à lire un livre. Et, pourtant, je suis un grand lecteur…
Pourquoi donc ? Qu’y a-t-il de si spécial dans cet ouvrage ?
Christophe Mileschi : Il y a une sorte de magie de l’art romanesque, une sorte d’insouciance joyeuse d’inventer, de tout se permettre… C’est l’art du récit, ce sentiment que l’on peut tout faire, et c’est l’impression que j’ai quand je regarde ce que fait Griffi. Il se fiche de ce qu’il est possible de faire ou non : il raconte. Parfois, l’on peut avoir l’impression qu’il exagère, mais c’est tellement maîtrisé, c’est si heureux, même quand il parle de choses terribles...
C’est un roman qui ne se passe pas dans une période très joyeuse de l’Italie. Et pourtant, il maintient une sorte de grâce et de légèreté, y compris dans les choses absolument terribles qu’il peut raconter.
Pourquoi, d’après vous, l’éditrice voulait votre traduction, et non celle d’un autre ?
Christophe Mileschi : En premier lieu, parce qu’il y a du dialecte. Il y a un peu d’« astigiano » [le dialecte de la ville d’Asti, NDR], il y a un peu de sarde, un peu de « romanesco » et il y a cette « lingua zerga » étrange dont j’ignorais l’existence, une sorte d’argot des voleurs du XVIe siècle que l’auteur a sorti du placard. Et peut-être qu’elle m’a choisi pour le côté prolixe et spectaculaire de cette écriture au ton grandiloquent, qui me correspond assez bien, je pense.
D’après vous, comment l’auteur parvient à construire un monde qui, tout en gardant une certaine dispersion et fluidité, maintient une propre cohérence ?
Christophe Mileschi : Je dois avouer que je n’en sais rien. C’est assez mystérieux, parce qu’effectivement le livre est éclaté, il part dans d’innombrables directions, l'auteur multiplie les personnages, les époques, et les lieux géographiques. On se promène dans l’espace et dans des situations narratives qui n’ont pas un rapport flagrant les unes avec les autres. Et pourtant ça tient debout.
Il me semble que cela est dû à la ligne directrice que donne le personnage de Cesco, qui cherche à tracer la carte des chemins de fer du Mexique. Dans certains chapitres, Cesco est absent, et d’un coup l’on peut croire que le livre n’est qu’un collage de morceaux narratifs indépendants.
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De plus, dans la postface de l’édition italienne, qu’on a choisi de ne pas reprendre dans la version française, il est écrit que cet ouvrage pourrait ne jamais s’arrêter. Et c’est vrai. L’auteur pourrait écrire des épisodes sur Hiroshima, sur la conquête du nouveau monde, sur les croisades... Que cela aurait potentiellement un rapport avec l’intrigue, puisque Cesco ne sait pas comment résoudre son problème. La solution peut être n’importe où : c’est peut-être là que réside la cohérence.
Dans ce contexte, que pouvez-vous nous dire de l’écriture de ce livre ?
Christophe Mileschi : L’écriture elle-même est éparpillée, parce qu’il y a divers registres de langue selon les personnages, les endroits, et les époques où l’histoire se passe. Il y a des pages très poétiques, travaillées, qui font preuve d’une importante recherche stylistique. Et, d’un autre côté, il y a du blasphème, parfois dissimulé, ce qui donne lieu à des écarts de registres importants, donc ce n’est pas l’écriture qui fait la cohérence du récit.
Du point de vue de la langue, pourriez-vous parler de plurilinguisme pour ce livre ?
Christophe Mileschi : Absolument. Il y a déjà plusieurs registres, comme je viens de l’expliquer. L’auteur passe aisément d’un registre très poétique à un autre plutôt vulgaire. On note également la présence d’emprunts aux autres langues, comme l’espagnol, l’allemand, le français, et même l’anglais. Divers dialectes se côtoient : du sarde, du piémontais, d’Asti, ainsi que la langue « zerga ».
Cette disparité a -t-elle été un obstacle dans votre traduction ?
Christophe Mileschi : Si j’aime un texte que je traduis, alors il m’habite et cela coule de source. Je ne peux pas l’expliquer. C’est comme si quelqu’un d’autre me chuchotait ce que je devais écrire, je ne réfléchis quasiment pas, même si je fais beaucoup de recherches et que je me pose bien des questions. Néanmoins, il y avait certainement des difficultés, par exemple la présence de la « lingua zerga », que je connaissais mal.
Selon vous, traduire, c’est pouvoir explorer la langue ?
Christophe Mileschi : Oui, et j’aime cela. Je me sens comme au théâtre. J’admire beaucoup les écrivains qui sont aussi capables de passer d’un registre à l’autre, dans le même chapitre ou dans le même élan. Certains écrivains n’hésitent pas à mélanger le langage des avocats, des notaires, des épiciers, avec la langue de la haute tradition littéraire italienne.
Est-ce que votre regard de professeur et d’expert en histoire littéraire influence votre activité de traducteur ?
Christophe Mileschi : C’est difficile de répondre à cela, mais je crois réussir à être un lecteur naïf. Quand je lis un livre et qu'on me demande de le traduire, s'il y a des références à Borges, à Kafka, à Gadda, je ne peux pas m'empêcher de les voir évidemment. Mais ça ne me suffit pas qu’un livre — ou un film — soit très intelligent et cultivé.
Il faut que je retrouve ce plaisir de lire que j’ai acquis petit. Le livre de Griffi est à la fois un livre très intellectuel, culturel, bien construit, maîtrisé stylistiquement, mais, plus important, on ressent le plaisir que prend l’auteur à nous raconter des histoires. Lorsque j’ouvre un livre, je veux qu’on me divertisse, qu’on me plonge dans cette suspension volontaire de l’incrédulité, comme le dit Samuel T. Coleridge. Griffi a une énorme maîtrise de cette suspension de l’incrédulité chez le lecteur, et à aucun moment, même quand il fait de la métalittérature, il ne lui retire le droit de s’émerveiller.
Crédit image : Christophe Mileschi
Paru le 14/03/2024
668 pages
Editions Gallimard
25,00 €
1 Commentaire
FredEx
06/06/2024 à 12:14
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