ENQUÊTE – En février 2023, l'étude de l'économiste Joel Waldfogel avance que les femmes publient désormais plus de livres que les hommes aux États-Unis. La conclusion suggérerait que se réduisent les inégalités d'accès au marché de l'édition. Or, l'arbre cache la forêt : les disparités persistent entre autrices et auteurs et s'observent tout aussi bien en France.
Joel Waldfogel officie à l’université du Minnesota : dans son étude, on apprend que les femmes signent plus de 50 % des livres publiés de nos jours aux États-Unis. Une réelle avancée ? Seuls 10 % des volumes du XIXe siècle que conserve la Bibliothèque du Congrès, étaient écrits par des autrices, et 18 % en 1960. En 2010, on approchait des 40 %.
Le chercheur s'est basé sur les publications de ces 70 dernières années, examinant les données de Goodreads, Bookstat, Amazon et de la Bibliothèque nationale du Congrès. Il fait alors état d'une hausse des œuvres d'écrivaines, dans de nombreux domaines, « y compris ceux qui laissent d’habitude peu de place aux autrices, comme les manuels scolaires, les sciences politiques ou l'Histoire ».
« Les femmes ont traditionnellement participé à la création de la propriété intellectuelle à des taux inférieurs à ceux des hommes. L’édition de livres fait aujourd’hui figure d’exception », assure-t-il.
D'après ses calculs, cette évolution est corrélée à de réelles retombées économiques. Comparant les ventes de certains genres à la production où les autrices sont majoritaires (romance, Young Adult, etc.), Waldfogel relève des taux de croissance plus élevés. La quête de parité, une saveur particulière pour les contrôleurs de gestion ?
Sauf que l’étude a ses limites et Waldfogel l'admet sans peine : pour identifier le genre, il s'appuie sur les prénoms, sans tenir compte de leur éventuelle mixité. Ni même du recours aux pseudonymes – même ceux éventés comme Robert Galbraith. Autre point, le lien entre croissance économique et genre des autrices reste fragile : des effets de mode non négligeables et autres facteurs extérieurs entrent en jeu (médiatisation, promotion...).
Focalisé strictement sur marché du livre américain, l'article a le mérite d'ouvrir les discussions – pour l'heure, rien de commun n'existe pour l'Hexagone.
Pour estimer la représentativité des autrices dans la production annuelle de livres, il faut alors remonter à 2015 et aux données de l'Observatoire du dépôt légal de la Bibliothèque nationale de France. Il recensait 37 % d'autrices dans la Bibliographie nationale, entre 2013 et 2015, un chiffre qui englobait tous les écrits possibles.
En 2016, une enquête du ministère de la Culture sur la situation économique des auteurs du livre avançait 38 % d'autrices. Par ailleurs, cette donnée ayant disparu des éditions nouvelles de la Bibliographie nationale française, impossible de mesurer son évolution.
À observer les adhésions aux sociétés d'auteurs la féminisation de la profession se confirmerait. Au sein de la Société civile des auteurs multimédia (Scam), les écrivaines pèsent pour 39 % des membres en 2020, dont 45 % des nouveaux affiliés la même année (contre 40 % en 2009).
La Ligue des auteurs professionnels indique 51,7 % d'adhérentes. Elles ont, en moyenne, 5 ans de moins que les hommes. Du côté de la Société des Gens de Lettres (SGDL), la répartition affiche 52 % de femmes pour 48 % d'hommes.
D'autant que l'édition n'est pas uniforme : en BD, les résultats du ministère de 2016 ne pointaient que 27 % d'autrices. Cette même année, les États Généraux de la BD avançaient le même pourcentage.
D'autres secteurs connaissent un déséquilibre : 20 % d’ouvrages de la catégorie sciences et techniques sont rédigés par des femmes. De plus, si ces dernières « sont majoritaires en traduction (57 %), elles sont sous-représentées parmi les préfaciers et postfaciers (16 %) ». A contrario, elles sont surreprésentées dans la littérature jeunesse et la fantasy.
L'économiste américain n'associe pas la croissance de femmes sur le marché qu'aux seuls éléments mercantiles. Il démontre que leurs ouvrages « améliore[nt] le bien-être d'une large variété de lecteurs et lectrices ». En somme, cette offre pallie un manque et le lectorat jouirait d’histoires et de points de vue plus diversifiés. Une frange plus hétéroclite de la population se reconnaîtrait ainsi dans les récits tant fictionnels que biographiques.
Voilà quelque temps, maintenant, que des éditeurs de comics introduisent des personnages féminins... ainsi que des scénaristes femmes et dessinatrices. Une question de diversité, peut-être, mais de diversification de la clientèle aussi.
Reste que si la conclusion de l'économiste étonne, elle rejoint d'autres constats. En 2017, Ben Blatt publie Nabokov’s Favorite Word Is Mauve (« Le mot préféré de Nabokov est mauve », non traduit en français) soutenant que sous la plume des hommes, les héroïnes brillent par leur discrétion.
Examinant plusieurs corpus informatisés, et de récents best-sellers, il a comparé le nombre d’occurrences des pronoms « il » et « elle » selon le genre du créateur de l'ouvrage. Le résultat est édifiant : 27 romancières sur 50 mentionnent plus régulièrement « elle » que « lui », alors que 42 auteurs utilisent plus « lui » qu’« elle ».
En 2018, trois universitaires confiaient à un algorithme 104.000 œuvres de fiction anglophones parues entre 1780 et 2007. Leurs conclusions, dans The Transformation of Gender in English-Language Fiction sont amères : dans les romans d'hommes, les femmes n’occupent que ¼ ou ⅓ de la narration, alors que celles-ci jonglent avec une parité des sexes presque parfaite.
À LIRE: Une étude met au jour les biais sexistes de la production littéraire
Plus récemment, le doctorant Jean Barré a dirigé un projet de recherche (janvier 2023) en utilisant le corpus Chapitres, contenant 3000 romans des XIXe et XXe siècles. À l'aide de l’algorithme Fr-BookNLP, il identifie les genres des personnages et détermine que, sur les 27.528 protagonistes, 17.604 (64 %) sont des hommes et seulement 9.924 (36 %), des femmes.
Le corpus réunit 417 auteurs, avec seulement 22 % d'autrices contre 78 % d'auteurs, un déséquilibre qui expliquerait la prépondérance des personnages masculins.
Le graphique ci-dessus prouve combien le déséquilibre persiste. Et les chercheurs d’annoncer : « Ces chiffres attestent d’une invisibilisation des femmes dans la société jusque dans la fiction, d’un marché du livre construit par et pour les hommes dans une société patriarcale. [...] Tandis qu'elles ont une représentation de la réalité plutôt équilibrée, les auteurs ont plus tendance à écrire des histoires comportant des personnages du même genre qu'eux. »
Des fictions biaisées, au point d'influencer le réel et inversement : l'idée derrière ces études n'est pas de déterminer quel genre écrit le mieux, mais simplement de démasquer inégalités et discriminations de la société qui contaminent la fiction, et vice-versa.
Les personnages féminins ont ainsi pâti et souffrent encore parfois d'une narration stéréotypée, affirmait une recherche universitaire menée en 2022. À l'évidence, certains adjectifs qualifiaient plus régulièrement les personnages féminins : « faible », « aimable », « jolie » ou encore « stupide » se trouvaient en haut de la liste.
Docteure en littérature française et vice-présidente de l'association #MeTooMedia, Élodie Pinel soulignait récemment que la plupart des récits « n’offrent pas souvent des identifications galvanisantes... Et puis, les destinées féminines sont vues comme douloureuses, compliquées ». Dans le livre Pour en finir avec la passion : l'abus en littérature (2023, Amsterdam), coécrit avec Sarah Delale et Marie-Pierre Tachet, elles plaident pour une mise en avant des autrices et de leur production.
L'essai d'Alice Zeniter, Toute une moitié du monde (2022, Flammarion), citait les propos de Tristan Garcia : « J'ai l'impression que mon éducation littéraire s'est faite malgré tout, à 90 % minimum, par des romans, par des fictions écrites par des hommes. Et parfois j'en conçois une sorte de tristesse. » Une expérience que confirment régulièrement les textes proposés lors des épreuves du baccalauréat, très souvent signés par des hommes.
Les femmes qui publient seraient-elles cantonnées à un lectorat qui leur ressemble ? Une étude menée par Nielsen Book Research en 2021 montre qu’au Royaume-Uni, les dix plumes les plus lucratives du marché (Jane Austen, Danielle Steel, Margaret Atwood, Jojo Moyes…) sont lues par 81 % de lectrices contre 19 % de lecteurs. Quant à leurs homologues masculins, leur lectorat se constitue de 55 % d'hommes, pour 45 % de femmes.
En France, où les Cultural studies semblent quelque peu délaissées, aucune étude de ce type n'a été réalisée, à notre connaissance. Mais les classements des meilleures ventes annuelles permettent d'aboutir au constat d'une présence plus fortement masculine dans le top 10.
Sur les cinq derniers classements annuels établis par GfK, seul 2017 présente 6 autrices pour 4 auteurs (mais Elena Ferrante s'y trouve à deux reprises). Pour les autres années, la répartition s'échelonne de 4 autrices (2019) à une seule (Valérie Perrin, en 2020) : on en compte 3 en 2021 et 2 en 2022.
Déterminer l'origine de cette présence féminine réduite s'avère complexe, pour ne pas dire impossible. Cependant, l'analyse peut être nourrie par l'observation de la visibilité accordée aux uns et aux autres, à travers l'exposition médiatique d'une part, et la reconnaissance symbolique d'autre part.
L'observation de la scène médiatique et de la place qu'elle accorde aux autrices est révélatrice. Plusieurs pays ont consacré des études précises sur ce point. Au Canada, l'Union des écrivaines et écrivains québécois (UNEQ) révélait en 2019 que, sur un corpus de 1312 articles provenant de magazines littéraires et de journaux de la Belle Province, 59,8 % des articles sont rédigés par des hommes, pour 39,8 % par des femmes.
Un déséquilibre qui se ressent dans les choix éditoriaux : 57,5 % des articles portent sur des auteurs contre seulement 36,8 % sur des autrices. Les journalistes masculins consacrent 63,8 % de leurs papiers à des hommes contre 30,6 % à des femmes. Tandis que celles-ci réservent 47,9 % de leurs écrits journalistiques à des hommes, contre 46,2 % à des femmes.
Un même constat a été établi en Allemagne, après l'observation, en mars 2018, des contenus de 69 médias allemands (journaux imprimés, radio, télévision) pour en relever les critiques littéraires et leurs auteurs. 2036 critiques ont été décortiquées : sur cet ensemble, à l'exception des magazines dits « féminins », les 2/3 des livres critiqués sont signés par des auteurs masculins. Et 75 % des articles signés par des chroniqueurs sont l'oeuvre d'auteurs masculins. L'inverse n'est pas vérifié : les femmes, dans leurs recensions, choisissent à égalité des livres d'auteurs et d'autrices.
Enfin, une analyse des termes employés confirme certains biais sexistes dans l’évaluation des œuvres. Toujours selon l'UNEQ, les ouvrages écrits par des hommes bénéficient d'adjectifs tels que « brillant, dense, génial, grandiose, intelligent, magistral, puissant, remarquable et riche », qui reviennent le plus souvent. Tandis que, du côté des femmes, ce sont les mots « délicat, juste et sensible »… Les clichés ont la peau dure, jusque dans les médias.
À notre connaissance, le paysage de la critique littéraire française n'a pas encore été passé au crible des discriminations genrées. À défaut d'en proposer un examen exhaustif, on d'observe quelques grands rendez-vous de la visibilité médiatique littéraire.
Ainsi, la saison 14 de La Grande Librairie (2021-2022), émission littéraire créée et présentée par un homme (François Busnel, remplacé par Augustin Trapenard depuis 2022), a invité 75 hommes contre 55 femmes. Elle est pourtant l'émission qui « fait vendre le plus de livres », selon la profession.
Du côté de la critique littéraire « traditionnelle » et périodique, le mensuel Le Matricule des Anges a consacré ses 10 numéros de 2022 à 6 écrivains et 4 écrivaines. Son pôle de direction reste entièrement masculin, quand sa rédaction se compose de 13 professionnelles et 17 homologues masculins.
À la radio, l'émission « Entretien Littéraire », présentée par Mathias Enard, atteint une répartition genrée plus équilibrée, avec 44 hommes invités pour 38 femmes en 2022. Si l'écart est plus faible, il est encore une fois au détriment des autrices.
Outre la promotion assurée par les éditeurs eux-mêmes, d'autres facteurs améliorent la visibilité des auteurs, notamment la présence dans les festivals du livre, de même qu'une sélection voire l'obtention, d'un prix littéraire. Pour ces deux domaines, les situations tendent vers du mieux pour les autrices.
La Fédération interrégionale du livre et de la lecture rapporte ainsi que, dans les dix manifestations littéraires qui bénéficiaient en 2019, d’un important soutien du Centre national du Livre, la part des invitées varie entre 25 % (FIBD) et 46 % (Marché de la poésie).
Ces évènements sont de plus en plus paritaires, même s'il convient de préciser que les résultats sont parfois biaisés par un volet « Littérature jeunesse » qui accorde souvent une plus large place aux femmes. Un biais sexiste qui vient cette fois invisibiliser... les auteurs (masculins) qui travaillent dans ce champ de la littérature.
En ce qui concerne les prix littéraires, qui ont un fort impact sur le nombre de ventes, l'amélioration est plus nette encore. L'édition 2023 de l’Observatoire de l’égalité dans la Culture indique que 52 % des lauréats de 14 distinctions emblématiques étaient des femmes, entre 2020 et 2022, alors que ce taux plafonnait à 39 % entre 2010 et 2019. La part des livres d'autrices au sein des sélections augmente également.
Annie Ernaux, première femme française à recevoir le Prix Nobel de Littérature, pendant son discours à Stockholm (via YouTube)
Toutefois, la présence des professionnelles du livre au sein des jurys des prix littéraires emblématiques reste limitée : elle atteint 41 % pour 6 prix emblématiques, mais chute à 29 % lorsque l'on retire le Prix Fémina (au jury exclusivement féminin). Seul un tiers des présidences de ces jurys a été confié à des femmes.
Enfin, la situation économique des écrivaines reste marquée par des inégalités qui se traduisent en revenus moindres. L’Observatoire de l’égalité du ministère de la Culture, en s'appuyant sur des chiffres de l'Agessa pour 2018, estime que l'écart médian de revenu atteint 14 %, en défaveur des femmes, pour les écrivaines et autrices dramatiques.
Les traductrices touchent pour leur part une rémunération plus faible de 19 % par rapport aux collègues masculins. Pour les illustratrices, le delta se hisse même à 21 %.
En 2016, une étude du ministère de la Culture, qui s'inquiétait d'une dégradation des perspectives de revenus au fil des générations d'auteurs, s'alarmait d'écarts de plus en plus importants entre auteurs et autrices, à mesure de l'avancée de la carrière. « La première année, une femme écrivain déclare 21 % de revenus en moins par rapport aux hommes, et l’écart atteint 30 % après vingt années d’affiliation », indiquait-on.
À LIRE: Professions littéraires : dès le mois de septembre, les femmes travaillent gratis
Certaines disparités pourraient s'expliquer, encore une fois, par la surreprésentation des femmes au sein de la littérature jeunesse, dont les ouvrages sont généralement vendus à des prix moindres, ce qui occasionne des droits d'auteur plus réduits.
Toutefois, elles ne se limitent pas à une vue globale de l'édition. Le secteur de la bande dessinée est ainsi particulièrement concerné par ces disparités. La différence de salaire grimpe à 41 % après vingt ans de carrière. Une enquête (réalisée en 2016 dans le cadre des États généraux de la bande dessinée) montre que 50 % des professionnelles du secteur vivent sous le seuil de pauvreté, contre 32 % de leurs homologues masculins.
Crédits photo : Sappho - Domaine Public
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Article co-écrit avec Antoine Oury.
Paru le 31/08/2022
239 pages
Flammarion
21,00 €
Paru le 21/04/2023
389 pages
Editions Amsterdam/Multitudes
24,00 €
Commenter cet article