Autrice de 3 romans et pilier des éditions québécoises Mémoire d’encrier, Yara El-Ghadban est également traductrice. Celle qui a grandi entre plusieurs langues et cultures a accepté de nous parler de son travail de traductrice, comme de nous éclairer sur les spécificités du statut de traducteur en Amérique du Nord. Son ambition : transmettre au mieux la voix d’un auteur dans le respect de l’intégrité de sa langue.
Le 03/08/2022 à 10:53 par Hocine Bouhadjera
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03/08/2022 à 10:53
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ActuaLitté : Comment êtes-vous arrivé à la traduction ?
Yara El-Ghadban : J’ai appris l’arabe et l’anglais en même temps dès l’école primaire. Et ensuite est venu le français, ma langue d’écriture. J’ai ainsi traduit toute ma vie en jonglant constamment entre les langues. C’est un acquis que j’ai eu très tôt, même si je n’ai pas été formée en traduction.
Pouvez-vous nous présenter votre travail de traduction ?
Yara El-Ghadban : J’ai co-traduit un roman qui s’intitule, De glace et d’ombre, de Nigel Thomas (paru chez Mémoire d’encrier en mai 2016). Le texte déployait un anglais « créolisé », Nigel Thomas étant originaire de Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Je suis alors devenue co-traductrice de l’ouvrage, afin d’essayer de faire passer au mieux cette créolité dans le français, en collaboration avec l’auteur. J’ai ensuite traduit un essai, Vivre la diversité, de l’auteur, Shakil Choudhury (édité en 2018). L’exercice a été plus aisé pour moi, car je suis anthropologue de formation.
Je viens de traduire, toujours pour Mémoire d’encrier, Neige des lunes brisées, de l’écrivain anishinaabe Waubgeshig Rice (sorti en juin 2022). On a vendu les droits de ce roman en Europe, c’est donc une seconde traduction en français. C’était fascinant de lire les deux versions et repérer toutes les idiosyncrasies du français de France. En outre, sachant que ma traduction n’allait pas paraître en France, je me suis permise de traduire dans un français québécois. En général, chez Mémoire d’encrier, on essaye, avec nos traducteurs, de donner un « français international », c’est-à-dire qui pourra être lu en Amérique, comme en Afrique, au Moyen-Orient comme en Europe.
Comment pourrait-on définir ce « français international » ?
Yara El-Ghadban : C’est le français qui représente la diversité. La francophonie, c’est une vingtaine de pays, et c’est très important de respecter l’intégrité de ces Français. Là, je suis par exemple en train de relire, avec mon chapeau d’éditrice cette fois-ci, un roman magnifique qui paraîtra à l’hiver 2023, et qui va s’appeler, La sirène de Black Conch. L’autrice, Monique Roffey, est trinidadienne, et les personnages du texte parlent un anglais trinidadien, créole. La traductrice, Gerty Dambury, a ressorti l’équivalent français de certains termes en passant par des mots du créole. Grâce à cet effort, les voix des personnages résonnent.
Pratiquement, comment réalisez-vous une traduction ?
Yara El-Ghadban : Il y a des traducteurs qui travaillent seulement avec le livre physique, d’autres comme moi avec le fichier PDF, ou les deux. Pour Neige des lunes brisées, je suis allée dans une résidence d’écriture et je m’y suis consacrée pendant 5 semaines, et j’ai pu me concentrer dessus totalement. Toute traduction exige des recherches. Par exemple, dans le roman de Waubgeshig Rice, il y a de nombreuses scènes de chasse traditionnelle autochtone. Je n’ai jamais chassé de ma vie, donc je ne connaissais ni les outils utilisés ni la différence entre telle ou telle technique. J’ai donc fait des recherches sur les outils de la chasse, les équipements nécessaires, les pratiques autochtones, etc. Ensuite j’ai validé ma traduction avec un ami auteur autochtone, Jean Sioui, qui est chasseur, et d’autres lecteurs qui s’y connaissent.
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Il faut également que ce soit transposable en français. Je retravaille beaucoup les phrases en cherchant si une locution anglaise existe en français. Ensuite si son équivalent français signifie réellement la même chose dans chacune des langues.
Constatez-vous que vous avez pris du métier à travers le temps, ou alors le travail de traducteur est-il un éternel recommencement ?
Yara El-Ghadban : C’est certain qu’il y a des aspects de la pratique de la traduction qui deviennent plus faciles, mais je pense que chaque auteur constitue un univers en soi. Avec chaque écrivain, il faut quasiment tout reprendre, parce qu’il s’agit d’entrer dans la voix(e) de l’auteur. Ce qui fonctionne pour un essai ne fonctionne pas pour un roman, et ce qui convient pour un écrivain indo-canadien par exemple, ne va sûrement pas convenir pour un écrivain anishinaabe. Là où ça peut devenir plus facile, c’est quand on traduit plusieurs titres d’un même écrivain. On a établi une relation avec l’auteur. On connaît ses tics et on a déjà développé certaines solutions. Chaque écrivain a des manies qui peuvent poser des défis aux traducteurs, mais quand on a acquis les solutions, le travail est facilité.
Faut-il s’oublier pour être un bon traducteur, ou est-ce impossible ?
Yara El-Ghadban : L’important, c’est d’entrer dans l’univers de l’auteur sans pour autant s’effacer. On est toujours tenté de vouloir apporter notre patte, mais il faut surveiller ses propres tendances, surtout que je suis moi-même autrice. Je pourrais me demander : pourquoi ne fait-il que répéter la même chose ? (rires) Ensuite, on apprend à reconnaître l’auteur et son style. Respecter son rythme, sa voix. En outre, si on a traduit ce roman, c’est qu’il a déjà eu un certain succès dans sa langue originale. Ce serait arrogant de penser que l’on va améliorer une œuvre qui a déjà fait ses preuves. Il faut être humble face au texte d’un autre auteur.
Est-il véritablement possible de réaliser une traduction sans trahir la langue d’origine ?
Yara El-Ghadban : On fait très attention dans nos choix de traducteurs et traductrices chez Mémoire d’encrier. Par exemple, à l’hiver 2023, nous publierons un grand classique qui s’appelle Le contrat racial, du philosophe jamaico-américain Charles W. Mills. Le traducteur, Aly Ndiaye alias Webster, historien et artiste de hip-hop, aurait voulu réaliser la traduction en dialogue avec Mills, mais l’auteur est malheureusement décédé en septembre 2021. Ndiaye a donc travaillé avec des philosophes qui connaissent intimement l'œuvre de Mills, Ryoa Chung et Naima Hamrouni, afin de rester fidèle au texte et à la pensée de l’auteur. Et puis nous, les éditeurs, avons travaillé ensemble avec le traducteur l’accessibilité du texte pour un plus grand public, car l’essai aborde de front des enjeux qui nous touchent tous: le racisme et les origines du monde inégalitaire dans lequel on vit.
On s’efforce toujours de trouver un traducteur ou une traductrice qui, d’une manière ou d’une autre, a un lien avec l’auteur, ou alors, au-delà de la seule maîtrise de la langue, une véritable connaissance du sujet. Ce n’est pas facile. C’est encore un métier très homogène au niveau des parcours et des origines des traducteurs.
Le texte est également très travaillé chez Mémoire d’encrier. Le traducteur ou la traductrice nous envoie une première version du texte, ensuite il y a une première révision pour vérifier la fidélité. Suit une lecture des trois éditeurs, Rodney Saint-Éloi, Marc Charron, directeur de la collection Voc/zes et moi-même, tout en restant en dialogue avec les traducteurs, et avec les auteurs, s’ils ou elles sont bilingues. Puis, vient la correction linguistique. Soit plusieurs étapes de révision et de travail éditorial. L’ambition est que le livre semble avoir été écrit en français. Si on peut arriver à ce que le lecteur ne pense jamais à la traduction, et ne perçoit que la vision et la voix de l’auteur, alors le travail est réussi. Ceux qui collaborent avec nous connaissent notre exigence, mais ils sont en même temps contents de participer à ce processus, parce que ça valorise leur travail.
Changer de langue, c’est changer de roman ?
Yara El-Ghadban : Quand la traduction est bien faite, l’esprit de l’oeuvre surgit dans l’univers de la langue. Je pense que tout est traduisible. Si on est chanceux et que l’auteur ou l’autrice est vivant ou vivante, c’est l’occasion d’établir une relation avec elle ou lui, afin de lui poser des questions. Et puis, parfois, l’auteur donne l’autorisation d’aller beaucoup plus loin que ce que j'aurais osé faire seule.
Quelle a été l’évolution de votre pratique de la traduction ? Comment avez-vous vu ce métier évoluer ?
Yara El-Ghadban : Selon moi, la traduction est un travail de co-construction de l’œuvre. Quand j’ai commencé dans l’édition, une question revenait toujours : est-ce qu’on doit mettre le nom du traducteur ou de la traductrice sur la couverture du livre ? Chez Mémoire D’encrier, on a souhaité que ce soit le cas, après avoir consulté les traducteurs qui collaborent avec nous. Ils et elles sont impliqués dans la défense des livres sur lesquels ils ont travaillé, et souvent, on les invite à ajouter une note de traduction à la fin de l’ouvrage. Ce sont des médiateurs ; c’est grâce à eux que les livres deviennent accessibles à un autre public.
Estimez-vous que la place accordée aux traducteurs est aujourd’hui suffisante ?
Yara El-Ghadban : Chez Mémoire d’encrier, on essaye de mettre en avant le plus possible le travail des traducteurs. Il y a un mot de Mahmoud Darwich que j’aime et que je paraphrase ici : « Quand je lis mes poèmes dans une autre langue, c’est comme si je découvrais mon poème à nouveau. » Une bonne traduction, ça donne une autre dimension à un texte. J’ai eu cette expérience en lisant les traductions arabe et anglaise de mon propre roman, Je suis Ariel Sharon (paru en 2018). Ce fut dans les deux cas de très belles collaborations avec les traducteurs et éditeurs qui y ont mis leur propre touche.
À Mémoire d’encrier, on souhaite proposer la meilleure traduction possible, qui non seulement ne trahira pas le livre, mais participera à la réalisation de son potentiel.
Dans les textes originaux, il y a parfois des fautes de frappe, des illogismes, des anachronismes qui ont échappé. On contacte alors l’auteur, toujours dans le respect, pour savoir si on pouvait changer ceci, améliorer cela, etc. Les auteurs sont souvent ravis d’avoir cette deuxième chance de revenir sur leur texte. On encourage beaucoup nos traducteurs à communiquer avec les auteurs. Quand j’ai traduit Neige des lunes brisées, j’ai consulté Waubgeshig Rice afin qu’il m’éclaire sur des aspects que je n’arrivais pas à bien comprendre. La traduction doit également être, quand c’est possible, un dialogue.
Existe-t-il des différences entre un contrat de traduction canadien et français ?
Yara El-Ghadban : D’abord, nous avons travaillé uniquement avec des traducteurs et traductrices canadiens, et avec l’expansion de la maison, on a élargi à des traducteurs et traductrices venant du monde entier, dont des Français. Et effectivement, les pratiques ne sont pas les mêmes. Les contrats de traduction en France font pas loin de 30 pages parfois, alors que nos contrats canadiens faisaient une page et demie (rires). Mais c’est une intéressante démarche, parce qu’il y avait des aspects qu’on n’incluait pas dans les contrats avec nos traducteurs canadiens et qu’on a ajoutés à la suite de contrats signés avec des traducteurs français. On a essayé de prendre le meilleur des deux approches : à la fois l’efficacité, la simplicité et la transparence des contrats canadiens, et les détails importants des contrats français.
Les Canadiens seraient-ils moins suspicieux que les Français…
Yara El-Ghadban : En vérité, c’est le point de départ qui n’est pas le même. Puisque la traduction est fortement subventionnée au Canada, les contrats sont souvent forfaitaires selon un taux déterminé par l’institution subventionnaire. Ce n’est pas très romantique, mais on présente le livre, le nombre de mots, le prix par mot, et c’est terminé. En France le traducteur est plus considéré comme un co-auteur, ce qui engendre d’autres questions : au sujet des redevances, des droits moraux, etc. Au Canada, on s’oriente de plus en plus vers cette direction. Donc au contraire, cela nous a permis d’améliorer nos contrats, de les rendre plus représentatifs du véritable rôle du traducteur.
Comment choisit-on son traducteur ?
Yara El-Ghadban : C’est un travail qui se fait au niveau du comité éditorial. Marc Charron, éditeur chez Mémoire d’encrier et professeur à l'École de traduction et d'interprétation de l'Université d'Ottawa, est notre éclaireur. Il nous propose des titres ou des auteurs qui pourront nous intéresser. Des agents qui connaissent notre sensibilité nous suggèrent aussi des ouvrages. Parfois, ce sont les traducteurs qui amènent des projets.
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Pour Neige des lunes brisées, je l’avais lu, suite à une proposition par l’éditeur original, et l’ayant beaucoup aimé, j’ai recommandé qu’on le publie. On fait très attention quand on choisit un ouvrage, car il faut prévoir que l’on va traduire plusieurs autres livres de l’auteur. C’est un engagement sur le long terme.
Travaillez-vous sur d'autres traductions actuellement ?
Yara El-Ghadban : Je travaille sur mon quatrième roman actuellement et sur d’autres traductions, mais en tant qu’éditrice.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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