La poésie tellurique d’un slameur, les phrases d’une écrivaine dont la langue ne possède pas le mot « écrire », ou encore un texte d’abord destiné aux seuls enfants de l'auteure : toutes ces singularités s’expriment au sein d’une maison d’édition québécoise tout aussi unique, Mémoire d’encrier. Née en 2003, cette structure « du goût du monde » lancée par le poète Rodney Saint-Éloi, à présent accompagné par l’écrivaine Yara El-Ghadban, porte une ambition : donner la parole à ceux qui ne l’ont pas.
Le 06/07/2022 à 09:59 par Hocine Bouhadjera
779 Partages
Publié le :
06/07/2022 à 09:59
779
Partages
Inaugurée il y a près de 20 ans, Mémoire d’encrier a fait du chemin depuis ses débuts dans le petit appartement d’un passionné du verbe venu d’Haïti. Près de 400 titres plus tard, signé de figures comme Dany Laferrière, Alain Mabanckou, Edwige Danticat ou encore Louis-Philippe Dalembert, et une reconnaissance qui dépasse le simple continent américain, l’éditeur a réuni des auteurs et amis dans le 14e arrondissement de Paris. L’occasion de revenir sur une belle aventure tournée vers le dialogue entre les cultures, et l’écoute de l’autre.
« J’étais écrivain-éditeur en Haïti, et quand je suis arrivé à Montréal en 2001, je me suis demandé : comment m’inscrire au mieux ici. La réponse, c’était continuer à faire ce que je savais faire, écrire et éditer », nous raconte Rodney Saint-Eloi. Une passion du métier, des compétences, mais également un constat : on ne parlait pas assez des « personnes racisées », comme « s’il s'agissait des gens de seconde catégorie ». Natif de Port-au-Prince, il publiera alors des auteurs haïtiens avec l’ambition de les imposer dans l’épicentre du monde littéraire nord-américain. Le poète Davertige sera le premier nom du catalogue.
Suivront Jacques Roumain, Emmelie Prophète, Frankétienne… Et une ouverture aux littératures du monde, qu’elles soient caribéennes, africaines, du Moyen-Orient comme avec la Libanaise Emné Nasereddine, ou encore autochtones du continent américain, telle celle de l'Innue originaire de Pessamit (Canada) Joséphine Bacon.
Une quête de l’altérité
L’autre éditrice de la maison depuis 2020, Yara El-Ghadban, l’affirme sans ambages : « Mémoire d’encrier a donné un sens à ma vie. » D’abord auteure et membre du comité de lecture, elle a commencé comme simple lectrice : « Dans ma première vie, j’étais anthropologue et professeure à l’université. À cette époque j’étais amoureuse de cette maison d’édition qui, pour moi, disait le monde. »
Après un premier roman en 2011, L’Ombre de l’olivier, elle publie chez Mémoire d’encrier deux autres livres, dont Je suis Ariel Sharon en 2018, où elle se met dans la peau d’un des grands criminels de la deuxième moitié du XXe siècle. Puis, Rodney lui propose de mener l'entreprise ensemble : « Cela me convenait parfaitement : je souhaitais, en 2020, abandonner ma carrière universitaire, afin de me concentrer sur l’écriture », explique celle qui est également traductrice.
Si la maison québécoise a toujours offert une place importante aux voix féminines, surtout quand elles surgissent de populations ostracisées, Yara El-Ghadban a consolidé cette politique. « C’est une maison avec beaucoup de femmes, et Rodney, qui est un homme et une femme en même temps », continue-t-elle, en riant. En 2021, tous deux ont d'ailleurs produit un livre commun, Les racistes n’ont jamais vu la mer, qui paraitra sur le continent européen en octobre 2022.
À LIRE: “J'ai décidé de raconter mon histoire : elle mérite d'être partagée”
Considérant ses auteurs, Rodney Saint-Éloi est formel : « Vous allez grandir en humanité. Vous allez découvrir ce que vous ne savez pas. J’en suis un exemple significatif : à présent, je ne sais plus ce qui est petit et ce qui est grand. » Et d’ajouter : « Si on lit haïtien on devient haïtien, palestinien, palestinien. Et puis on est vraiment moins méchant et moins bête quand on lit. » Autrement dit : œuvrer à la compréhension de l'autre. La maison s’est en tout cas bien développée depuis ses très modestes débuts, passant de moyens modestes à 1,5 million $ CA de chiffre d’affaires en 2021.
Au fil du temps, des réussites s'imposent : Emmelie Prophète, et son texte Les villages de Dieu, paru en 2020, sont devenus des best sellers. « On a notamment profité de l’assassinat de Jovenel Moïse, le président d’Haïti », plaisante Yara El-Ghadban. L’ouvrage raconte les gangs d’Haïti, sur fond de déliquescence de l’État et du règne de la corruption. « Il y a des écrivains qui gagnent 100.000 $ à présent. Quand on donne un chèque à un autochtone de ce montant, alors qu’il ou elle vit dans une réserve, vous pouvez imaginer sa réaction. »
Avec le souhait de changer le regard des institutions sur des auteurs qui n’avaient, dans leur vie, pas eu le droit au respect. « Grâce à la littérature, ils ont développé une citoyenneté », résume le fondateur. Et d'ajouter, évoquant une problématique prégnante en Amérique du Nord qui prend du poids en France : « Comme je suis Haïtien, je ne participe pas à l’histoire qui les a colonisés. Je ne suis ni blanc, ni anglophone, ni québécois. »
Trois titres de la rentrée française de Mémoire d'encrier. Avec une nouvelle identité visuelle pour la maison.
Le “nouveau narratif“
Quand on lui demande de nous présenter la ligne éditoriale de la maison, l’auteur de Je suis la fille du baobab brûlé déroule : « Comment pense un enfant dans un village togolais ? Quelle est la couleur du ciel pour lui, c’est quoi la mer, c’est quoi le pain, c’est quoi vivre, c’est quoi lundi, mardi, l’espace ? Comment définit-il le temps ? C’est dans ce jeu d’altérité que Mémoire d’encrier s’inscrit et arrive à exister. » Confronter les imaginaires, sortir les esprits des certitudes de nos impensés. Il cite l’exemple d’une des premières nations d’Amérique, le peuple anishinaabe. Dans leur culture, il n’y a ni masculin ni féminin. « Combien de siècles d’avance ils ont eu sur nous ! » Des histoires « qu’on n’avait jamais racontées », relatées par ceux qui les ont vécues : « Je n’aime pas du tout cette expression qui dit : parler pour ceux qui n’ont pas de bouche. Il faut éviter au maximum les porte-paroles. »
Une approche et un esprit que la maison désigne comme « nouveau narratif ». « Au début, les gens ont ri en découvrant mes choix de publication. Ils pensaient trouver des notables, alors qu’on en est loin. Ce n’est pas une littérature de notable, c’est une littérature avec du risque, des voix très fragiles. Ce qui m’intéresse, c’est découvrir ce qu’on n’attend pas. » Le poète reprend : « On bat le tambour du côté des puissants, mais chez nous, il y a des cultures de solidarité. Les fragiles, les infortunés, ce sont eux et elles qui ont des histoires à raconter. J’aimerais bien qu’on donne la parole, par exemple, aux prisonniers, aux plus exclus des exclus ». L’occasion de porter un regard sans concession sur le monde littéraire : « Quand on évoque la littérature, c’est un quartier qui parle, une classe, une caste sociale. » Il en profite alors pour défendre sa vision des belles-lettres : « Il y a beaucoup de préjugés : il faut que la langue soit belle, un écrivain, c’est si ou ça… Il faut que ça s’exprime de telle manière, conjuguer le subjonctif deuxième forme. Mais non, pas du tout ! Ce qui n’empêche en aucune manière l’exigence. »
Un exemple, parmi tant d’autres, de ces plumes singulières, est l’auteure Gerda Cadostin. Présente à ce déjeuner anniversaire, elle a publié en 2021 un texte d’abord destiné à ses seuls enfants, Laisse folie courir. Cette Haïtienne aux mille vies narre notamment sa relation « apaisée à la culture », venant d’un univers d'analphabètes.
Autre écrivaine présente ce jour-là, représentante des créatrices tardives, Catherine Blondeau. À 54 ans, elle sortait en 2019 son premier roman, Débutants. Directrice du Grand T à Nantes et grande défenseuse des littératures afro-caribéennes, elle a délibérément choisi Rodney pour son premier livre. Au départ, il souhaitait l’aider à trouver un éditeur, car intégrer une auteure française n’entrait pas dans la ligne éditoriale, mais concours de circonstances : la maison change d'opérateur et signe avec « Harmonia Mundi pour avoir une meilleure distribution en France. Alors, il a décidé de m’éditer », nous confie-t-elle. « Être au catalogue, c’était mon rêve : au milieu de toutes ces singularités qui ne sont pas raidies dans des identités racinaires, comme le disait Édouard Glissant », ajoute-t-elle.
La relation s'est prolongée avec la sortie de Blanche en 2021. Ce récit personnel raconte la prise de conscience de sa couleur de peau suite à son déménagement en Afrique du Sud, alors que « cette idée n’avait pas effleuré mon esprit avant mes 30 ans. Ce n’était pas le même monde, on ne posait pas les questions en ces termes », résume-t-elle.
Quatre titres pour la rentrée
Rentrée littéraire oblige, l’anniversaire de la maison s'est accompagné d'une présentation des prochaines parutions, dont Difficult Women, titre américain de 2017. L’auteure féministe Roxane Gay, rendue célèbre par un précédent livre, Bad Feminist (trad. Santiago Artozqui en français), propose ici un « roman choral où chaque chapitre s’intéresse à l’histoire d’une femme », explique Yara El-Ghadban. Toutes narrent des expériences, « entre humour, limpidité, vérité, et ce jusqu’aux limites du réel ». Un livre-message, relève Rodney Saint-Éloi : « Il faut que les hommes apprennent à écouter ce que disent les femmes. Souvent, on fait semblant et on n’entend pas. Selon moi, ce livre est vraiment fondamental, pour les hommes surtout. L’opportunité pour eux d’en comprendre beaucoup sur les questionnements des femmes, notamment à notre sujet. »
Le deuxième auteur est Thomas King, connu pour ses thrillers politiques, qui signe ici Seuil de tolérance. Le synopsis : un oracle, que sollicitent des milliardaires, décide d'arrêter ses prédictions. Ses ex-clients meurent mystérieusement, les uns après les autres. Et le devin demeure silencieux. « Le lecteur est invité à essayer de comprendre pourquoi ils décèdent, et ce avec l’humour », ajoute Yara El-Ghadban. « Il y a également une critique de la société, notamment à travers la problématique de l’exploitation, comme toute une panoplie de personnages extraordinaires. Une œuvre qui défoule, car on constate que les gens sont heureux de voir les milliardaires mourir ! (rires). » Enfin, le troisième ouvrage publié sera Le Testament des solitudes, premier roman d’Emmelie Prophète, inédit en France.
La saison se déclinera en poésie avec Marc Alexandre Oho Bambe, dit Capitaine Alexandre, car le langage versifié demeure dans l'ADN de la maison. Le slameur arrivé du Cameroun en France à 17 ans nous confie avoir rencontré Rodney la première fois au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo. Un premier contact, suivi d'un autre, cette fois-ci à Port-au-Prince. De la découverte de l’île a résulté pour l’artiste « une fièvre d’écriture. Je m’enfermais dans ma chambre dès que je pouvais et j’écrivais sur mon ressenti par rapport à ce pays poème, comme sur les femmes, les hommes, les enfants qui y vivent ». De ces surgissements est né en 2017, le recueil de poésie de Capitaine Alexandre, publié chez Mémoire d’encrier, De terre, de mer, d’amour et de feu.
Une nécessité de se renouveler
Celui qui reviendra en poésie nous parle également de son rapport à la structure : « Ça a d’abord été une rencontre humaine, puis le sentiment que c’est une maison, pas une maison d’édition. Elle est ouverte à tous les vents du monde, et moi, je me sens bien dans une maison comme ça, parce qu’il y a des portes et des fenêtres. Tu peux sortir et entrer quand tu veux ! » Si Marc Alexandre Oho Bambe a publié des romans chez d’autres éditeurs en France, comme Diên Biên Phu en 2018 chez Sabine Wespieser ou Les Lumières d’Oujda et Nobles de cœur, respectivement en 2020 et 2022, chez Calmann-Lévy, il l’atteste : « Ma poésie restera avec Rodney, pour l’énergie que je trouve dans cette maison. »
La vie poème, de Marc Alexandre Oho Bambe (Capitaine Alexandre). Parution le 8 septembre.
À l’heure d’un premier bilan, après un nouveau point d’étape, Rodney Saint-Éloi évoque la responsabilité qui l’oblige, conscient que le renouvellement est nécessaire : « Ce qui a nourri la structure pendant 20 ans n’est pas obligatoirement ce qui peut la renouveler. C’est pourquoi, l’engagement que j’ai aujourd’hui vis-à-vis de moi-même, c’est vraiment la nécessité de la transmission. »
À LIRE: “Chaque auteur est de même importance. Nous n’avons pas de tête de gondole”
Pour l’éditeur, le combat pour la démocratisation de la chose littéraire continue : « C’est vrai que la littérature peut changer la vie. Je l’ai toujours pensé. Le livre n’appartient pas aux élites. Il faut se battre pour que les gens de toutes les catégories sociales lisent, écrivent, regardent le monde, imaginent le monde, et rêvent le monde. » Et de conclure : « Il faut repenser nos pensées : donc se tourner vers les zones d’ombres. Ce qu’on nous présente comme étant Les Lumières, on sait à présent que ce n’est pas la lumière (rires). »
Crédits : ActuaLitté (CC BY-SA 2.0)
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 25/08/2022
352 pages
Mémoire d'Encrier
23,00 €
Paru le 08/09/2022
410 pages
Mémoire d'Encrier
23,00 €
Paru le 25/08/2022
160 pages
Mémoire d'Encrier
14,00 €
Paru le 10/07/2017
118 pages
Mémoire d'Encrier
12,00 €
Paru le 27/04/2022
133 pages
Calmann-Lévy
19,00 €
Paru le 20/01/2022
262 pages
Editions Héloïse d'Ormesson
19,00 €
Paru le 28/09/2015
91 pages
Mémoire d'Encrier
12,00 €
Paru le 04/02/2021
232 pages
Mémoire d'Encrier
19,00 €
Paru le 02/01/2020
568 pages
Mémoire d'Encrier
25,00 €
Paru le 19/08/2021
217 pages
Mémoire d'Encrier
19,00 €
Commenter cet article