Loredana Lipperini, née en 1956 à Rome, est une journaliste, autrice et essayiste italienne. Elle anime l’émission radiophonique de culture et littérature Fahrenheit sur Rai Radio 3 et a été jurée de plusieurs prix littéraires en Italie ainsi que consultante pendant sept ans pour le Salon International du livre de Turin.
Le 28/05/2024 à 11:09 par Federica Malinverno
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28/05/2024 à 11:09
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Federica Malinverno : Vous êtes journaliste, essayiste, écrivaine... Comment conciliez-vous toutes ces activités et comment concevez-vous le « travail culturel » ? Que signifie d’être un intellectuel dans l'Italie d'aujourd'hui ?
Loredana Lipperini : Je me suis toujours définie comme une activiste culturelle. Animer la radio, écrire dans les journaux, écrire des livres, des romans, des essais, participer à des événements culturels : toutes ces activités ont toujours été pour moi la même chose. Et j'ai toujours pensé que le travail culturel était soit politique, soit n’était pas du travail culturel. J'ai commencé à faire de la radio et du journalisme à l'âge de 19 ans au Parti radical et à Radio Radicale, et je n'ai jamais séparé les deux choses, même lorsque je m'occupais non seulement de livres, mais aussi de théâtre et de musique classique : pour moi, la culture est quelque chose qui est enracinée dans notre vie contemporaine. Et une activité aide l'autre, c'est-à-dire qu'un livre que je lis pour Fahrenheit (émission de Radio 3) va me donner l'inspiration pour écrire un article et vice versa. Je veux dire que c'est toujours le même regard qui cherche à s'ouvrir sur le monde.
En ce qui concerne le rôle des intellectuels, je pense que les intellectuels devraient s’interroger davantage. À mon avis — évidemment avec quelques belles exceptions — ils ne se posent pas assez de questions sur ce qu'est le travail culturel. L'expression est de Luciano Bianciardi qui, dans Il lavoro culturale, en 1957, a brossé un portrait extraordinaire de ce que signifiait travailler pour la culture, c'est-à-dire à l'époque avec les ciné-clubs, les bibliothèques, les groupes de lecture. Aujourd'hui, à mon avis, le travail culturel doit englober l'ensemble du paysage culturel. Non seulement le cinéma, la radio, la télévision, les livres, mais aussi les mangas, les bandes dessinées, les jeux vidéo, Twitch, les séries télévisées, Wattpad, qui sont encore, à mon avis, tenus à la marge. En revanche, en Italie, trop souvent, le travail culturel tend à coïncider avec le fait de dire « J'ai écrit un roman et ce roman est beau » : c'est trop peu.
Faire du travail culturel, c'est aussi se confronter aux changements que nous vivons, c'est-à-dire de la pandémie à la guerre, de l'intelligence artificielle à l'urgence climatique. Enfin, le travail culturel, selon moi, c'est cesser de privilégier une vision personnaliste et se tourner vers l'intelligence des groupes, c'est-à-dire des personnes qui travaillent en réseau et qui conçoivent vraiment le travail culturel comme un esprit de service. Et c'est un point qui me tient à cœur.
Comment s'est déroulé le travail de consultante pour le Salon du livre de Turin ?
Loredana Lipperini : C'était merveilleux. En ce qui concerne l'intelligence des groupes, je dois dire que l'expérience que j'ai eue avec le salon sous la direction de Nicola Lagioia a été, à mon avis, unique, probablement impossible à répéter, parce que nous étions libres de toute politique. C'était une occasion très spéciale parce qu'on nous avait demandé de sauver le salon de Tempo di libri, le contre-salon organisé à Milan par des éditeurs. Nous l'avons sauvé, nous l'avons même fait grandir, et nous avons travaillé en toute liberté. Cette expérience a montré comment l'intelligence des groupes a réussi à survivre à deux éditions de Tempo di libri à Milan et à une controverse insignifiante, comme celle sur Alta Forte (maison d’édition liée à un parti d’extrême droite), et, enfin, à une pandémie.
Comment voyez-vous l'état du genre fantastique en Italie aujourd'hui, et en général de celles qui étaient autrefois, et sont peut-être encore, considérées comme des littératures mineures ? Que signifie le succès commercial de certains genres, comme la romance ?
Loredana Lipperini : Tout d'abord, il faut savoir que moins de la moitié des Italiens lisent un livre par an. D'autre part, il y a trop de publications. Il y a 82.000 nouveaux livres publiés chaque année et il m'est impossible, en tant que lectrice professionnelle, de lire tous les livres que je voudrais lire.
En ce qui concerne les genres, la situation du fantastique s'est améliorée depuis qu'un certain nombre d'auteurs ont commencé à fréquenter ce genre, peut-être en faisant ce qu'on appelle un slipstream, c'est-à-dire une hybridation, en insérant des éléments fantastiques dans un roman - ce qui, dans n'importe quel autre pays, est tout à fait normal...
Dans notre pays, il existe encore une certaine division entre, d'une part, certains tenants du genre qui ne voient pas d'un bon œil la nature littéraire du roman, ou l'incursion de quelqu'un en dehors d'un groupe établi et spécialisé dans l’écriture de genre ; d'autre part, beaucoup de critiques académiques regardent encore les romans de genre avec méfiance, et ce parce qu'ils ne les lisent pas.
Cette critique est ancrée dans une idée de la littérature très souvent hyper-formelle. Ils n’aiment pas les histoires et c'est un problème critique que nous avons et que nous continuons à avoir. Même s'il y a des critiques éclairées, c'est un peu la caractéristique de l'Italie. Et même les grands prix littéraires ne s'intéressent pas beaucoup au genre, même si le Prix Lattes Grinzane, que je préside, s'en préoccupe. Mais peut-être que les choses vont commencer à changer petit à petit.
Enfin, en ce qui concerne la romance, c'est une autre histoire. C'est un genre qui a toujours existé, on l'a appelé roman rose, puis littérature sentimentale, puis romance. Un genre qui garde les mêmes schémas, il existait auparavant et il existera toujours. À mon avis, le diaboliser n'a pas de sens. Il y a des critiques qui pensent que toute la littérature féminine est en fait de la romance... ce qui est évidemment faux. Et j'attends avec impatience le jour heureux où nous cesserons de parler de genre littéraire. Car les genres sont une catégorie du XXe siècle.
Comment la littérature participe-t-elle au débat sur les droits des femmes, à la lutte contre la violence sexiste ? Quel est, selon vous, l'état de ce débat en Italie ?
Loredana Lipperini : En ce qui concerne les femmes écrivaines, l'état du débat est très positif. Il y a plusieurs générations qui mêlent leurs voix — et qui ne se sont jamais tues — sur la question des droits, sur la lutte contre les préjugés. Et donc on commence à comprendre qu’il ne faut pas forcément faire passer un message dans la littérature, parce que moi aussi je suis contre la littérature didactique... Pour moi, la littérature n'est pas un miroir, mais une fenêtre sur le monde, ou du moins elle devrait être une fenêtre sur le monde, et on ne devrait pas parler que de soi.
Bien qu'il y ait beaucoup d'essais de jeunes autrices et que les voix se répandent, il serait faux de dire qu'il n'y a aucune forme de résistance, qui se donne naissance très souvent à de véritables formes de haine en ligne, comme celle subie par Michela Murgia. Et il s’agit de critiques littéraires, d'universitaires, d'enseignants, de philosophes. De ce point de vue, la situation n’est pas bonne, car il n'y a pas de prise de conscience de la part de ceux qui devraient représenter la classe intellectuelle de ce pays, à quelques exceptions près.
En ce qui concerne la question des femmes et de l'édition, comment distinguer un phénomène de société de son utilisation par le marché ? Les femmes écrivains ont-elles encore besoin de reconnaissance et de visibilité, même si leurs livres se vendent mieux qu'avant ?
Loredana Lipperini : Il s'agit en effet d'un phénomène complexe. Je cite Jennifer Guerra, qui vient d'écrire pour Einaudi Le féminisme n'est pas une marque. Il y a un risque très fort de devenir une marque de soi-même, en particulier sur les réseaux sociaux. Il faut un grand équilibre, une grande lucidité et une grande sagesse pour ne pas tomber dans ce piège. Et, cela dit, c'est vraiment une question de posture. Si, en effet, il est vrai que les écrivaines sont très populaires et très présentes en ce moment, il est vrai aussi qu'elles ne sont pas encore vues, au sens où on ne leur reconnaît pas l'autorité littéraire que l'on reconnaîtrait à d'autres.
Par exemple, si le roman Alma de Federica Manzon (Feltrinelli, 2024), qui est magnifique, avait été écrit par Federico Manzon, on aurait probablement crié au miracle. Le préjugé est donc là et il ne réside pas dans les chiffres de vente, mais dans le regard. Or, dès que l'on aborde ces questions, on est accusé de vouloir introduire des quotas féminins dans la littérature. J'ai le sentiment que Grace Paley avait raison quand elle disait que « les femmes ont toujours fait aux hommes la faveur de lire leurs œuvres et les hommes ne leur ont pas rendu la pareille ».
La réflexion sur l'outil linguistique, son potentiel et ses prérogatives peut-elle être un moyen de dépasser une vision stéréotypée du genre et de changer quelque chose dans la société ?
Loredana Lipperini : Je crois en ce que dit une amie très chère, Vera Gheno, qui vient d'écrire Grammamanti (Einaudi, 2024) : il ne faut pas parler de langage inclusif, mais plutôt de langage « large » (de l'italien : ampio). Rien ne doit être imposé, mais rien ne doit être rejeté. Car la langue est vivante, elle grandit avec nous, elle change avec nous.
C'est pourquoi, en ce moment, de nouvelles possibilités apparaissent, qui sont intéressantes et ne doivent pas être accueillies avec hostilité, comme une attaque contre la langue italienne. Celle-ci est au contraire fluide et changeante, elle reflète et façonne le monde. Je suis très confiante : la langue est l'un des outils dont nous disposons et il est donc juste de l'utiliser. En général, lorsque les réactions conservatrices sont si violentes, elles sont toujours le symptôme de positions qui perdent pied.
Faire de la littérature, est-ce faire de la politique ? Si oui, de quelle manière et avec quels outils ?
Loredana Lipperini : Selon moi, on peut faire de la politique de plusieurs manières : en racontant une histoire politique ou simplement en racontant une histoire. Cela réenchante, cela utilise le mythe, le fantastique, comme l'explique le livre Favole del reincanto de Stefania Consigliere (Derive Approdi, 2020).
Selon l’autrice, notre hyperréalisme, notre croyance en une sorte de deuxième âge des Lumières qui nous sauverait tous, est en fait un enfant direct du capitalisme, qui veut que nous soyons toujours en veille, efficaces, compétitifs, alors que les êtres humains ne sont pas faits de cette façon.
Les êtres humains sont faits pour enchanter et être enchantés. Il est donc également politique d'utiliser des histoires dans ce sens et à cette fin. La littérature ne doit pas nécessairement être une littérature working class, de la classe ouvrière, même s'il est très bien que cela existe. Bien sûr, il existe de nombreuses formes de politique. On fait de la politique même lorsque l'on rejette la politique et que l'on se replie sur soi-même pour raconter sa propre histoire ou celle de sa famille. Car il s'agit là aussi d'un choix.
Vous avez fait allusion au problème de la surproduction éditoriale. Un grand défi pour l'édition italienne, et pas seulement. Que faut-il faire pour réagir à ce cycle pervers, si tant est qu'une action ou une réaction soit possible ?
Loredana Lipperini : Ce mécanisme rappelle la bulle des subprimes, et il est très difficile de sortir des bulles financières. Je ne sais pas comment on sort de ce mécanisme, mais je sais qu'il sera très difficile de continuer ainsi. Parce qu'alors le résultat est que les livres se vendent à quelques centaines d'exemplaires, ils ont une vie très courte. Je crois que tôt ou tard, la bulle éclatera. Et ce sera un bain de sang. Parce qu'il aurait fallu ne pas s'engager là-dedans.
Les éditeurs qui publient moins, qui publient consciemment, je pense qu'ils prospéreront. Mais continuer ainsi me semble mauvais pour tout le monde, honnêtement. J'aimerais pouvoir vous donner une réponse, mais en résumé, je suis plutôt effrayée et pessimiste.
Un autre défi important me semble concerner le travail culturel : il ne devrait pas rester confiné dans les centres mais aussi atteindre les périphéries, les marges. Ressentez-vous également cette urgence ?
Loredana Lipperini : Je pense que l'avenir est aux réseaux. Je pense que l'époque des grands événements, y compris les grands festivals à Turin, Mantoue, etc, est en train de s’achever. Cette centralisation en quelques endroits n'a plus de sens. Je pense qu'à l'avenir nous essayerons de travailler en réseau, de créer de nombreux petits événements, de se fédérer pour survivre. À mon avis, le travail culturel devrait redevenir territorial et non centralisé.
Croyez-vous que le web, le numérique, les réseaux sociaux peuvent être utiles de ce point de vue ?
Loredana Lipperini : S'ils sont bien utilisés, absolument. Ce sera un beau jour quand certains écrivains intellectuels comprendront que les réseaux sociaux ne servent pas à railler les féministes ou à dire combien de présentations de livres ils font. Michela Murgia, avec son activité sur Instagram et les médias sociaux, nous a montré à quel point le réseau peut être puissant.
Par Federica Malinverno
Contact : federicamalinverno01@gmail.com
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