MementoMori – L'Irlandaise Sue Rainsford n'avait pas pu célébrer son Prix du Roman étranger aux Imaginales l'année dernière, mais avait eu une bonne excuse : « J'étais enceinte jusqu'au cou. » Elle se rattrape cette année, et c'est peu de le dire, avec une rencontre et la participation à trois tables rondes, le tout pour une première participation au festival de l'imaginaire. Faut dire que le thème de cette année sied parfaitement à celle qui, en seulement deux romans, s'est imposée comme une plume importante du body-horror.
Le 24/05/2024 à 09:55 par Hocine Bouhadjera
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24/05/2024 à 09:55
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Le Prix du Roman étranger traduit des Imaginales 2023, elle l'avait remporté pour son premier roman, Jusque dans la terre, traduit par Francis Guévremont pour les Forges de Vulcain.
La maison portée par David Meulemans a édité son second roman en mai dernier, Jours de sang, là encore traduit par par Francis Guévremont. L'éditeur accompagne son écrivaine pour cette édition 2024, et tous deux ont accepté de répondre aux questions d'ActuaLitté à cette occasion.
Que représente pour vous cette première participation aux Imaginales ?
Sue Rainsford : Je suis toujours ravie de participer à des discussions sur mon travail, surtout lorsque je peux être physiquement présente. Malheureusement, je n'ai pas pu participer l'année dernière au festival pour des raisons personnelles : ma grossesse. Reste que recevoir un prix pour mon roman pendant ces moments si particuliers avait été une surprise joyeuse et inattendue.
ActuaLitté : Bien que votre premier roman ait été un succès critique, beaucoup ne vous connaissent pas encore. Pourriez-vous vous présenter aux lecteurs qui vous découvrent avec cet entretien ?
Sue Rainsford : Je suis née et j'ai grandi à Dublin, profondément enracinée dans le monde de l'écriture depuis toujours. Mon voyage avec les mots a commencé dès ma plus tendre enfance. Autant que je m'en souvienne, j'ai toujours marqué les pages, tentant de capturer les idées fugaces d'un jeune esprit curieux. J'ai transformé ma passion en carrière professionnelle en 2013, après avoir achevé mon master en arts visuels.
Je me trouve continuellement fascinée par les diverses formes d'écriture. Bien que j'aie expérimenté à travers divers médiums, y compris des scénarios et des pièces, le roman reste ma forme préférée. Il offre une profondeur et une étendue qui permettent une exploration complète de thèmes et de personnages complexes.
Mon travail implique souvent de déconstruire le conventionnel pour le réassembler de manière intrigante, avec l'ambition de marier le texte et le visuel dans une narration aux coutures rendues invisibles.
Vous officiez par ailleurs en tant que critique d'art.
Sue Rainsford : Plutôt que « critique », je préfère le terme d'« écrivaine d'art », car je vise plutôt à proposer une réflexion plutôt qu'une critique. Si je me trouve en réaction négative face à une œuvre d'art, je considère qu'elle pourrait communiquer quelque chose qui dépasse ma compréhension immédiate. Cette perspective m'aide à ouvrir plus d'espace pour l'œuvre, permettant à d'autres de vivre ses couches et ses messages sans le filtre d'un jugement plus ou moins sévère.
J'ai écrit de manière approfondie sur diverses formes de travail d'installation, incluant le film, la vidéo et les installations sonores, ainsi que les médiums traditionnels comme la peinture et la sculpture. Mon focus est principalement sur l'art contemporain, spécialement les œuvres d'artistes irlandais.
À bien des égards, je trouve que la scène artistique contemporaine est plus diverse que la scène littéraire. Elle offre un spectre plus large d'expressions et d'innovations qui continuent d'inspirer et de défier mes propres perceptions et écrits.
Votre dernier roman en date, Jours de sang, porte un titre des plus inquiétant...
Sue Rainsford : Dans mon ouvrage, des jumeaux vivent dans une commune abandonnée, dans un futur proche, préoccupés par la survie quotidienne et par une condition qui fait rougir certaines parties de leurs corps... Ils vénèrent également une catastrophe naturelle, une tempête, qu'ils croient pouvoir les anéantir... Mes histoires explorent souvent les relations fraternelles, mon dernier roman ne déroge pas à la règle.
Sans en dire trop sur l'intrigue, j'ai toujours ressenti la présence d'un autre monde juste derrière un rideau, quelque chose que je peux presque toucher. Hilary Mantel a bien décrit ce sentiment, suggérant qu'une légère pression sur le rideau engagerait cet autre monde. J'admire la spiritualité et le réalisme magique de cette dernière, qui intègrent subtilement la fiction historique avec ce sens de l'autre monde.
Vous allez traité de plusieurs thèmes à l'occasion des Imaginales 2024 : l'un d'eux sera « l'horreur au féminin ».
Sue Rainsford : À l'occasion de la table ronde sur ce vaste et passionnant sujet, je vais certainement insister sur le féminisme et le body-horror. Je pense que l'horreur est un genre qui offre des opportunités significatives non seulement pour les femmes, mais aussi pour toute personne issue de milieux marginalisés. Le genre a souvent placé les expériences de ces groupes au premier plan, obligeant le spectateur à affronter ces réalités. Dans ce type de propositions, l'horreur devient un espace de catharsis et de discussion, qui permet l'exploration de sujets souvent considérés comme tabous, ou indicibles.
Lorsque j'écris sur le corps féminin ou d'autres corps, j'explore le sentiment d'exclusion d'une société. Cette exploration est intrinsèquement politique, bien que ce ne soit pas mon objectif principal. Je suis particulièrement fascinée par les minuties quotidiennes d'un corps qui déplace dans le temps et l'espace, et par les significations que les corps accumulent en existant au sein d'une société. Bien que mon écriture devienne souvent politisée parce que les corps et les espaces sont politiques, ma préoccupation principale n'est pas cette dimension, mais plutôt les expériences immédiates et tangibles de la chair.
J'adore par exemple les premiers films de David Cronenberg, comme Chromosome 3 ou Rage. Dans un autre registre, j'aime aussi beaucoup les transformations du Loup-garou de Londres, de John Landis. Je suis très attaché à l'horreur corporel cinématographique, aux transformations physiques. J'adore simplement comment tout est humide, brillant, désordonné, vivant. J'ai une assez grande tolérance pour les scènes gores.
Un autre vaste sujet dont vous allez discuter durant cette édition ces Imaginales 2024 : « L'écriture, un chemin de croix, ou de foi »...
Sue Rainsford : D'abord, j'ai toujours apprécié les discussions transparentes sur l'écriture car elles démystifient le processus créatif. Contrairement à la notion romantique selon laquelle les écrivains se retirent jusqu'à ce qu'un manuscrit apparaisse comme par magie, mon approche est beaucoup plus structurée.
Je maintiens une journée de travail régulière à mon bureau. Si les mots ne viennent pas, je me tourne vers des lectures formatrices – des textes qui résonnent avec ce que j'essaie d'articuler dans mon propre travail. J'ai enseigné cette méthode dans tous mes cours et durant mon temps de maîtresse de conférences à l'université. Lire intensément fait partie intégrante de l'écriture ; c’est une forme active d'engagement qui poursuit le processus créatif, même lorsque l'on n'écrit pas physiquement.
Actuellement, ma routine s'est adaptée à mon rôle de parent d'un jeune enfant. J'écris de la fiction le matin, quand mon esprit est le plus frais. Les après-midis sont réservés aux tâches extérieures à mes romans, comme mes projets freelance et les tâches administratives. Être un écrivain qui gagne sa vie grâce à l'écriture implique bien plus que la simple création de prose. Il y a une quantité significative de travail pratique, comme gérer les impôts ou rédiger des demandes de subventions...
Malgré ces exigences, je chéris mes matins d'écriture – ce temps sacré de neuf heures à midi est celui où je produis mon meilleur travail. Dans le passé, quand mon emploi du temps le permettait, je préférais commencer encore plus tôt, vers 6h30 ou 7h. La clarté et la qualité de l'écriture de ces sessions matinales nécessitent souvent moins de révision, ce qui confirme ma conviction en valeur d'une routine d'écriture disciplinée, dans ces premières heures de la journée
Ensuite, pour répondre plus précisément à la thématique de la table ronde, écrire est une tâche difficile et souvent douloureuse pour moi. Cela me demande beaucoup d'efforts, mais malgré mon emploi du temps chargé, je ressens le besoin de le faire. Ne pas écrire me semble contre nature et malsain, car ce besoin s'accumule en moi. Cet impératif d'écrire est profondément ancré en moi.
Quand l'écriture se passe bien, elle est souvent douloureuse et difficile car quelque chose de profond veut émerger. Il y a aussi la tâche quotidienne de révision, qui est fastidieuse et monotone. Je me retrouve souvent ennuyée par mon propre texte et ma voix.
S'ajoute-il chez vous ce stress de ne pas savoir si ce que vous écrivez est bon ou non ?
Sue Rainsford : Il y a une expression qui dit : « Quand c'est juste, tout le corps le sait. » Je crois qu'il y a des moments en écrivant où j'essaie de ne pas juger la qualité mais de me concentrer sur l'expression de ce que je veux dire. Le temps révélera finalement si c'est bon ou non. Penser à la qualité de l'écriture peut être un état d'esprit dangereux. Lewis Hyde a écrit sur le sentiment de visite, où l'inspiration ressemble à une force incontrôlable. Cependant, cela peut être trompeur, car ce qui semble brillant sur le moment peut paraître mauvais après un certain temps...
Une autrice m'a dit un jour que l'on devrait se reconnaître dans ses phrases. J'essaie d'écrire sans laisser les préjugés d'un autre écrivain m'influencer. Mon objectif est d'atteindre une immédiateté dans mon écriture — une franchise qui présente quelque chose de manière légèrement oblique ou inclinée. Cette approche me permet d'explorer les complexités de la vie et de la mort, du traumatisme et de la survie, avec une touche de l'autre monde.
Un troisième thème encore, qui pose une question à prendre avec des pincettes : « La violence est-elle héréditaire ? »
Sue Rainsford : Je ne veux pas dire que les personnes issues d'un milieu violent sont nécessairement plus enclines à la violence que les autres, mais je suis très fascinée par le concept plus large du gène du traumatisme. Il y a eu des recherches significatives sur l'idée que les expériences traumatisantes peuvent affecter l'ADN et être transmises de génération en génération.
Cela a été notamment discuté dans le contexte des survivants de l'Holocauste, dont la proximité avec des atrocités prolongées a apparemment altéré leur ADN. Quand on y pense, le traumatisme peut se manifester au niveau corporel, et les corps peuvent porter les marques de la violence qu'ils ont subie. Donc, d'une certaine manière, il me semble logique que le traumatisme puisse être héréditaire.
Une célèbre locution latine nourrit toutes les rencontres et tables-rondes de cette édition : Memento Mori (Souviens-toi que tu vas mourir). Écrivez-vous, comme certains, pour atteindre l'immortalité ?
Sue Rainsford : Je ressens souvent le plus grand besoin d'écrire lorsque je me sens le plus vivante, lorsque le monde s'impose à moi. Cela ne me dérange pas de penser que personne ne lira mon travail après ma mort. Je suis plus préoccupée par les conversations et les expériences du moment présent.
David Meulemans, comment êtes-vous venus à devenir l'éditeur de Sue Rainsford en France ?
David Meulemans : Un internaute m'a envoyé un message pour me dire, au sujet de Sue Rainsford, « cette écrivaine est faite pour vous ! » J'ai lu son premier roman, et j'ai adoré. J'ai acheté le second pour voir si on pouvait s'engager sur le long-terme avec elle, et j'ai tout autant adoré. C'est alors que je l'ai invité à devenir membre des Forges. Je dis toujours dire qu'une relation entre un écrivain et un éditeur doit durer plus longtemps qu'un mariage...
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Chez Sue, c'est très physique quand vous ouvrez la page. J'aime tous nos écrivains, avec leurs particularités, mais je pense que l'écriture de Sue est unique en son genre. Un coup de poing subtil.
Elle ne décrit pas des corps en restant à la surface de la peau, elle écrit sur ce qui se trouve sous la peau. Vous voyez la chair et les os. Tout. La critique littéraire adore définir les textes comme « viscéraux ». Après avoir lu Sue Rainsford, on sait enfin ce qu'implique vraiment un texte plein de viscères... C'est à la fois très littéraire et, en même temps, très, très physique. J'adore ça.
Crédits photos : David Meulemans
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Contact : hb@actualitte.com
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