MementoMori - L'auteur Alain Damasio était présent aux Imaginales 2024 à plusieurs titres : présenter son dernier ouvrage, Vallée du silicium, publié au Seuil, accompagner son camarade Mathias Echenay, avec qui il a lancé La Volte il y a 20 ans, et participer à l'Oratorio Les Furtifs, tiré de son roman paru en 2019.
Le 01/06/2024 à 06:23 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
01/06/2024 à 06:23
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Son dernier ouvrage en date se présente en une série de chroniques littéraires, réalisées à la volée, agrémentée d'une nouvelle inédite. Il y raconte l'épicentre de la modernité, la Silicon Valley, comme d'arpenter la Mésopotamie au IVe millénaire ou la Rome du temps d'Auguste.
Les modes de vie qui nous attendent, mais aussi les origines, les principes de notre réalité actuelle, façonnés, portés et défendus par des hommes et des femmes, voici ce qu'Alain Damasio est allé toucher. L'écrivain partage avec nous : « Initialement, ce projet n'était pas prévu, ni même anticipé, à l'inverse d'un roman comme Les Furtifs, qui m'a occupé pendant 15 ans. Je suis allé me confronter avec l'univers que je critiquais depuis 30 ans, celui des technologies. J'avais besoin de voir, de me ressourcer, d'absorber les informations tel un buvard. »
Finalement, il s'est lancé le défi d'écrire « une sorte de carnet de voyage », pour capturer ses observations sur place : « Bien que l'écriture soit rapide et inspirée, elle n'en demeure pas moins réfléchie et permet un certain recul. Ces textes reflètent des préoccupations de longue date, notamment ma critique des GAFAM et leurs impacts sur l'évolution de l'humanité. Une démarche flottante qui clarifie et pose des pensées qui m'ont habité toute ma vie, bien que je n'avais jamais pris le temps de les explorer aussi intensément. »
La position d'Alain Damasio est quelque peu originale dans notre hexagone, par rapport à la plupart des sociologues et philosophes qui travaillent sur ces questions : « Ils ont tendance à être plus ou moins technophobes, accrochés à une vision très humaniste à l'ancienne, considérant souvent la technologie comme une source de maux. En tant qu'auteur de science-fiction, je me trouve dans une dynamique de fascination et de répulsion envers la technologie, entre attraction et crainte de ses possibles conséquences. »
Un rapport ni résolument technophobe, ni aveuglément technolâtre donc. De l'enceinte d'Apple aux rues dévastées par la drogue, il fait des rencontres, dresse leurs portraits. S'interroge sur la prolifération des intelligences artificielles, l'art de la programmation, les univers et autres métavers, les voitures autonomes, l'avenir de nos corps... Pour finalement tenter d'en tirer une compréhension politique de notre temps. Entrevoir les vies étranges et nouvelles qui nous attendent.
Le romancier ne cherche pas à dire le bien ou mal, mais plutôt à explorer ce monde tel qu'il est, qui se nourrit de nos désirs comme une matière première : « Ils sont captés, exploités, activés, fructifiés. » L'approche est transversale, qui inclut une dimension psychologique, presque libidinale, s'apparentant à une forme de psychanalyse freudienne d'Homo sapiens.
L'ombilic du monde se trouve sur la côte ouest américaine, à San Francisco, avec sa complexité captivante et déroutante, qui sert de toile de fond à Alain Damasio. Une ville de la richesse alliée à la misère la plus crasse : « J'ai été témoin des ressources énormes générées par les entreprises de la Silicon Valley, où le revenu moyen peut atteindre 15.000 dollars par mois. Cette abondance a fait exploser les prix du foncier, créant une intensité et une brutalité dont on a peu idée en Europe. À seulement 200 mètres des bureaux de Twitter, on trouve des drogués au fentanyl, aussi facilement mortel que bon marché. »
Alain Damasio a rencontré une société où la conception anglo-saxonne de l'individualisme est à son paroxysme, « qui pousse les gens à devenir de véritables auto-entrepreneurs de leur propre vie ». Mais surtout des personnes fermées sur elles-mêmes et isolées des dimensions affectives, dont on ne discute pas ouvertement.
Les Américains de ces contrées, très gentils, polis, mais ils s’en foutent de toi, pour résumer ? « En France, on a les discussions autour de la machine à café, il y a un peu de notre latinité qui s'exprime. San Francisco est vendue comme une ville européenne, mais ce n’est pas du tout le cas. J'y étais à la sortie du Covid et sa distanciation sociale, elle m'a semblé glaciale. Ils construisent une apparence de sympathie, mais on le ressent physiquement, on se sent mal à l’aise », confie l'auteur.
À la fin de son séjour, il a eu un moment d'épiphanie, de révélation. Il nous raconte : « J’ai rencontré un Français, et nous sommes allés manger dans un restaurant burkinabé. L'ambiance y était différente, et les mamas qui nous servaient mettaient de l’amour dans chaque plat, c'était sensible à chaque bouchée. On pouvait sentir qu’elle faisait cela pour faire plaisir aux gens. À côté, il avait mangé dans des chaînes où tout est pensé par des consultants, avec des prolétaires qui te servent machinalement. J’ai éprouvé ce contraste et je me suis dit que l'Afrique nous sauvera. »
Des relations plus instinctives, habitées, chaleureuses, « et cela fait un bien fou ». Pendant les trois semaines précédentes, « avant de ressentir cette chaleur », il avait expérimenté une certaine sympathie, mais avant tout de la politesse du contrat social qu’on doit adopter : « Il est clair que ces gens ont un problème avec la relation humaine. Ils ne sont pas autistes, mais ils ont des difficultés avec l'autre. Assister à un concert en metaverse avec un casque, ça sera vécu comme une contrainte pour la plupart d'entre des gens, c'est idéal pour la plupart d'entre eux. »
Une des principales particularités qu’il a observée chez ces acteurs clés de notre modernité est encore la manière dont, pour ces derniers, toute relation doit passer par une interface numérique : « Le premier des liens chez ces gens que j'ai rencontré, le plus instinctif dans leur pratique, est d’envoyer un texte, un mail », a-t-il constaté. Un monde où tout passe par les applis, diffusé dans tout l'Occident et le Monde, comme Napoléon avait propagé les idées de la révolution en Europe. « Il est naturel de vouloir façonner le monde à son image. Pendant les deux années de Covid, nous avons cessé de sortir et d'interagir physiquement avec les gens. Les réseaux sociaux et les métavers ont pris de l'importance. Les GAFAM ont tiré parti de ce moment historique pour pousser l'idée d'un basculement vers un nouveau monde », analyse l'écrivain.
Néanmoins, forcé de constater qu'en 2024, nous sommes par exemple revenus aux chiffres de fréquentations des cinémas pré-covid, « prouvant qu'il n'y avait pas de fatalité. Autre signe : le bide du métavers de Meta, pour le moment en tout cas. » Alain Damasio voit aussi dans cet échec les conséquences d'un sentiment de surpuissance qui rend mégalomane. Une croyance que leur réussite est due à leur génie. Mieux, à leur élection...
Alain Damasio, dans sa volonté de descendre aux racines de la Silicon Valley, s'est notamment appuyé sur les travaux du sociologue Fred Turner, qui évoque le paradigme très particulier des puritains qui ont débarqué en Amérique et façonné la future plus puissante nation du monde : « Ils croyaient qu'il existe des élus, choisis par une force supérieure, mais qu'il est impossible de les identifier. Max Weber a souligné que le protestantisme valorise l'accumulation de richesses, sans les dépenser, et que l'argent est devenu une preuve, plus ou moins conscientisée, de cette élection. J'ai voulu dresser un portrait de ces personnes héritières de cette vision du monde. »
La technologie, c'est également, dans sa dimension transhumaniste, l'espoir de devenir immortel. Cette édition 2024 des Imaginales a choisi de voir la vérité en face : Memento Mori (Souviens-toi que tu vas mourir).
Alain Damasio salue le choix du directeur artistique Gilles Francescano, le thème de la mort souvent vécu comme tabou de nos jours. « Mon ami le musicien Yan Péchin s'est vu refuser le droit de voir sa mère mourante durant la période du covid. Des cas inédits sur lesquels les anthropologues se pencheront un jour : comment on a empêché d'accompagner les mourants dans leurs derniers instants », constate en premier lieu l'auteur des Furtifs.
Ce dernier aborde la problématique de notre finitude, en tant que moyen d'un surplus de vie : « J'adopte la philosophie d'Épicure, vivre comme si chaque jour était le dernier. Cela consiste à apprécier pleinement chaque instant de la vie, à vivre chaque moment comme s'il était unique. Le sage mettait en garde contre les désirs vains et superflus, prônant la recherche du plaisir simple. Carpe diem à allier avec Memento Mori. Quel art de la formule chez nos anciens de l'Antiquité. »
Mais tout de même, écrire n'est-il pas une façon d’exorciser la peur de la mort ? « Bien qu'il n'y ait aucune certitude que nos œuvres perdurent, j'écris pour vivre aussi intensément que possible, car les moments passés à écrire sont parmi les plus riches et les plus remplis. Ces moments sont festifs et célébratoires. » Toujours la vie donc. Il complète : « C'est à travers l'écriture que je fais face à ma propre mortalité. Mes écrits permettent de faire revivre des moments, des émotions et des idées passées. Ils resurgissent continuellement, me rappelant que chaque instant est précieux et mérite d'être vécu pleinement. »
Alain Damasio est intimement lié à l'aventure de La Volte, maison née en 2004 pour publier son chef d'œuvre, La Horde du Contrevent, puis 15 ans plus tard, un autre classique de la SF, Les Furtifs, Grand Prix de l'Imaginaire 2020. Entre les deux, et après, la structure éditoriale a enrichi son catalogue de nouveaux auteurs, parmi lesquels Sabrina Calvo, Léo Henry, Michael Roch, Claire Garand, Stephen Graham Jones, ou encore le regretté Philippe Curval.
« La Volte célèbre ses 20 ans, une occasion pour se retourner et regarder ce que nous avons accompli, mais aussi pour se projeter vers l'avenir », partage avec nous son fondateur Mathias Echenay, qui développe : « Ce n’est pas une commémoration ni une auto-célébration, mais un prétexte pour mieux communiquer et nous faire connaître. Pendant longtemps, j’ai mis les auteurs et autrices en avant sans prendre la parole. Aujourd’hui, je raconte cette histoire. Il est important de montrer qu’un mouvement est toujours en branle. »
À l'occasion de cet anniversaire, Mathias Echenay s'étonne avec bonheur de la diversité de son catalogue, mais y a t-il un esprit La Volte qui relie tous ces livres ? « Offrir quelque chose d'unique. La création de La Volte, pour porter La Horde du Contrevent, explique en grande partie notre approche éditoriale : défendre des textes hors-norme qui défient les conventions, ne suivent pas les modèles traditionnels, tout en restant accessibles et captivants. »
Offrir une zone de liberté, sans rechercher à vivre selon un modèle économique : « Nous avons la chance de recevoir les revenus des ventes d'Alain Damasio, ce qui nous permet d'explorer et de prendre des risques aux confins des genres littéraires, même si on perd de l'argent au bout. »
Au niveau de la ligne éditoriale, La Volte se situe « dans une sorte de science-fiction politique très littéraire, centrée sur la langue et le langage. Nous ne sommes pas dans les dystopies classiques, mais dans celles qui ouvrent l'esprit, proposent des solutions, et explorent des façons de vivre autrement. » Dans cet ordre d'idée, la maison s'inscrit dans le collectif Zanzibar, un groupe à la fois sérieux et ludique qui vise à libérer les futurs, et là-encore, à désengager les pensées conventionnelles.
Aux Imaginales de cette année, une exposition s'est appuyée sur le travail de vingt artistes choisis pour leurs affinités avec l'esprit de la maison, dont le directeur artistique des Imaginales et illustrateur, Gilles Francescano, Laurent Rivelaygue, Yannu’ et Spoon, ou encore Zariel. Ils ont réinterprété vingt œuvres du catalogue de La Volte en vingt panneaux. La maison a publié en parallèle un livre-objet anniversaire, V.
Pour marquer ce 20e anniversaire, La Volte réédite par ailleurs des titres emblématiques de la maison : Hildegarde de Léo Henry, La Horde du Contrevent d'Alain Damasio, et Toxoplasma de Sabrina Calvo, en librairie depuis le 4 avril dernier. Trois autres titres emblématiques suivront prochainement.
À LIRE - La Volte : 20 ans de ”fictions inclassables et créations iconoclastes”
Elle introduit enfin une nouvelle charte graphique éco-responsable, avec un engagement sur le choix des matériaux et techniques de fabrication, pour réduire leur empreinte écologique.
Et encore ? « Toujours de l'audace, innover et surprendre », conclut Mathias Echenay.
Crédits photo : ActuaLitté (CC BY-SA 2.0)
DOSSIER - Memento mori : pour 2024, les Imaginales invoquent la vie et la mort
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 12/04/2024
318 pages
Seuil
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La Volte
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6 Commentaires
Aradigme
02/06/2024 à 08:42
Quand Mr Damasio écrit "Il est clair que ces gens ont un problème avec la relation humaine.", il me semble qu'ils ont en fait un problème avec la relation humaine telle que la conçoit Mr Damasio (et d'autres qui pensent comme lui). Et il me semble aussi que Mr Damasio se considère donc comme une référence et considère comme des déviants des personnes qui ne pensent et ressentent pas comme lui.
Aurelien Terrassier
02/06/2024 à 11:58
Très intéressant tout ce que dit Alain Damasio comme dans cet entretien à Quotidien https://youtu.be/ofs-9_yzcvY?si=8o9QWKY0SAxY4WfV Cependant ce que je regrette malgré l'anecdote du restaurant en Afrique alors qu'il suffirait d'aller dans la France pour trouver des restaurants aussi simples et chaleureux, Alain Damasio ne parle pas des low-tech, des circuits courts bref tout ce que nous (et pas on) devons opposer aux Gafam et plus généralement à cette nouvelle civilisation consumero-digital sans dieu ni prophètes mais dont les apôtres sont aussi bien les maîtres du monde de la Silicon Valley que les influenceurs et influenceuses millionnaires qui vivent dans leur villa à Dubai ou ailleurs...
Krog
02/06/2024 à 12:55
J’adore Damasio.
Et regrette infiniment la mort d’Ayerdahl et de Ballard.
(Le trio nous permettait d’y voir clair sur les invisibles qui pilotent nos vies: cultures, croyances, valeurs).
Rdv à GroundControl?
Lucie
03/06/2024 à 17:44
Merci, l'article est intéressant. Mais, par pitié! corrigez les fautes, relisez-vous. Certaines sont tolérables sur d'autres sites mais pas ici. En particulier cet insupportable usage fautif du verbe partager.
Mise en trope
05/06/2024 à 07:54
Sous le titre "La vie qui se nourrit de la mort", le paragraphe ne présente rien qui ait trait à ce thème primordial. Comme tout bon végan ne peut l'ignorer, la vie se nourrit en effet de mort. C'est une question qu'on ne peut éluder, mais qu'on élude en permanence, tant la notion de degré, quoiqu'on mange, reste insatisfaisante. Et tant elle conditionne notre attitude vis-à-vis du monde vivant. On aurait aimé lire Damasio sur le sujet.
Clovis
13/06/2024 à 07:38
"L'Afrique nous sauvera" est un de ces slogans sympathiques qui plaisent aux américains. Mais présenter les européens ou euro-descendants comme froids et calculateurs, comparés aux africains généreux et chaleureux est un peu simple, quand même. Lorsqu'on lit des interviews du Dr Mukwenge, ou des rapports de l'ONU ou d'ONG sur ce qui s'est passé dans le Tigré, ou ce qui se passe en ce moment au Soudan, par exemple, on a quand même quelques doutes.