AnniversaireXIII – Le plus amnésique des héros apparut en 1984, sous l’impulsion du scénariste Jean Van Hamme et du dessinateur William Vance : à la recherche d’un passé fuyant, accusé d’assassinat d’un président des États-Unis et toujours pris dans une conspiration politique sans fin, XIII fête ses quarante années d’aventures, de manipulation et de faux-semblants. Retour avec Yves Sente, le scénariste qui prolonge depuis 13 ans déjà cette épopée américaine avec le dessinateur Iouri Jigounov.
Il n’avait pas encore intégré le monde de la BD quand il découvrit la série XIII, attiré par la couverture du quatrième volume, Spads, dans la vitrine d’une librairie. « Immédiatement, l’histoire m’a captivé... et j’ai compris que je devais lire les tomes précédents pour en profiter encore plus à fond », assure le scénariste, joint par téléphone.
Pourtant, le succès de la série n’avait pas encore vraiment décollé à cette époque : les auteurs envisageaient même d’arrêter, raconte-t-on… jusqu’à cet opus, qui aura tout déclenché et entraîné des milliers de nouveaux lecteurs en même temps qu’Yves Sente. Éternel mystère de l’éclosion d’un succès...
Alors qu’il entre au Lombard comme éditeur en 1991, Yves Sente rencontrera William Vance et rééditera pour lui la série Bruno Brazil (scénarisée par Greg). Les années passent. Un jour, Van Hamme annonce qu’il arrête Thorgal, puis XIII. « Vance, de visite à Bruxelles, se rend dans mon bureau, et m’annonce tout de go : “Écoute, Yves, j’ai décidé de faire la suite de XIII avec toi.” Il m’a dit qu’il appréciait mes scénarios sur Blake et Mortimer et sur Le Janitor. Il voulait réintroduire de l’action et de la géopolitique dans le deuxième cycle, faire sortir XIII des USA, envoyer Jones en Irak où un sénateur américain se serait fait enlever… » se souvient Yves Sente.
La proposition est flatteuse, mais avant de s’engager, il préfère plancher sur un synopsis : « Les contraintes à respecter s’annonçaient nombreuses. Vance avait émis des souhaits de scénario ; Van Hamme n’avait laissé que peu de zones grises dans le passé du héros, comme le traumatisme d’enfance de XIII qui l’empêche de recouvrir ses souvenirs, la série contenait ses propres codes à respecter et avait un public exigeant à satisfaire et à surprendre... Équation à entrées multiples pas simple à résoudre », précise-t-il.
Se replongeant dans les tomes parus, Sente s’aperçoit que beaucoup de mythes américains ont déjà été exploités : les assassinats politiques, les multinationales régissant l’Amérique du Sud, et finalement… « la plupart des névroses américaines ». Comment conserver les fondamentaux autour des thèmes de la recherche d’identité et du complot d’envergure tout en explorant d’autres horizons ? Et surtout comment emballer William Vance ? « Mon premier lecteur, c’est l’illustrateur : s’il s’ennuie, cela se ressentira. Si les scènes proposées lui plaisent, il réalisera ses plus belles planches. Rosinski n’était pas fait pour dessiner Michel Vaillant et Jean Graton ne se serait probablement pas éclaté dans le genre saga nordique. C’est comme ça. »
La relecture de l’album N° 13 de la série (XIII Mystery) donnera la clef d’entrée au scénariste : en page 13 (ça ne s’invente toujours pas) de l’édition originale, la biographie de Janet B. Fitzsimmons, la femme du président Wally Sheridan, indique que sa famille descend d’un immigrant du Mayflower ! Cette même Janet Fitzsimmons que Vance a dessinée en grand sur la double page qui ouvre le premier dossier de cet album atypique et mythique de la série.
Pourtant, cette femme n’a qu’un rôle de figurante dans la série. Serait-ce un signe ? « Le Mayflower, c’est le mythe américain par excellence », s’emballe Yves Sente. Pour un Américain, pouvoir se targuer d’une telle descendance est le « titre de noblesse » ultime. L’idée d’une organisation occulte germe : ce sera la Fondation Mayflower. Dont Janet Fitzsimmons est l’héritière. De quoi connecter dans un nouveau cycle du thriller les migrants embarqués sur ce trois-mâts en 1620... et le XXIe siècle.
Mais surtout, cela permet au scénariste de faire plaisir au dessinateur Vance : « William adorait l’Histoire, la mer, la marine du XVIe siècle, la voile. Sa série Bruce J. Hawker, ce n’est que cela. Et bien qu’elle n’ait pas connu un vif succès commercial, elle compte parmi ses plus belles planches et il en parlait toujours avec passion. » Lui permettre de dessiner le Mayflower et des flash-back historiques, liés à un complot politique du XXIe siècle tout en exploitant ses idées et les rares questions restées en suspens de la série, « c’était un peu atteindre le Graal scénaristique ». Van Hamme approuve le résumé de relance et le premier scénario. L’aventure peut (re)démarrer.
Malheureusement, Vance s’est à peine mis à l’œuvre (seules les 4 premières planches seront réalisées partiellement), qu’il apprend qu’il est souffrant. Il ne veut plus subir la pression de l’éditeur et du public et préfère se consacrer à sa famille. Il appelle Yves Sente et annonce la mort dans l’âme qu’il jette les crayons. Qui pour le remplacer ? Le scénariste lui propose sans hésiter Iouri Jigounov qui est justement en recherche d’un nouveau projet.
William Vance qui admire le travail de son jeune collègue se montre tout de suite enthousiaste. « De mémoire, Iouri Jigounov, lui-même grand admirateur du Maître Vance, a eu besoin d’environ 10 minutes pour réfléchir à la responsabilité que cette décision impliquait et pour accepter. » Vance fut ravi. Pourtant, pas question pour les repreneurs de se séparer de Vance. Ils lui proposent de réaliser la peinture du Mayflower (en arrière-plan de la couverture du tome 20), premier album du second cycle de la série) ainsi que de s’impliquer dans des éléments de décors des flash-back historiques... et toujours nautiques ! William Vance acceptera avec grand plaisir.
Pour un dessinateur, reprendre une série implique des contraintes inédites : parvenir à trouver le mouvement, le rythme, la dynamique et l’ambiance. « Pour les casques des soldats sur la couverture de Spads, par exemple, Vance avait reproduit les tout derniers modèles de l’armée américaine. Il savait qu’une série de BD contemporaine s’inscrit dans la durée et entraîne une exigence d’inclure des décors “dernier cri” qui tiendront la rampe le plus longtemps possible. » Pour le scénariste, il en va de même.
« Les séries de Jean Van Hamme résument très bien les règles de base d’un bon scénario : un bon héros a besoin d’être frappé par une faiblesse ou une “malédiction” (amnésie, danger familial, “héritage financier lourd”...), tout en évoluant dans un environnement très contextualisé (Légendes nordiques et saga familiale pour Thorgal, complotisme géopolitique pour XIII, “Loups de Wall Street” pour Largo Winch, etc.). » Il s’agit ensuite faire louvoyer le héros dans le contexte en trouvant un « angle d’attaque original », souligne Sente.
« Jean Van Hamme me disait un jour en souriant : “Si tu trouves le moyen de tirer sur un câble, pourquoi te contenter de tirer sur une ficelle”. Bien entendu, Van Hamme n’a pas inventé le thème de l’amnésie, ni les héros nordiques, ni les milliardaires submergés d’ennuis de toutes sortes. L’originalité ne doit pas nécessairement se situer dans le contexte choisi (d’ailleurs, quel contexte n’a pas encore été exploité mille fois ?), mais bien dans l’invention de situations propices à la création du statut de héros. En l’occurrence, Jean reste un maître de cette efficacité scénaristique. »
Si le thème du Mayflower et de la famille Fitzsimmons ouvrait un boulevard sur le thème du complot, Yves Sente respect les règles tacites comme conserver l’amnésie de Jason Mac Lane (alias le numéro XIII, de la Conjuration des XX, alias, Jason Mac Flay, alias...) ou l’interdiction de « tuer » les personnages de Vance et Van Hamme. Ne pas les sacrifier, donc, alors que dans les ressorts narratifs modernes, tout personnage peut disparaître à tout moment, justement pour s’assurer du lien entre le lecteur et les personnages auxquels il va s’attacher.
Et de prendre Game of Thrones en exemple : « À chaque saison, tout est écrit pour que l’on s’attache à l’un ou l’autre personnage fort... jusqu’à ce que les scénaristes de la série décident d’en tuer l’un ou l’autre, sans frémir. Et ça recommence, encore et encore. Très vite, on se met à ressentir une forme d’angoisse dès qu’on s’attache à une de ces figures, de peur qu’il ne lui arrive malheur. C’est très puissant comme sentiment d’adhésion au récit. Personnellement, quelques contraintes me stimulent. Donc, pas de souci. Les contraintes, dans XIII, ce n’est pas ça qui manque ! »
Le prochain opus se déroulera à Moscou, destination encore inédite dans les différents cycles : « Je m’amuse à combler les interstices du passé de XIII laissés libres par Van Hamme. Il n’y en a pas beaucoup... Or, après le passage de XIII à Cuba, il y avait le temps et la logique narrative pour ce déplacement à Moscou (qui ne dure que quelques jours de la vie du héros). Il ne fallait pas laisser passer cette opportunité. » Une fois toutes énigmes du passé résolues, il faudra trouver une nouvelle activité au héros si on veut qu’il continue à passionner ses fans, reprend le scénariste. À suivre.
À ce titre, Yves Sente complète sa pensée : « Je pense qu’un regard neuf peut apporter de nouvelles choses sur une saga comme XIII. Un jour, je considérerai sans doute qu’il m’est impossible d’aller plus loin… Un peu comme Jean après ses 19 premiers tomes. » Et de sourire : « Mais j’ai encore deux ou trois idées en réserve basées sur des questions subsidiaires, mais intéressantes que Van Hamme a laissées sans réponse. Tant que je penserai tenir des pistes susceptibles de satisfaire les lecteurs de la première heure et ceux qui ont pris le train en marche avec le deuxième cycle, cela m’amusera. Et Iouri aussi, je pense. »
S’il est encore loin de laisser XIII au soin d’autres scénaristes, Sente souligne une difficulté nouvelle qui s’est présentée pour la poursuite d’une série basée sur le thème du complot et de la géopolitique : « L’avènement d’une droite américaine décomplexée telle que nous l’avions envisagé derrière la Fondation Mayflower et la famille de Janet B. Fitzsimmons a été presque dépassé par la réalité et l’avènement du Trumpisme aux États-Unis comme celui du poutinisme en Russie ou encore du Jinpingisme en Chine. Ces leaders politiques sont tellement “culottés” qu’ils rendent compliquée la mise sur pied “d’opposants au héros” qui soit encore surprenants dans la fiction. Si vous créez de toutes pièces des personnages similaires dans votre scénario, les gens vont vous répondre que “vous exagérez et que vous n’êtes pas crédible”. »
Si dans les années 1990 ou 2000, un scénariste avait présenté un Président des États-Unis aussi déjanté que Trump pour tenir le rôle dans un thriller réaliste, franchement, quel producteur, éditeur, spectateur ou lecteur y aurait cru ? « Ceux de ma génération se souviennent qu’on était tous persuadés d’avoir atteint des sommets avec Bush junior... On n’avait encore rien vu. C’est inquiétant pour l’avenir... et pas facile à gérer pour les scénaristes. Le problème, en BD, est que, entre la concrétisation d’une idée de base, d’une trame, de l’écriture du scénario, de sa réalisation graphique, de sa mise en couleur, de sa fabrication et de sa commercialisation, il faut compter au minimum 18 à 24 mois. En deux ans de temps, tant de choses inattendues se passent dans la réalité du monde d’aujourd’hui qu’il faut être très fort pour ne pas se faire dépasser. »
Quid du thème de l’Intelligence artificielle ? « À vrai dire, ce peut être un bon sujet… », commence Sente. « L’histoire des guerres basées sur un malentendu, déclenchées sans aucune logique autre qu’une fierté mal placée, et alimentées par des ego d’humains incapables de faire machine arrière sans perdre la face offre depuis longtemps un vivier à scénarios. » Et d’évoquer un article, consulté dans les débuts de la guerre en Ukraine, où un journaliste avait demandé à une IA ses solutions afin de résoudre le conflit.
« Les réponses de l’IA semblaient frappées au coin du bon sens... mais auraient été inapplicables, car exigeant des concessions des deux côtés et n’étant pas toujours suffisamment politiquement correctes pour des Européens. Là, nous aurions un sujet fort : qu’adviendrait-il si l’on confiait la gestion économico-écolo-géopolitique à une IA ? Est-ce que notre monde s’en porterait vraiment moins bien ? Dès qu’une élection pointe ou qu’une crise majeure apparaît (Climat, Covid, Ukraine...), on voit la grande majorité des leaders politiques se mettre à courir comme des poulets sans tête en “twittant” des slogans et phrases à l’emporte-pièce dans la presse.
Imaginons que les décisions prises par une IA parviennent à établir un plan “idéal” (donc, un compromis entre différents programmes et idéologies), intégrant les faits, les risques écologiques, économiques, etc. Ensuite, on soumettrait la proposition de l’IA au référendum des populations. Ce serait intéressant comme scénario d’anticipation, non ?... Évidemment, dans la réalité, aucun politique professionnel n’accepterait de suivre l’avis d’une IA. Pour eux aussi, ce serait la case chômage garantie. »
Quant à laisser à une IA le soin d’écrire elle-même cette histoire, Yves Sente sourit : « Dans un récit de fiction, il faut emmener l’imagination — surprendre ! - avant de résoudre des problèmes concrets du réel. Ce n’est pas du tout le même objectif que celui de la gestion des sociétés humaines. Comme tous mes confrères, j’imagine, j’ai testé une application dite d’intelligence artificielle afin de savoir si j’allais perdre mon emploi d’ici deux ans. En l’espace de cinq secondes, la machine avait exploité en une page des ressorts plausibles et logiques, sur base d’un sujet proposé. Le synopsis se révélait plutôt cohérent, mais absolument tout ce que j’ai lu était très... “déjà vu”. Fond et forme.
À chaque ligne, on sentait l’aspect “artificiel” de l’ordinateur qui avait pioché dans des banques de données. La machine n’a aucune imagination romanesque. Elle n’a pas encore compris que l’originalité du scénario vient du fameux angle d’attaque que prend le scénariste pour explorer un sujet. Et de la forme ! Mais bon. Elle finira sans doute par “comprendre” et à intégrer plus de nuances. C’est inquiétant, oui. En même temps, c’est motivant. À nous, scénaristes ou romanciers, de prouver que l’on peut toujours mieux surprendre nos lecteurs que la machine. Je relève le défi pour quelques années encore. »
Crédits photo : Yves Sente © Alexis Haulot / Dargaud
DOSSIER - XIII : 40 années d'amnésie
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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