PrixFrontieres2024 – Le 6 mars dernier, Sylvain Prudhomme a été désigné lauréat 2024 du 4e Prix Frontières, pour son roman L'enfant dans le taxi, paru aux Editions de Minuit. À l'occasion de la remise de la récompense littéraire durant le Festival Le Livre à Metz, ActuaLitté a pu s'entretenir avec le Prix Fémina 2019.
Le 20/04/2024 à 14:48 par Hocine Bouhadjera
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20/04/2024 à 14:48
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LeLivreaMetz24 – Dans L'enfant dans le taxi, le patriarche de la famille est mort, son petit-fils découvre un secret caché sur ce grand-père respecté, à la vie si riche, entre les combats de la Seconde Guerre mondiale et l'Algérie. Il décide alors de mener l'enquête sur cette « Allemande du Lac de Constance », quitte à risquer de blesser des membres de sa famille...
ActuaLitté : Comment vous êtes-vous senti en apprenant que vous aviez remporté le prix ?
Sylvain Prudhomme : Je ressens une profonde joie d'être honoré, une émotion qui se rattache étroitement à la notion de frontière, un concept qui m'est cher. Qu'elles soient physiques ou symboliques, elles représentent pour moi des seuils, des lignes invisibles qui nous séparent, et que nous n'osons pas franchir.
Elles évoquent aussi la rencontre, l'altérité, à la fois conflictuelles et enrichissantes. Elles symbolisent les enjeux de notre vie, les obstacles que nous rencontrons, les désirs que nous avons et le courage nécessaire pour surmonter les interdits.
D'autant plus connaissant votre histoire, notamment caractérisée par une jeunesse passée l'étranger.
Sylvain Prudhomme : Toute ma jeunesse, j'ai oscillé entre plusieurs pays : la France, où je suis né, et les pays où mes parents travaillaient comme coopérants, d'abord le Cameroun, puis le Burundi, et le Niger. Cette existence pendulaire, faite de partages et de clivages, m'a habitué à être le français en Afrique et l'africain en France. Des situations de tiraillement et d'inconforts certes, mais aussi qui m'ont façonné et me permettent d'apporter un regard un peu décalé, qui me garde à l'écart des catégories figées, et me fait craindre les appartenances immuables.
Je suis intimement convaincu de la richesse d'une identité plurielle et multiple. Cette complexité, bien qu'inscrite dans le défi, est féconde et contribue à notre croissance personnelle. Il est essentiel de se placer dans ces situations, de se confronter, de tester et de comprendre qui nous sommes réellement. Dans ma vie comme dans mes écrits, je valorise les personnages et les individus qui incarnent cette complexité, qui vivent et naviguent à travers ces frontières avec audace et intégrité.
Je suis d'ailleurs fier de remporter un prix qui portait le nom de Leonora Milano, qui explore avec talent les thèmes de la déconstruction dans ses romans et essais, une démarche qui résonne en moi. Parmi les précédents lauréats, on peut également citer Guillaume Poix, Mariette Navarro ou encore Dima Abdallah, avec qui je partage une proximité intellectuelle.
Mon parcours m'a sensibilisé à ces questions, notamment à la complexité de nos identités, qui sont loin d'être simples ou réductibles à une essence unique. Nous sommes constamment en construction, en réinvention. Dans un monde où les frontières physiques et mentales semblent se fermer, rétrécissant nos perspectives et rapetissant nos esprits, l'altérité et la confrontation avec l'autre deviennent essentielles.
Cette interaction n'est pas seulement enrichissante, mais vitale, car sans elle, c'est la mort.
Dans L'enfant dans le taxi, Simon dépasse lui les frontières familiales...
Sylvain Prudhomme : Il défie en effet un interdit familial en s'intéressant à l'histoire de son grand-père, un acte de transgression qui l'amène à mener une enquête approfondie. Un franchissement de frontières émotionnelles : dévoiler des vérités longtemps dissimulées...
En outre, le récit se déplace constamment entre la France et l'Allemagne, ce qui prend tout son sens pour un prix messin. Un enfant né de l'autre côté du Rhin, et caché pendant des décennies, devient ici un symbole des tensions et unions entre les deux pays. Deux générations plus tard, son petit-fils traverse le Rhin, comme son grand-père des décénnies avant, pour retrouver et comprendre l'héritage familial.
Cette histoire n'est qu'une parmi les milliers qui illustrent les liens complexes et profonds entre ces deux pays, des liens renforcés par le sang et les épreuves de l'histoire. Des centaines de milliers d'enfants franco-allemands symbolisent cette connexion inextricable, façonnée par les guerres qui, paradoxalement, les lient à jamais.
Le thème de cette édition 2024 du Festival Le Livre à Metz, « Gares aux apparences », entre également en résonance avec votre roman. Que vous inspire cette expression ?
Sylvain Prudhomme : Mon livre explore ces vernis de la société, ces conventions bienveillantes qui, tout en préservant les apparences, cachent une réalité beaucoup moins avouable. Il met également en lumière, me semble-t-il, la manière dont la littérature peut révéler ces vérités, allant au-delà des apparences pour briser ces mémoires façonnées par le déni.
A contrario, les apparences jouent un rôle crucial dans le maintien de l'ordre social, fonctionnant comme un élément stabilisateur au sein des familles et de la société en général. Une forme de politesse qui, en retour, soutient la cohésion. Une stabilité, mais superficielle, qui pose la question de la valeur de cette paix maintenue par le déni, la non-confrontation, voire la lâcheté. Cette « paix » devient un argument fort utilisé contre ceux qui cherchent à perturber l'ordre établi.
Êtes vous personnellement d'une nature méfiante ?
Sylvain Prudhomme : Je prends le risque de la sincérité, car elle rend finalement la vie, et la littérature, plus profondes. Cela dit, je suis également conscient de l'observation de Roland Barthes sur les apparences, dans ses réflexions sur ce qu'il désigne comme « Le Neutre », comme un moyen de protection et de résistance à la pression de prendre parti.
C'est pourquoi, tout en défendant fermement certains principes, je choisis parfois de jouer avec les apparences dans les domaines moins critiques - les mondanités par exemple -, ce qui permet de préserver ma sincérité pour les enjeux qui comptent vraiment. Jouer ce jeu peut parfois être une stratégie pour conserver ses forces. Dans ceux qui les adoptent en société, toute une partie sauvage peut simplement être laissée en repos...
Le Festival Le Livre à Metz, c'est le mariage de la littérature et du journalisme. L'occasion d'évoquer votre autre casquette de reporter.
Sylvain Prudhomme : Le reportage a démarré pour moi en même temps que l'écriture. La « non-fiction » me passionne particulièrement. Je m'appuie sur des matériaux documentaires et des observations de terrain quand j'écris de la fiction.
Mes reportages me conduisent dans des mondes qui me sont étrangers. Que ce soit en explorant des salons de coiffure dans le quartier de Château d'Eau où j'habitais, en suivant les traces des habitants des forêts reculées de l'Ariège, ou en longeant le mur de Trump en stop, chaque reportage est une occasion de plonger dans une immersion complète. Je ne cherche pas le voyage touristique, mais à aller au contact des gens et de leurs histoires, ce qui donne un sens à chaque déplacement. Je peux vite être frustré quand un voyage manque de sens.
Comment articulez-vous ces deux types de travail et d'écriture ?
Sylvain Prudhomme : Le désir de la fiction réside dans un saut vers l'inconnu. Même en partant de documents et de faits concrets, tout peut se transformer ; le matériau initial n'est qu'un tremplin. À chaque page, j'explore ce qui va se dérouler, avançant à l'aveugle, ce qui m'amène à découvrir des aspects méconnus de moi-même. C'est un processus où la découverte se fait à chaque tournant, un véritable voyage à travers le nouveau. Le cœur de chaque ouvrage dicte sa nécessité, ce qui rend chaque création unique et imprévisible.
Lorsque j'écris un reportage, la situation est différente : les faits ont déjà été vécus et mon rôle est de les structurer. La partie la plus riche, l'expérience directe, est déjà derrière moi et il s'agit alors de donner forme à ces expériences pour le lecteur.
Quelles ont été les découvertes dans l'écriture de votre dernier roman ?
Sylvain Prudhomme : Pour mon dernier ouvrage, qui est le plus personnel à ce jour, j'ai dû faire face au défi de l'écriture au sein de la famille. Très inspiré par ma propre histoire, j'ai ressenti une responsabilité immense envers le contenu et son impact. Une responsabilité qui a guidé l'écriture sans faire la moindre concession néanmoins. Ce n'est pas une œuvre qui va à l'encontre de ma propre famille, mais qui plutôt s'adresse aussi à elle.
Ce livre n'est pas un règlement de comptes donc : en tant que petit-fils, je n'ai pas subi directement les blessures abordées. Cependant, j'ai pris la décision consciente de briser un silence.
Quant à l'évolution de mon style, je tends à privilégier l'ellipse, les silences, et les non-dits, laissant beaucoup de choses en suspens pour que le lecteur puisse les interpréter. Je ne suis pas certain que chaque nouvel ouvrage soit meilleur que le précédent, mais chaque livre révèle une part de moi à un moment donné.
Chaque nouvelle œuvre répond ou contraste avec la précédente. Mon prochain livre explorera la frontière entre les États-Unis et le Mexique, rien à voir.
#[pub-3]
Des participants de cette édition du Livre à Metz vont partager avec le public leur bibliothèque idéale. Pouvez-vous évoquer avec nous la vôtre ?
Sylvain Prudhomme : Je place en haute estime les romans de Claude Simon, notamment La Route des Flandres, où la description précise des sensations et des perceptions capture le chaos bouleversant du narrateur. Le livre entier se consacre à ordonner ce tumulte de souvenirs et de chocs émotionnels.
J'admire également l'âpreté dans la simplicité du Grand Cahier d'Agota Kristof : un roman dur et violent qui parvient à capturer l'essence humaine avec une langue épurée. Marguerite Duras et ses Petits Chevaux de Tarquinia, où l'action attendue se déploie avec lenteur et patience. Des oeuvres d'atmosphère pour beaucoup.
À LIRE - Dima Abdallah : “C’est l’histoire d’un homme en marge du monde”
Pour le cinéma, je dirais Down by Law de Jim Jarmusch, qui incarne cette épure. Tout élément spectaculaire est éliminé, pour se concentrer sur les interactions de trois hommes qui partagent brièvement leur vie.
Crédits photo : ActuaLitté (CC BY-SA 2.0)
DOSSIER - Prix Frontières 2024 : vers l'ailleurs
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 31/08/2023
216 pages
Les Editions de Minuit
20,00 €
Paru le 04/03/2021
302 pages
Editions Gallimard
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Paru le 25/08/2022
178 pages
Editions Gallimard
7,80 €
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Vogel 87
21/04/2024 à 07:11
Bonjour
Mon inculture légendaire me fait vous poser la question :
Pourquoi Prix Frontières-Léonora Miano?
En est elle la mécène, l'initiatrice?
Merci de votre réponse
Team ActuaLitté
21/04/2024 à 10:45
Bonjour
Il s'agit surtout d'une erreur : elle en fut la marraine durant les premières années, avant que les partenaires institutionnels préfèrent finalement poursuivre l'événement sans elle.
Conclusion, le journaliste était en retard d'une édition.
Merci