Comediedulivre2024 – Manuel Vilas, l'auteur espagnol, a captivé le public français avec ses œuvres telles qu'Ordesa, Alegria et Les Baisers (Éditions du sous-sol, trad. Isabelle Gugnon). Son style unique et sa plume d'une grande beauté offrent un regard inédit sur la vie humaine et notre époque contemporaine. Avec Irene (trad. Isabelle Gugnon) il présente à Montpellier un nouveau chef-d'œuvre.
Généreux, drôle, complice, Manuel Vilas prévient que son français ne lui permettra pas de soutenir l’échange. Mais déjà, le public est acquis. Mais son ton enjoué ouvre grandes les portes de son univers littéraire, malgré la barrière vite surmontée de la langue – d’autant que le public ne s’en préoccupe pas trop.
Ses premiers ouvrages, des autoportraits marqués par la disparition de ses parents, ont plongé le lecteur dans un voyage introspectif intense. Ordesa, qui lui a valu le Prix Femina étranger en 2019, est un témoignage poignant de toute une époque en Espagne, ravagée par les souvenirs, les gouffres et les vertiges.
« Confronté à un deuil impossible, je me suis immergé dans mes souvenirs pour survivre », confie Vilas. Ce processus cathartique s’est poursuivi avec Alegria, où, malgré la persistance des fantômes du passé, une lumière nouvelle perce. Vilas y évoque le simple fait de renommer ses proches avec des surnoms empruntés à des compositeurs célèbres, « comme un moyen de s'accrocher à une forme d’allégresse ».
Son dernier livre, Irène (traduit par Isabelle Gugnon et publié aux Éditions du sous-sol), raconte l'histoire d'une femme de 50 ans qui, après avoir perdu son mari, décide de quitter Madrid pour un périple à travers la France et l'Italie. Cette quête, ponctuée de rencontres amoureuses éphémères, est une tentative de retrouver son mari à travers d'autres hommes. « Ce roman parle de la perte de son unique grand amour », explique Vilas.
« Irène est une femme particulière », dit-il. « J’ai voulu comprendre ce que le cœur d’une veuve peut porter en elle. Elle était profondément amoureuse, et nous, les écrivains, nous parlons d’amour et de mort depuis 2000 ans. C’est mon obsession profonde que de saisir pourquoi l’amour ne dure pas. »
Il ajoute une ancdote, survenue lors d'un voyage en train vers Barcelone, où il rencontrait un ami. « Lui et moi avons un humour particulier. Il m’interroge sur l’histoire, et je lui dis que c’est une histoire d’amour merveilleux, 20 ans à faire l’amour tous les jours. Perplexe, il me demande si j’ai un titre. Je n’en avais pas. Il m’a proposé “Le Miracle”. » Hilarité du public, une fois encore.
Le récit est un road trip, une exploration du plaisir que chacun cherche. « Irène cherche le plaisir et il existe une hypocrisie à ne pas le reconnaître, ou estimer que l’on peut vivre sans plaisir. Le plaisir fait tourner le monde », affirme Vilas. Irène le clame au lecteur, autant que son narrateur qui l’encourage et la soutient dans sa petite folie.
Au fil de ce périple, la Méditerranée l’accompagne, comme un personnage à part entière, avec ses paysages enchanteurs et son rôle central dans la naissance de la civilisation moderne. « Dans chaque hôtel où elle s’arrête, elle réclame une chambre avec vue sur la mer », souligne-t-il. Son premier amant, Julio, travaille dans le tourisme de luxe : il porte sur cette étendue d’eau un regard particulier.
« L’Europe occidentale est née autour de cet espace, qui a forgé la civilisation moderne : pour l’Europe du Nord, ces pays sont perçus comme un paradis. Quelque 80 millions de touristes venus d’Allemagne, de Suisse et d’ailleurs, se rendent en Grèce ou en Italie. La Méditerranée symbolise le plaisir », abonde le romancier.
Et Julio, qui rêve d’ailleurs, évoque avec Irène les eaux des Caraïbes, plus chaudes peut-être, plus séduisantes. « Mais quand on se baigne dans la Méditerranée, Platon et Aristote nous observent », écrit Manuel Vilas. « Dans les Caraïbes, au mieux, ce sera un perroquet. »
La relation entre Marcelo, le défunt mari, et Irène, excluait leur entourage. « Irène et son mari étaient seuls au monde. Leur passion, exposée aux autres, rendait les autres couples ridicules », insiste Vilas. « Comme ces couples, lors d’un dîner, qui s’embrassent constamment : en exposant leur passion, ils ridiculisent malgré eux les autres couples. La vie des autres a quelque chose de morne, parce qu’ils ne s’aiment plus autant qu’Irène et Marcelo. »
Cette exclusion se manifeste aussi au sein de leur maison : Irène écrit des poèmes, assez mauvais, qui célèbrent leur union fusionnelle. Et aux yeux de Marcelo, de toute manière, tout ce que fait son épouse est fantastique. « C’est le miracle de l’amour, nous avons besoin de nous aimer sinon la vie n’a aucun sens », reprend l’écrivain.
« On dit que c’est un sentiment désuet, une régression : on dévalue aujourd’hui l’amour, considérant qu’il est vain de nourrir cette illusion. D’accord : admettons que c’en soit une. Alors, on enlève aux êtres ce lien, on leur intime de ne plus tomber amoureux, parce que c’est passé de mode. Alors que faire ? Travailler ? »
Au fil du récit, que cherche donc Irène ? À 50 ans, Irène réinvente son passé. « Le fait est humain : à cet âge, nous avons un passé, une vie, sauf qu’il n’existe pas de police de la mémoire. À 50 ans, tout notre passé est réinventé, et Irène n’y déroge pas », dit Vilas. « À cet âge, notre vie devient une narration inventée à partir de faits réels. Irène pousse cela un peu trop loin, ce qui est humain, mais peut devenir dangereux. Évidemment, les faits réels s’ancrent dans des dates et justement ils servent à la réécriture d’une histoire à laquelle nous croyons réellement. »
Le problème avec Irène tient à ce qu’elle réinvente un peu trop. « Si fondamentalement, ce processus est humain, cela reste un danger pour soi. »
Cela induit aussi une relation différente au temps — dans le cas d’Irène, marquée par sa dépendance aux montres, symbolisant la mesure du temps et la réalisation des tâches. « Neuf heures n’est pas la même chose sur une Casio que sur une Rolex », illustre-t-il. Et de prendre l’exemple de Shakira, qui avait illustré dans une chanson la trahison commise par son conjoint, le footballeur de Barcelone Gerard Piqué, « J’étais une Rolex et tu t’es barré avec une Casio », s’amuse Vilas.
Pourtant, cette approche découle aussi d’une vision capitaliste du monde. Et le romancier d’embrayer sur une petite fable : dans un bar animé, deux amis discutent. L’un d’eux annonce fièrement : « Je viens de m’acheter une chemise. » La question qui suit inévitablement est : « Combien ça a coûté ? » La réponse varie : cinq euros dans un supermarché, cent euros dans une boutique de luxe.
Manuel Vilas décrypte : « La meilleure description d’une chose, c’est son prix. Socialement, cela dérange et on tente de le cacher, mais dans les romans, on peut tout dire. »
Parce que l’amour l’attire plus que tout, Vilas souhaitait aussi que Marcelo ait des parents profondément amoureux. Il explique : « Je voulais montrer quel effet cela pouvait avoir, on renoue avec l’utopie. Dans la plupart des couples, cela finit par un divorce. » Mais également parce que les figures trop solennelles ont quelque chose d'insupportable, estime-t-il. « Des parents amoureux, toute leur vie, c'est fantastique. »
De même, Irène représente un changement dans son écriture même. « Dans mes deux premiers livres, j’étais dans un travail autobiographique. Pour cette fiction, je voulais un narrateur omniscient, mais très particulier, parce qu’il soutient les aventures et les folies d’Irène. » On pourrait s’attendre à une certaine objectivité, mais ce narrateur suit Irène dans ses délires, semblable à Cervantès avec Don Quichotte.
Son personnage partagerait-elle des traits communs avec l’ingénieux hidalgo, avec ses propres moulins à vent ? « Irène est une sorte de cousine germaine de Don Quichotte. Toute personne qui cherche à sublimer ou embellir sa vie est de la famille de Don Quichotte. C’est un pauvre type qui se prend pour un héros, même chose pour Irène ou pour moi. Je m’invente des histoires et je m’amuse. »
Pour lui, l’imagination est une richesse inépuisable et gratuite : « L’imagination, c’est gratuit : on ne paye ni impôts ni taxes, tout se déroule dans votre tête : il suffit d’envisager, de se représenter ce que l’on veut être. La littérature est merveilleuse pour ça : on s’y invente sa propre vie. »
Et plus encore, elle dispose d’un pouvoir unique : « Marcelo était un champ gravitationnel dans leur couple, qui faisait le lien et l’attirance. La littérature apporte cet élément. C’est une théorie que j’ai sur l’existence : la littérature crée un sens et des forces de gravité qui donnent de la matière. »
« On devrait prendre deux doses de Manuel Vilas chaque matin », commentera une spectatrice en fin de rencontre. « Le verre que l’on aurait vu à moitié vide se remplit avec vous. »
Réponse de Manuel Vilas (en anglais, sic !) : « I love you. »
Crédits photo : de gauche à droite l’interprète Andrea Pellegrini, Manuel Vilas et Elodie Karaki, modératrice - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - Comédie du livre 2024 : Damasio Imaginaire et Littératures
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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