L'éditeur indépendant L'Œil d'or inaugure avec le recueil de nouvelles Multiversalités une collection inédite, « Angle Mort ». Dérivée de la revue homonyme qui circule en ligne depuis 2010, elle en partage l'ambition : penser autrement la science-fiction et le monde avec. Directeur de cette publication depuis 2014, le sociologue Julien Wacquez nous présente cette nouvelle initiative.
ActuaLitté : Comment le recueil Multiversalités a-t-il été composé ? D'où viennent les textes que les lecteurs et lectrices découvriront ?
Julien Wacquez : Multiversalités est le fruit d’un travail de recherche collective. Il nous a semblé que le multivers était un thème de plus en plus présent dans les médias. Le Marvel Cinematic Universe a développé son propre multivers à travers plusieurs films et séries TV au cours des dernières années ; les studios A24 ont rencontré un immense succès avec leur film Everything Everywhere All At Once, pour ne citer que ces exemples-là. Mais le thème est aussi présent dans la science, tout un tas d’articles de journalisme scientifique ou, encore, de documentaires de vulgarisation.
Avec les membres du comité de lecture d’Angle Mort, nous nous demandions ce qu’il en était réellement : traversons-nous actuellement un moment « multiversel » dans la science et dans la science-fiction ? Depuis quand le multivers est-il un thème littéraire et cinématographique ? Et depuis quand les scientifiques s’intéressent sérieusement à la possibilité que notre univers puisse n’être qu’un parmi une infinité d’autres ? Surtout, qu’est-ce que ça signifie pour nous aujourd’hui ? Si ce thème a effectivement gagné en importance, pourquoi aujourd’hui plus qu’hier ? Nous n’avons évidemment pas de réponse définitive à apporter, il faudrait avoir plus de recul pour le faire, mais nous souhaitions créer l’opportunité, pour notre audience et pour nous-mêmes, d’y réfléchir collectivement.
Chez Angle Mort, nous nous intéressons à la forme courte — celle de la nouvelle ou de l’article. Nous nous sommes donc mis à lire et à relire des textes classiques qui participent, de près ou de loin, à ce thème, à découvrir ou redécouvrir aussi des textes plus contemporains. Pour les auteurs les plus célèbres, on est parfois allé fouiller jusque dans leurs archives !
De tous ces textes, nous avons gardé ceux qui nous ont semblé les plus marquants et qui, évidemment, n’étaient pas disponibles en France. Nous avons donc des textes inédits en français de grands classiques de la SF, comme Philip K. Dick ou Larry Niven. Nous avons également des textes d’auteurs peut-être moins connus chez nous, mais qui ont déjà une belle carrière outre-Manche et outre-Atlantique, comme James Patrick Kelly ou Éric Brown. Et, enfin, nous avons des textes d’auteurs et d’autrices plus récent.es : comme l’Américaine Lettie Prell ou la Rwandaise Akaliza Keza Ntwari.
Comment la collection Angle Mort compte-t-elle associer science-fiction et sciences ?
Julien Wacquez : Le dialogue avec la science est constitutif de l’histoire de la science-fiction. On le retrouve à la fois dans son écriture, ses publications (parfois conjointes avec des textes de scientifiques), ses événements (les festivals et les conventions de science-fiction invitent régulièrement des chercheurs et des chercheuses) et, plus largement, dans les médias. Très souvent, les journalistes demandent aux écrivains et aux écrivaines de science-fiction de réagir à des découvertes scientifiques récentes, de discuter de problèmes en attente d’être résolus par la science, ou de prendre position sur le bienfondé de telle ou telle innovation technologique. Angle Mort s’inscrit dans le prolongement de cette longue tradition qui explore les frontières entre la science et la littérature, la réalité et la fiction, le possible et l’impossible.
Peut-être que la façon dont Angle Mort se distingue, c’est en apportant un regard qui vient des sciences humaines et sociales. Il est vrai que ce dialogue a toujours eu tendance à passer directement de la science-fiction aux sciences dites « dures » ou « naturelles », en faisant l’économie d’un détour par les sciences humaines et sociales. Et, il faut le reconnaître, cet oubli est, dans une certaine mesure, réciproque ; ces disciplines ne se sont que très rarement intéressées à la science-fiction, reproduisant par là un certain préjugé à son égard, celui d’être une littérature sans réelle valeur.
Nous avons fait le choix, peut-être un peu audacieux, d’accompagner les nouvelles de science-fiction que nous publions avec des articles scientifiques — qui viennent donc pour l’instant des sciences humaines et sociales, mais on espère bientôt pouvoir également intégrer des articles issus des sciences dites « naturelles ». Dans notre premier livre, Multiversalités, nous avons donc 3 articles qui, chacun à leur manière, proposent soit une réflexion sur le traitement du thème du multivers et son évolution dans le temps, soit des outils et des méthodes pour mieux comprendre la relation complexe qu’entretiennent la science et la science-fiction l’une avec l’autre.
Publier des articles scientifiques est pour nous une manière d’amener à la science-fiction un public d’enseignant.es, de chercheurs et de chercheuses. Car s’il est vrai qu’un certain nombre de scientifiques se présentent également comme de grands lecteurs et de grandes lectrices de science-fiction, il y en a un tout aussi grand nombre qui ignore à peu près tout de la science-fiction.
Par exemple, comme je l’évoquais à l’instant, l’histoire et la sociologie des sciences sont deux disciplines qui ne se sont jamais intéressées à la science-fiction (ou si peu). Les livres de la collection Angle Mort ont pour ambition de montrer qu’il est en fait impossible de faire l’histoire ou la sociologie des sciences sans comprendre le rôle que la science-fiction joue, depuis au moins un siècle, dans l’activité scientifique. Ce n’est évidemment pas un rôle direct, c’est beaucoup plus difficile à cerner que ça (mais il est toujours délicat, dans les sciences sociales, d’expliquer les processus historiques et les phénomènes sociaux en termes de causalités directes et linéaires).
Ce qui intéresse Angle Mort, c’est donc ce travail de triangulation entre les sciences « naturelles », les sciences humaines et sociales et la littérature de science-fiction. C’est la prise en compte des échanges réciproques entre ces trois pôles.
Où pourra-t-on se procurer Multiversalités, une fois le financement participatif terminé ? Et à quel prix ?
Julien Wacquez : Notre campagne de financement participatif sur le site HelloAsso permet d’ores et déjà aux lectrices et aux lecteurs de précommander notre tout premier livre, Multiversalités donc, mais il offre également la possibilité de le précommander avec le second livre, que nous publierons en 2025 et dont je peux vous annoncer, en exclusivité, le titre et le thème. Il s’appellera Géocroisements : la planète et le temps profond entre sciences naturelles, sciences sociales et science-fiction. On s’intéressera donc cette fois aux enjeux écologiques.
La date de sortie en librairie de Multiversalités n’est pas encore fixée définitivement. On espère dans le courant de l’automne 2024, mais nous attendons encore le retour de notre diffuseur sur ce point. Les exemplaires seront envoyés aux contributeurs et contributrices de la campagne HelloAsso dès qu’ils sortiront tout chaud de chez l’imprimeur. Pour celles et ceux qui veulent le recevoir à l’avance, c’est donc par là qu’il faut se diriger !
Le prix de vente du livre papier est à 20 €, tandis que la version numérique est à 6 €.
Par ailleurs, je précise que notre éditeur, l’Œil d’or, est soucieux de l’environnement. Il s’est engagé à fabriquer ses livres en utilisant du papier certifié FSC (Forest Stewardship Council), avec de l’encre végétale, chez des imprimeurs bénéficiant du label « imprim’vert ».
L’encre végétale a pour avantage d’utiliser des huiles végétales (lin, bois de chine, soja et dans une certaine mesure, colza, tournesol, maïs…), plutôt que des huiles minérales issues du pétrole. Ses pigments sont biodégradables. Elle consomme moins d’eau et produit moins de déchets toxiques. Les fûts sont récupérés et recyclés, contrairement aux boites métalliques des encres classiques qui sont incinérées.
Tout ça a évidemment un coût supplémentaire, mais ça nous paraissait logique. Nous n’imaginions pas faire autrement. En participant à notre campagne de financement participatif, vous soutenez donc non seulement une collection consacrée à la science et à la science-fiction, à la publication de textes courts (nouvelles et articles), mais également une édition qui se veut la plus respectueuse possible de l’environnement.
Quelle est l'équipe derrière la collection Angle Mort ?
Julien Wacquez : Le comité éditorial d’Angle Mort est un collectif ouvert, composé de personnes au parcours professionnel et à la trajectoire individuelle très différentes, mais dont le point commun est d’être passionné.es par la science-fiction.
Une partie de nos membres sont des chercheurs et des chercheuses en anthropologie, en théorie littéraire et littérature comparée, et en histoire et en sociologie des sciences. Comprendre la façon dont des idées, des concepts et des métaphores, des techniques et des technologies voyagent d’un domaine à l’autre est notre spécialité.
Parmi les personnes qui se sont le plus investies dans nos premiers livres, Multiversalités et Géocroisements, on compte le chercheur au CNRS Pierre Déléage, anthropologue, historien des idées et traducteur. Vous le connaissez peut-être pour ses deux derniers livres : L’autre-mental (2020) et le Traité des mondes factices (2023), dans lesquels il montre toute son expertise sur la science-fiction en générale et l’œuvre de Philip K. Dick en particulier.
On compte également Chiara Mengozzi, maîtresse de conférence en théorie littéraire et littérature italienne à l’université Charles de Prague et rédactrice-en-chef de la revue Scritture migranti (Université de Bologne). Elle est spécialiste d’études animales, postcoloniales, écocritiques, ainsi que des relations entre science et littérature. Elle apporte un regard neuf et original sur de nombreuses œuvres de science-fiction classiques et contemporaines — notamment celle de l’écrivain tchèque Karel Čapek.
Colin Milburn, titulaire de la chaire Gary Snyder en science et humanités à l’université de Davis, en Californie. Ses recherches portent sur le rôle de la science-fiction dans l’histoire des sciences et dans la culture numérique.
Jean-Luc André d’Asciano, le fondateur des éditions L’Œil d’or et écrivain talentueux. Il a publié, entre autres, Petite mystique de Jean Genet (L’Œil d’or, 2006) ; Cirques (Passage piétons, 2007) ; Souviens-toi des monstres (Aux Forges de Vulcain, 2019), Tamanoir (Aux Forges de Vulcain, 2020) et L’Enfant-Chamane et autres bestioles à poils, à plumes et à peaux (Aux Forges de Vulcain, 2024).
Patrick Creusot, qui a mené deux carrières au cours de sa vie active, d’abord dans l’industrie comme technicien en électronique de puissance et concepteur logiciel dans les télécommunications, puis comme professeur d’anglais. Et, depuis qu’il est à la retraite, il développe une troisième carrière en tant que grand lecteur et bibliographe de science-fiction, genre dont il est absolument passionné et sur lequel il est intarissable !
Pierre-Paul Durastanti, traducteur professionnel de science-fiction depuis quarante ans, dont le travail a été récompensé par le Grand Prix de l’Imaginaire et le prix Jacques Chambon, il est également directeur de la collection « Pulps » et de divers ouvrages aux éditions du Bélial’, et l’un des responsables de la revue Bifrost.
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Iza Mouhib, traductrice de romans de fantasy et de science-fiction pour les éditions Saga Egmont.
Et, enfin, moi-même, Julien Wacquez, chercheur postdoctorant affilié au Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (LESC) à Nanterre et à l’Institut d’Histoire du Temps Présent (IHTP) à Paris 8. Depuis maintenant plus de 12 ans, je travaille sur les usages scientifiques de la science-fiction, de l’écriture spéculative et de la futurologie.
À partir de 2014, j’ai été le rédacteur-en-chef de la revue numérique Angle Mort et, en discussion avec toutes les personnes mentionnées, nous nous sommes mis d’accord ensemble pour passer au format papier et fonder cette nouvelle collection aux éditions L’Œil d’or.
Il y aurait, bien évidemment, beaucoup plus de personnes à remercier pour leur participation à notre travail, mais vous avez là le cœur de l’équipe, sachant que celle-ci reste ouverte pour de futures collaborations.
Photographie : couverture de Multiversalités, premier livre de la collection Angle Mort de L'Œil d'or
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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