Gary Victor, « le romancier haïtien le plus lu dans son pays » selon son éditeur Mémoire d'encrier, ne peut plus aujourd'hui vivre dans sa maison, dans le quartier de Carrefour-Feuilles à Port-au-Prince, pris dans la guerre des gangs. La situation dans le pays de Dany Laferrière est cataclysmique, mais il faut continuer de vivre, et pour le Prix littéraire des Caraïbes 2008, cela passe par l'écriture : à la rentrée, il a fait paraître en France Le Violon d'Adrien, où il s'appuie sur un épisode de son enfance qui l'a particulièrement marqué...
Le 14/11/2023 à 11:40 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
14/11/2023 à 11:40
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Comme son personnage d'enfant défavorisé, dans cet Haïti des années 70 sous le joug du dictateur Jean-Claude Duvalier, Gary Victor a suivi des cours de violon dans son enfance, « que j’ai dû discontinuer en raison de l’impossibilité de mes parents de m’acheter un violon » : « Cela a été une douleur que je n’ai pas oublié », nous confie-t-il. L'explorateur du mal-être haïtien dans toute son oeuvre se souvient, l'occasion de « revisiter un passé douloureux pas si lointain »...
À travers le périple tragique d'Adrien en quête de l'instrument de ses rêves, symbole de la haute musique occidentale, Gary Victor portraiture ce Port-au-Prince des Tontons Macoutes, du chaos, de la violence, des complots et de la pauvreté. Mais pourquoi à hauteur d'enfant ? « J’ai vécu cette époque à travers la peur des grandes personnes, à travers leurs silences aussi. Les multiples interdictions qu’ils transmettaient aux plus jeunes. C’était une atmosphère particulière. Comme un cauchemar lointain, vécu au ralenti avec la sensation qu’une catastrophe pouvait arriver. »
Ce roman de la perte de l'innocence entrelace tendresse et tourment, ou comment les résidus d'un paradis perdu se sont lentement transformés en pur enfer... Le jeune protagoniste, contraint par les circonstances, se voit trahir sa famille, ses amis et ses valeurs pour survivre dans un pays où même les rêves les plus modestes sont écrasés...
Un gamin aux prises avec des grandes personnes plus ou moins fréquentables ou bien intentionnées. Gary Victor décrit : « Je trouve que le témoignage d’un enfant peut être plus fort, car c’est l’intériorité qui s’exprime. Une émotion que l’adulte réprime. Et puis l’enfant perçoit des détails que le second ne voit pas. » Il continue : « Les enfants à cette époque pouvaient facilement être amenés à fréquenter des adultes peu fréquentables, quand on ne pouvait dénoncer aucune personne proche du pouvoir... »
En 1971, Jean-Claude Duvalier, dit « Baby Doc », succède à 18 ans à son père François (par un référendum pour changer la constitution, qui bénéficie d'un parfait 100 % de oui), « Papa Doc », perpétuant la gouvernance autoritaire de l'ascendant.
Le symbole de ce régime de terreur sont les Tonton Macoutes, officiellement connus sous le nom de Milice de Volontaires de la Sécurité Nationale (MVSN) : une force paramilitaire créée par Papa Doc et restée active sous le fils, tout autant redoutée pour leur brutalité que leur répression impitoyable des opposants au régime : assassinats, disparitions forcées, actes de torture... La peur comme pierre angulaire du maintien du pouvoir des Duvalier, dans un pays où les renversements de régime sont eurythmiques.
Haïti, première république noire de l'histoire, profite de l'aide économique et militaire des États-Unis qui maintiennent des relations avec le régime de Jean-Claude Duvalier, principalement pour des raisons stratégiques liées à la Guerre Froide, et plus précisément au voisin cubain, faisant fi des violations manifestes des droits de l'homme. Malgré ce soutien, la pauvreté ne faiblit pas face à la prédation généralisée : des centaines de millions de dollars sont notamment détournés par Baby Doc dans un des pays les plus pauvres du monde.
À la chute du dictateur, ce dernier se réfugie en France entre 1986 et 2011, avant de retourner en Haïti où il meurt d'une crise cardiaque avant la fin de son procès, en 2014.
Aujourd’hui, la « perle des Antilles » est coincée dans l’anarchie, les guerres de gangs, et l’absence d'autorités publiques. Si, peu de temps avant l'assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, la situation politique et économique d'Haïti était déjà catastrophique, entre corruption critique et violence de plus en plus omniprésente, l'après est une dégradation dans l'extrême : environ 44 % de la population, soit 4,35 millions de personnes, font face à une insécurité alimentaire aiguë, selon Jean-Martin Bauer, directeur du Programme alimentaire mondial (PAM) pour Haïti. Une situation décrite comme la pire depuis le séisme de 2010.
Entre juillet et septembre 2022, la police nationale a recensé 1239 homicides, un chiffre alarmant par rapport aux années précédentes, et 701 enlèvements, soit une augmentation de 244 % par rapport à 2022, indique un rapport du Secrétaire général de l'ONU.
Quel parallèle peut-on faire entre ces temps impossibles et ceux des années 70 où le roman prend place : « Sous les Duvalier la terreur était contrôlée par le pouvoir », explique Gary Victor, et de développer : « On pouvait trouver quelqu’un à qui s’adresser pour avoir des informations sur une personne disparue. Les Tontons Macoutes étaient un corps hiérarchisé. Ils ne se battaient pas entre eux. Aujourd’hui, les gangs ne sont pas sous le contrôle d’un pouvoir. Ils sont devenus presque autonomes. Ils se font payer par les pouvoirs, en revanche, pour effectuer les sales boulots toujours contre la population, contre la nation, contre le peuple. »
Les gangs contrôlent actuellement près de 80 % de Port-au-Prince, affectant gravement la production et le transport de nourriture, et rendant la situation agricole en Artibonite particulièrement précaire. Le « G9 » de Jimmy Chérizier, dit Barbecue, le « GPEP » de Ti Gabriel, le « 400 Mawozo »... En tout, entre plusieurs dizaines et une centaine de gangs dans tout le pays qui profitent d'une impunité quasi totale.
Une situation qui a forcé Gary Victor à quitter sa demeure avec sa famille, « comme la plupart des habitants » du quartier de Carrefour-Feuilles, devenu trop dangereux : « Je vis avec ma mère dans un quartier proche, mais souvent, je me déplace vers Jacmel où j’ai une petite résidence en montagne », nous précise-t-il.
Le déploiement d’un contingent kenyan pour soutenir le retour à l’ordre est toujours attendu pour, espérons-le, améliorer la situation : « Pour l’instant, on est dans l’expectative », témoigne l'écrivain sur place : « Cela dépend de ceux qui sèment la pagaille sur la planète, c’est-à-dire les Américains. Ce sont eux qui tiennent les rênes du pouvoir en Haïti. »
Une histoire tumultueuse et de rancune entre Haïti et l'envahissant voisin, qui a toujours considéré cette région du monde comme faisant partie de son arrière-cour. On peut évoquer l'occupation américaine de cette partie de l'île de Saint-Domingue entre 1915 à 1934, suite à l'instabilité politique et, déjà à l'époque, l'assassinat du président, Vilbrun Guillaume Sam. Les États-Unis, soucieux de protéger leurs intérêts économiques et stratégiques dans la région, débarquèrent alors à Port-au-Prince.
Les États-Unis ont réorganisé la structure politique et administrative du pays, instaurant une nouvelle constitution, qui a notamment permis aux étrangers de posséder des terres en Haïti. Des réformes qui ont, en général, favorisé les intérêts américains, et, si des infrastructures ont été construites (routes, écoles, hôpitaux...), l'accent mis sur la production de matières premières pour l'exportation a exacerbé les inégalités et renforcé la dépendance économique de l'île envers les États-Unis.
Une occupation qui n'est pas sans heurts, notamment du côté des paysans expropriés sans ménagement par les grandes compagnies du pays de John Wayne : des révoltes matées dans le sang. Après l'arrivée de Fidel Castro au pouvoir en 1959, les États-Unis sécurisent leur influence sur Haïti et maintiennent leur politique interventionniste, jusqu'à aujourd'hui.
Alors que faudrait-il faire pour que la situation générale s’améliore, au moins un minimum ? Haïti semble dans une impasse, et comme on l'a vu, ça ne date pas d'hier… Gary Victor est formel : « Il faudrait que les Américains nous lâchent un peu et qu’on trouve de vrais partenaires internationaux pour nous aider, surtout à rétablir la sécurité, pour que des élections crédibles puissent renouveler le personnel politique qui est actuellement totalement pourri. »
Et de conclure, en pointant « [l]’influence néfaste des États-Unis d’Amérique. Ils foutent le bordel partout sur la planète et nous sommes trop près d’eux. Un pays de Noirs, tout près d’un pays aussi raciste que les États-Unis d’Amérique. »
À LIRE - Haïti : 1970, quotidien chaotique
Actuellement, les Nations unies, critiquées pour leur gestion passée, notamment la propagation du choléra en 2010, ne sont pas unanimes dans leur approche, afin de régler la crise haïtienne ou au moins de l'atténuer. Les États-Unis, sans envoyer de troupes, promettent un soutien logistique à une opération menée par le Kenya, financée par des fonds internationaux.
Crédits photo : Pedro Ruiz
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2 Commentaires
jujube
15/11/2023 à 05:49
Un changement de situation en Haïti relève du miracle. En attendant, tous ces pauvres gens souffrent.
rez
15/11/2023 à 16:20
quelle mauvaise utilisation du mot anarchie les gars...