Ce mardi 4 juillet, Le Monde annonçait la volonté de Vivendi de s’offrir la chic librairie indépendante de Saint-Germain-des-Prés, L’Écume des pages. Une question à présent se pose : pourquoi investir dans une enseigne qui souffre des loyers élevés et se contente des marges bien connues de la librairie française ? On ne doute pas que le géant des médias, comme ceux qui l'ont précédé dans ce type d'acquisitions, a une idée derrière la tête…
Le 06/07/2023 à 16:59 par Hocine Bouhadjera
6 Réactions | 1124 Partages
Publié le :
06/07/2023 à 16:59
6
Commentaires
1124
Partages
Début juin, la Commission européenne validait le rachat de Lagardère par Vivendi, décision impliquant que le second cède Editis, conformément aux remèdes présentés à Bruxelles. L'acheteur sera le groupe IMI de Daniel Kretinsky, dès lors son offre sera validée.
La multinationale façonnée par Vincent Bolloré ne s’arrête cependant pas à l’édition et ambitionne de grossir toujours plus dans le monde du livre. Le groupe où ce dernier est aujourd’hui un « conseiller » est entré en « négociations exclusives » avec L’Expansion scientifique française (ESF), société qui détient l’entièreté du capital de L’Écume des pages.
Contacté par ActuaLitté, le géant des médias rappelle que ce rachat est encore « soumis à des conditions suspensives que sont la réalisation d’audit et de la consultation des salariés ». Et de s’étonner que les négociations exclusives seraient bornées à deux mois selon les dires du Monde.
Ce rachat s’inscrit dans « une politique de développement de lieux de culture emblématiques », nous indique le groupe, et d’évoquer les acquisitions du Théâtre de l’Œuvre et de l’Olympia, dans laquelle il a été notamment ouvert une salle de billard.
Le choix de L'Écume des pages n’est pas anodin : les actuels propriétaires possèdent le fonds de commerce, pas les murs, et voici qu'une belle opportunité se crée pour un géant aux moyens quasi illimités... Difficile aujourd’hui de demeurer une librairie « indépendante » : d'un côté, l'inflation des prix de l'immobilier, de l'autre les très faibles marges de ce commerce... Le tout au cœur de Saint-Germain-des-Prés, passé de haut lieu de la littérature à celui de la mode et du luxe.
Le ministère du Logement révélait en décembre 2022 une carte des loyers. La moyenne des baux locatifs, aussi bien privés que commerciaux, du VIe arrondissement parisien avoisine 33 € /m2... On comprend mieux le déménagement de La librairie Le Divan de Saint-Germain-des-Prés, pour s'installer rue de la Convention dans le XVe arrondissement de Paris. Albin Michel a lui quitté le VIIe, et sa librairie proche de l'ancien siège du PS à Solférino, pour un emplacement vers Raspail : ouverture en 2024, on recrute même un directeur...
Au contraire, Vivendi mentionne pudiquement « une opportunité de soutenir un lieu emblématique ». Voilà qui tombe à pic : selon nos informations, la famille propriétaire de L’Écume des pages n'était pas contre l'arrivée d'un repreneur. Dans cette optique, le rachat de la librairie indépendante du boulevard Saint-Germain confine au caprice d'un riche dépensier, ce qui n’aurait pas empêché Vivendi de proposer une bien belle offre.
Selon Le Monde, Vivendi aurait promis 4,5 millions €, soit 500.000 de plus que l'offre du patron de la marque de vêtements LDB, David Frèche, proche de l'actuel directeur de L’Écume des pages, Loïc Ducroquet. Un montant que Vivendi ne commente pas.
Déjà, les 4 millions qui auraient été engagés par David Frèche constituent une offre « nettement supérieurs » au prix du marché, le chiffre d’affaires de la librairie s'élevant à 4,1 millions €. « Selon les ratios habituels retenus lors de la cession de ce type de commerce, le prix tournerait autour de 2,6 millions », évalue le quotidien dont la rédaction est dirigée par Caroline Monnot.
L’offre portée par le patron de LDB réunissait en réalité une vingtaine « d’amoureux fortunés » de l’enseigne pour lecteurs initiés. L’ambition affichée de cette cohorte bibliophile : maintenir l’actuelle ligne éditoriale et préserver l’équipe.
« On ne peut manquer de s’interroger sur les raisons pour lesquelles Vivendi fait le choix de cette acquisition, sûrement pas pour la rentabilité qu’il pourra en dégager, celle-ci étant illusoire au vu du montant d’achat évoqué et de la faible rentabilité des librairies de manière générale », s'étonne pour sa part le secrétaire général du Syndicat de la librairie française (SLF), Guillaume Husson.
Le rachat n'aurait donc pas une visée strictement financière, plutôt hautement symbolique : armateur improvisé, Vivendi posséderait avec cette nouvelle acquisition un « navire amiral », tout élégant, à même de conduire l'ensemble de sa flotte...
Pour autant, Yannick Bolloré n'invente pas la poudre (même à canon) : depuis des années, certains grands groupes éditoriaux de l'Hexagone ont opté pour cette diversification.
Lorsque sonna la fin des librairies Chapitre en 2014, le groupe de la rue Huyghens, Albin Michel, en récupérait sept, dont la célèbre librairie Julliard, rebaptisée librairie Albin Michel, jouant la transparence de l'identité du propriétaire.
En juin 2021, on apprenait la reprise des historiques éditions de Minuit par Madrigall, qui s’accompagnait de celle de la librairie Compagnie, fondée en 1986 à l’initiative de Jérôme Lindon, située rue des écoles dans le Ve arrondissement de Paris. Un rachat qui portait à huit le nombre de librairies possédées par le groupe de la dynastie Gallimard. Parmi ses enseignes, on peut également citer les importantes librairies Le Divan et Delamain.
On peut encore mentionner les librairies d’Actes Sud du sud de la France et parisiennes, dont la Librairie Actes Sud du Méjan à Arles et ses 300 m2 de surface, ou la vaste Librairie Maupetit de la Canebière et ses 900 m2 de superficie.
Si en France, cette concentration d’importantes librairies de la capitale aux mains de groupes de l’édition peut faire grincer des dents, que dire du cas transalpin… En Italie, le groupe éditorial Mondadori, c’est 550 librairies, Feltrinelli 170, la maison Giunti 110… Sur les quelque 2700 librairies que compte le pays, près de 40 % sont la propriété d’une chaîne, et plus de 60 % indépendantes.
Un grand scandale éclata néanmoins en 2016 dans le pays de Leopardi quand Silvio Berlusconi et son groupe Mondadori décidaient de racheter la concurrente Rizzoli. Il aurait détenu près de 50 % du marché du livre, et bien plus pour celui des manuels scolaires. L’institution antitrust italienne exigea finalement la cession de certaines des maisons d’édition des deux groupes, afin de garantir la libre concurrence et d’éviter une position de monopole.
Alors, projet d’inaugurer une collection de librairies, comme de beaux papillons sous cadre à exposer à la galerie, du côté de Vivendi ? Le groupe est formel : « L’esprit est de se rendre propriétaire d’un bien culturel particulier à chaque fois. » Un achat ponctuel pour un lieu unique donc. L’avenir confirmera ou infirmera ses dires, si le rachat est acté bien sûr.
Ce développement horizontal édition/librairie questionne là encore la possible mise en avant de titres maison, au détriment des catalogues de la concurrence.
Un acteur du livre, coutumier de ce « haut-lieu » de Saint-Germain, témoigne : « La librairie L’Écume des pages se caractérise par une compétence remarquable et un engagement vers la défense de la diversité éditoriale, mettant en valeur autant les best-sellers que des ouvrages de petites maisons à l’approche raffinée. » Et d’ajouter : « Il faudrait que ça continue », et là est toute la question...
Pour nombre d'observateurs, cette crainte d’une mise en valeur progressive des publications de Hachette Livre (filiale de Lagardère, donc de Vivendi), est réelle. Guillaume Husson confirme : « Ce projet d’acquisition de l’Écume des pages par Vivendi ne va effectivement pas sans susciter des inquiétudes dans la profession. »
Sans oublier les dérives que l'on prête souvent au milliardaire breton : « Vivendi assurera-t-il aux libraires de L’Écume des pages une réelle liberté de commande, d’assortiment et de programmation culturelle ou, perspective funeste, cette librairie sera-t-elle utilisée comme une vitrine idéologique ? »
Dans le cadre d’une action engagée auprès de la Commission européenne contre le rapprochement entre Vivendi et Lagardère, le SLF avait déjà mis en cause la « dimension idéologique » qui sous-tendrait l'OPA – au-delà des risques propres à la concentration elle-même. Elle constituait « une circonstance aggravante ». Le secrétaire général du SLF est aujourd’hui formel : « Ce projet d’achat de librairie ne fait que renforcer de telles craintes. »
Vivendi a été forcé de céder Editis, soumis au droit de la concurrence de l’UE appliqué par la Commission européenne. 100 % d’Editis est ainsi passé dans l’escarcelle déjà bien fournie du milliardaire tchèque, Daniel Kretinsky. Depuis le 23 mars, ce dernier est monté à 25,03 % du capital de Fnac-Darty, se hissant au rang de premier actionnaire du groupe.
Une situation dénoncée par le président du Syndicat national de l’édition, Vincent Montagne, qui place le tchèque au rang de « premier distributeur de livres en France », et à ce titre, aurait accès « au secret des affaires de tous les concurrents ».
« Stratégiquement, Kretinsky n’a pas d’autres options pour exister face à Vivendi/Hachette que de s’appuyer sur Fnac », confiait un opérateur du livre. Avec entre autres 789 millions € de chiffre d’affaires sur 2022, en recul de 8 %, Editis fait figure de David. Lagardère-Goliath a lui signé une excellente année, avec 35,1 % de croissance du chiffre d'affaires : 2,748 milliards € (un recul de 1,9 % en données comparables), mais 302 millions € de bénéfices.
Parmi les avantages de Lagardère, son outil retail de luxe, les boutiques Relay : un espace privilégié pour proposer du best-seller. Vivendi possède ainsi, en réalité, déjà des points de vente...
On comprend que la véritable opposition de Vivendi dans le monde de l’édition, n’est pas, en termes de force de frappe, avec des groupes comme Madrigall, Albin Michel et Actes Sud, mais bien avec son ancien bien à présent couplé avec Fnac Darty : « Pour les autres groupes, le fossé se creusera définitivement entre les deux acteurs principaux, Hachette et Editis », ajoutait encore ce même opérateur du livre.
Si la stratégie de Vivendi est bien de se rendre propriétaire de plusieurs librairies indépendantes de la capitale, le groupe pourrait profiter d'une conséquence de la célèbre loi Lang de 1981 : avec l'instauration du prix unique du livre, une génération de libraires lançait leur enseigne sur tout le territoire.
Toute une vague dont un certain nombre qui la compose atteint aujourd'hui l'âge de la retraite... Face à la concurrence féroce d'Amazon, la passation n'est pas toujours aisée, de quoi créer d'autres opportunités pour des géants aux dents longues...
Contactée par ActuaLitté, La librairie L'Écume des pages n'a pas répondu à nos sollicitations.
Après que Vivendi a confirmé son intention d'acquérir la prestigieuse librairie de Saint-Germain-des-Prés, L'Écume des Pages, la maire de Paris, Anne Hidalgo, a réagi en affirmant que cette librairie indépendante était désormais en danger. Vivendi a répondu par le biais d'un communiqué, confirmant son intention de succéder à la famille propriétaire de l'enseigne. Retrouver l'article.
L’intervention de la Maire de Paris soulève quelques interrogations quant aux véritables capacités d’intervention. Comment la municipalité interviendrait-elle dans le cadre d’une cession de fonds de commerce dont les propriétaires sont désireux de se débarrasser ? Et plus encore, cette sortie d’Anne Hidalgo, basée sur une discrimination ad hominem, dispose-t-elle du moindre fondement en droit ? Retrouver l’édito.
Jamais rachat de librairie dans la capitale n’aura autant suscité de commentaires. La mise en vente du fonds de commerce par les propriétaires et l’option financière pharaonique de Vivendi laissent pantois. Pour la première fois et dans les colonnes de ActuaLitté, les salariés prennent la parole, tant pour rappeler leur attachement au lieu que remercier des nombreux soutiens reçus.
Lire l'article : Les libraires de L'Écume des Pages sortent du silence
Crédits photo : L'écume des pages
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
6 Commentaires
Glachant didier
06/07/2023 à 21:52
Je ne sais plus ce qu'il faut dire, ou faire, pour que l'on se réveille collectivement.
Pour que @RimaAbdulMalak réagisse enfin.
Après les médias, l'édition, ce sont maintenant les librairies dont Bolloré prend directement le contrôle.
Que reste-t-il de notre liberté de penser ?
Frederic Fritsch
07/07/2023 à 07:36
Svp, conservez la bonne forme du questionnement : "Pourquoi Vivendi rachète-t-il... ?"
C'est tellement plus joli et plus équilibré. Et puis, si même les publications traitant de la lecture et de l'écriture abandonnent ce genre de pratiques, alors....
Nadine monfils
07/07/2023 à 08:11
Il n’y a pas si longtemps, le livre était un morceau d’âme, laissait des traces de pas dans la neige...elle a commencé à fondre depuis le moment où c’est devenu un objet de spéculation.
On s’enfonce de plus en plus dans une planète invivable où le seul dieu considéré est celui du fric. C’est lui qui va tuer notre liberté de pensée en ayant la main mise sur la presse,les librairies et le monde de l édition. Et les écrivains insoumis comme moi seront relégués à la cave en veillant à ce qu’elle soit inaccessible ou par des escaliers auxquels il manque des marches. Voilà 50 ans que j’écris, j’ai connu la belle époque de St Germain avec Bernard Noël, Roger Grenier et bien d’autres. Ils sont partis en regardant le bateau couler. Je suis toujours dedans et malgré la tempête j’espère encore parce que c’est le seul moteur qui me pousse à continuer à écrire donc à vivre. David contre goliath. L’enfant contre le monstre...un monde qui perd sa liberté de pensée est un monde mort.
tatou
07/07/2023 à 08:31
L'auteur de cet article n'est peut-être pas familier de la Rive gauche : c'est en effet bien hasardeux de sa part de situer la librairie L'Ecume des pages "en plein coeur du Quartier Latin", dont l"épicentre doit se situer quelque part autour de la rue Saint-Jacques, qui a abrité depuis le Moyen âge de nombreuses échoppes d'imprimeurs-libraires. "En plein coeur de Saint-Germain des prés" eût été plus exact, et, à tout prendre, plus en adéquation avec le style de vie du groupe Vivendi et de ses appétits !
Aradigme
07/07/2023 à 13:16
Merci à Vivendi et Mr Bolloré pour cet acte de mécénat qui assure le futur d'une librairie qualifiée d'emblématique par l'auteur de l'article (je ne la connais pas personnellement).
Rosalie
08/07/2023 à 12:35
Excellent article
Clair et précis
Merci