RNL24 — Les libraires ont investi le Palais des Congrès et de la Musique de Strasbourg pour deux jours, le temps des Rencontres nationales de la profession. La stagnation des ventes, les projections quelque peu déprimantes et la banalisation de l'extrême droite n'ont pas entamé l'enthousiasme des participants ni leur confiance en la résilience de la librairie.
Le 17/06/2024 à 13:47 par Antoine Oury
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17/06/2024 à 13:47
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Les 7e Rencontres nationales de la librairie, quelque peu bousculées par l'actualité politique, ont accueilli environ 700 libraires et 1200 professionnels de la chaine du livre à Strasbourg, la capitale mondiale du livre de l'année 2024.
Ce rendez-vous bisannuel de la profession reste apprécié des professionnels, qui y voient l'occasion de se croiser et de partager différents points de vue sur leur métier. « Ce qui nous intéresse, ce sont les ateliers, cela nous permet de nous remettre en question et de récolter des idées », expliquent Isabelle Charkos, gérante de la librairie La petite marchande de prose, librairie indépendante de Sainte-Savine, et Lucie Ducher, employée qui reprendra l'enseigne en mars 2026.
Lucas Schrub, de la Librairie Ici à Paris, récidive après une première venue à Angers, il y a deux ans, séduit par la possibilité « de rencontrer plein de membres de l'interprofession, des collègues », mais aussi par « des thématiques écologiques et sociétales qui m'intéressent », au sein du programme. Deux libraires de La Rose des Vents, à Dreux, parlent d'un « rendez-vous incontournable, parce qu'il faut sortir de sa librairie, échanger entre nous ».
Sortie de la Librairie des Halles, à Niort, sa directrice Delphine Demoures est peut-être partiale, puisqu'elle est administratrice du SLF. Elle en défend le travail : « Je pense qu'en collectif, nous sommes plus forts, les RNL permettent d'être au cœur des discussions, des échanges, de faire avancer des lignes, de se confronter à des problèmes et même de présenter des solutions. D'autant plus que les petites et grandes librairies y sont représentées, ce qui permet de réfléchir et d'avancer ensemble. »
Isabelle Charkos, tout en saluant les échanges, regrette la disparition des rencontres avec les grands groupes d'édition, qui « permettaient, en allant droit au but, de débloquer des situations avec certains d'entre eux ». « C'est bien sûr très intéressant d'avoir des indépendants », ajoute-t-elle : le SLF a en effet pris soin d'inviter des éditeurs de la région Grand Est et des maisons québécoises, pour faire découvrir des catalogues.
Une étude du cabinet Xerfi, présentée le dimanche 16 juin devant une bonne partie des libraires participants, a acté la morosité de l'année 2023, mais aussi annoncé des temps difficiles pour les indépendants, notamment les plus petites enseignes, en 2024 et 2025. Ces données assez pessimistes prévoient des pertes nettes pour tous les types de librairies, des petites aux grandes, en 2025.
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La plupart des professionnels sont de toute façon aux premières loges pour constater le ralentissement des ventes. « Nous l'avons bien senti, et dès le début de la guerre en Ukraine, qui a été à mon sens le déclencheur », souligne Isabelle Charkos. Le chiffre d'affaires de la librairie est en baisse depuis deux ans, même s'il se maintient au-dessus du niveau de 2019 - « ce qui à peu près normal dans la mesure où le marché connait une hausse régulière », assure-t-elle.
Pour Delphine Demoures, « un âge d'or est passé », celui des années Covid, particulièrement profitables pour la librairie en raison de la fermeture des lieux de culture. L'inflation a tendu les finances, y compris celles des clients a priori aisés, aux paniers garnis et réguliers : « Le chiffre d'affaires de la librairie se maintient, mais les passages des clients sont moins nombreux. De plusieurs grands formats, on passe à plusieurs livres de poche. »
Au sein d'un groupe de libraires qui nous assurent « ne pas être dégoûtés de leur métier » après 5 années d'exercice environ, on qualifie la projection de Xerfi d'« un peu badante ». « Elle fout le seum de monstre, ouais », renchérit une autre, « surtout pour les petites librairies qui sont dans des zones un peu vides, parfois rurales, avec peu de lieux culturels autour ». Eux-mêmes employés dans une moyenne librairie, ils préfèrent considérer l'étude comme « un coup de pied au derche pour trouver des solutions ».
Des libraires de La Bouquinette, qui jouent cette année à domicile, considèrent aussi l'étude différemment. « Ce sont des chiffres, des moyennes, il ne faut pas généraliser non plus. Il y a des hauts et des bas comme dans tout commerce, et ils soulignaient d'ailleurs la résilience de la librairie dans cette même étude. » Son faible taux de défaillance, à 1,1 %, en fait en effet une anomalie dans la nomenclature des points de vente.
L'étude Xerfi, menée avec le SLF, n'est pas totalement innocente : cet outil de lobbying permet de solliciter les autres maillons de la chaine du livre, en premier lieu les éditeurs, pour obtenir des conditions plus favorables et des marques de solidarité. Les pouvoirs publics, absents lors de ces RNL — même si le ministère de la Culture était représenté —, seront aussi interpelés, avec plusieurs demandes, dont la réduction du niveau de rabais accordé aux collectivités pour les achats des livres des bibliothèques.
Le SLF est revenu à la charge, sans prendre de pincettes, auprès des groupes d'édition pour obtenir la généralisation de la remise minimale de 36 % et le passage au-dessus des 40 % pour les plus grandes librairies. Hachette et Media Participations sont pointés du doigt par le syndicat, qui déplore un silence de plomb.
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Dans les discussions des libraires, ces points de remise irritent considérablement. « Les remises des éditeurs sont crispées », assure Isabelle Charkos. « Pour obtenir des points supplémentaires, on nous demande sans cesse des gages, des dossiers à monter, pour lesquels nous n'avons pas forcément le temps. » Les négociations sont particulièrement difficiles avec Dilisco : « Nous avons explosé les scores avec la romantasy, mais nous restons à 36 % », s'inquiète-t-elle.
Au sein du groupe des libraires de moins de 5 ans d'expérience, on réclame « de faire pression sur les gros groupes, sur Hachette et Bolloré ». « Je travaillais dans une petite librairie avant et, en 2018, la remise n'était que de 31 % », se souvient une libraire : or, de la remise accordée sur les livres dépend aussi la marge du libraire. « On faisait un boycott de Hachette Distribution pour les offices, mais une bonne partie des commandes clients portent sur leurs livres, malgré tout. »
La concentration des ventes et de l'édition, observée depuis quelques années, se vit mal dans les librairies. « Les 12 premières maisons d'édition en France représentent 87 % du marché, les 4 premières maisons d'édition représentent 55 % du marché. Avec ces chiffres-là, on a presque déjà tout dit », rappelait il y a quelques semaines Régine Hatchondo, présidente du Centre national du Livre, devant des sénateurs.
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Résolus malgré ces difficultés, les libraires paraissent en avoir vu d'autres, en quelque sorte : « On bosse un nombre incalculable d'heures pour un salaire de misère, mais le sens du travail fait que l'on tient », résume l'une des participantes des RNL. Un autre jeune libraire décrit un « métier précaire, où l'on évolue facilement en tant que vendeur, mais avec des différences de salaire net peu importantes d'un niveau à l'autre. Ensuite, il faut passer gestionnaire pour évoluer. »
Alors que la chaine du livre prend petit à petit position contre le Rassemblement national, à quelques semaines des élections législatives, les quelques libraires que nous avons interrogés ne dissimulent pas leur colère ou leur inquiétude.
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De jeunes apprentis, venus aux RNL grâce à leur IUT de Lille, ont été « très énervés » à la découverte des résultats des élections européennes, avec un arrière-goût désagréable : « On se dit, dans ce métier, que l'on va transmettre certaines valeurs par le livre, et cela ne s'observe finalement pas. » La charte des valeurs du SLF n'a pas toujours convaincu au sein de groupe, « même si elle a le mérite de remettre les pendules à l'heure pour d'autres acteurs ».
Ils relèvent « plus d'interdictions morales, comme celle de la Fnac avec Antifa le jeu » et une offre « beaucoup plus diversifiée que celle qui est donnée à voir aux clients ». Autrement dit, les librairies indépendantes pourront tirer leur épingle du jeu en présentant une production plus engagée et multiple que d'autres canaux.
À l'heure où le groupe médiatique Bolloré pousse à l'union des droites derrière le Rassemblement national, des libraires s'inquiètent en cas de succès. « Est-ce qu'ils toucheraient à la loi Lang, à la loi Darcos ? Le boycott du livre de Zemmour serait-il encore possible ? », s’interroge une professionnelle. Et d'autres de relier les réticences du groupe Hachette sur les remises à un désintérêt flagrant pour la librairie : « Peut-être que les dirigeants ne veulent que des Fnac, des Cultura et d'autres enseignes de ce type pour vendre leurs livres. »
Au-delà, « tous les partis n'ont pas le même rapport à la culture et à l'implication des pouvoirs publics dans cette dernière », rappelle une libraire de La Bouquinette.
Plusieurs professionnels s'attachent en tout cas au débat d'idées, à la tolérance et à l'expression d'une certaine diversité dans les points de vente : « La librairie doit rester un espace neutre, même si nos idées infusent bien sûr dans les livres que l'on choisit de mettre en avant. »
Photographie : Aux RNL 2024, ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - Une écologie de la librairie au coeur des RNL 2024
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
1 Commentaire
Raphaël Delpard Raphaël Delpard
18/06/2024 à 10:52
La librairie n'est pas indépendante puisqu'elle prétend s'élever contre une formation politique et donc rejeter des clients qui seraient en phase avec la formation rejetée. Le libraire doit pouvoir offrir le contraire du contraire. SI le libraire se positionne ce n'est plus une libraire mais le vecteur d'une démarche politique. Alors, si tel est le cas, il doit l'annoncer sur la vitrine de son magasin. "ICi on ne vend que des ouvrages d'auteurs classés à gauche. Ce serait moins hypocrite. Maintenant la remise 37% est déjà excessive. Alors 40% serait impraticable notamment pour les petits éditeurs. La librairie devrait aussi faire son auto-critique. Ne serait-ce qu'en mettant sur les tables des nouveautés, les ouvrages des éditeurs importants à égalité avec ceux des petits éditeurs.
La librairie n'"a d'yeux que pour son tiroir- caisse. Le libraire découvreur de nouveaux "talents" est une farce. Le libraire est un commerçant comme un autre.