#Lectureetlittoral - L’homme est âgé, petit, le cheveu rare et gras, gris, tiré en arrière sur un crâne à la peau tavelée. Fragile d’aspect et de constitution, il a ce regard apeuré, légèrement circulaire, de celui, habitué aux moqueries, qui redoute de prendre la parole en public mais qui ne peut s'empêcher de le faire. Un cheveu s’est glissé sur sa langue. (Note de l’auteur : les noms de famille et les prénoms ont été modifiés.)
Le 21/03/2023 à 11:04 par Marc Roger
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Publié le :
21/03/2023 à 11:04
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Rien n’indique qu’il se cache du groupe, encore moins du gardien ou de la psychologue présents au début de la rencontre, lorsqu’il s’avance vers moi et me remet une enveloppe papier kraft format A5 entre les mains. Écrit au verso de l’enveloppe, ce mot qu’il me destine : « Merci éventuellement de bien vouloir prendre connaissance de la valeur que l’on peut consentir à mes écrits et d’estimer en fonction de leur valeur estimée la suite possible à donner. Amicalement. Mr M. »
S’il parle avec difficulté, son écriture est élégante, fine et déliée. Elle est pleine de précautions oratoires qu’il réitère en me lisant son texte à voix haute pour être sûr que le message me parvienne.
Sur le rabat de l’enveloppe au recto : « Mr M. numéro d’écrou … Bâtiment B – Cellule … »
À l’intérieur, deux feuillets. En en-tête du premier : « Paroles revisitées par mes soins sur le thème de la chanson de Marie Myriam – L’oiseau et l’enfant ». En en-tête du second : « Paroles revisitées d’Édith Piaf – Non rien de rien ». Deux textes, deux pastiches, bouleversants de naïveté, d’espoir de pouvoir tout recommencer, d’effacer les erreurs. Enfin, quelques propos divers conclus par un embrouillamini de citations incluses les unes aux autres « Comme dirait Annie Cordy – ça ira mieux demain… »
P.S. : « Petit détail complémentaire, j’ai été pendant vingt ans batteur dans un orchestre musette à … et c’est moi qui écrivais les textes, notamment les slows. »
Une vie, qui aujourd’hui, retient son souffle, mais qui ne désespère pas, qui en appelle aux mots pour garder la tête haute dans l’épreuve de la peine à purger pour le crime commis.
La coordinatrice de l’action culturelle, me confie ne pas vouloir connaître les raisons pour lesquelles sont incarcérés les détenus qu’elle côtoie dans cet établissement spécialisé. Sa vie professionnelle et sa vie hors les murs n’en sont que plus sereines. Elle préfère voir en eux la personne au présent, sans jugement – la société fait sa part en matière de sanction, elle fait la sienne en matière de culture.
On ne sort jamais indemne d’une intervention culturelle, quelle qu’elle soit, en milieu carcéral. La relation à l’autre est d’une intensité que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Langue de bois, faux-semblant, rien ne tient une seconde devant ces hommes écorchés vifs.
Il y a peu au sein d’un autre Centre pénitentiaire, avec Terry Brisack, le guitariste avec lequel je tourne depuis dix ans en lecture musicale.
Au milieu d’une campagne déserte, à l’angle de deux murs aveugles, un mirador bardé de caméras panoramiques surveille le moindre mouvement suspect. Vingt-cinq mètres plus bas, une pelouse no man’s land avec fossés, grillages et barbelés, d’une largeur de cent mètres, où passent des moutons de l’île d’Ouessant. Cela, afin d’inscrire le bâtiment pénitentiaire classé comme l’un des plus modernes de France dans une démarche de développement durable.
Derrière les murs, plus de moutons. La vie demeure pourtant, intense, codifiée et réglée à l’extrême, fourmillante de bruits, de passages d’un sas à l’autre, d’ouvertures-fermetures, de messages de gardien à gardien.
Nous parvenons en salle d’activités sociales et culturelles où nous posons les deux guitares, notre ampli, nos lutrins, nos micros et nos pieds de micros. Les surveillants nous préviennent que trois détenus sur sept inscrits à l’atelier de lecture musicale sont en mouvement pour nous rejoindre. Donc, quatre refus. Nous sommes ici sur une banquise aux tectoniques humaines insoupçonnables. Si B participe, A ne vient pas et les autres réfléchissent.
Terry installe. J’accueille Laurent. En raison d’un genou défaillant, il se sert d’une béquille. Tout le haut de son corps se balance. La cinquantaine, un peu voûté, les cheveux longs, poivre et sel, rasés aux tempes mais tombant en arrière au niveau des épaules. Un jean immense, un pull flottant, Laurent est grand, il mesure un mètre quatre-vingts. La pièce est pleine.
Il aperçoit les deux guitares. Ses yeux pétillent comme ceux d’un gosse.
— Ah, ouais, tu va nous jouer Thiéfaine !
Il est déjà dans la posture de son idole au Festival des Vieilles Charrues. Il se balance de droite à gauche et d’arrière en avant.
— Tu vas nous jouer La fille du coupeur de joint !
Terry se contente de sourire, puis il s’empare délicatement de sa Gretsch Tennessean 1962, corps d’acajou, incrustations de nacre, pour l’accorder corde après corde. La pureté des aigus, la profondeur des basses, laissent Laurent muet.
L’arrivée de Zamir fait diversion. Soixante ans, silhouette de sportif, élégant, épaules et tailles prises dans un survêtement moulant bleu-layette aux couleurs de l’OM. Tout sourire, chaleureux, bienveillant, il observe le contexte, évalue les acteurs. Ses mots sont rares. Il s’assoit. Je demande aux gardiens si nous devons attendre le troisième ou commencer sans lui. Une voix crépite dans leurs talkies :
— Confirmé… Le Gouellec en mouvement.
Yann arrive. Discrètement musclé sous un tee shirt sombre, de taille moyenne, il nous rappelle avoir assisté en novembre dernier, à notre lecture musicale de Dracula de Bram Stoker.
Tout le monde est là. Nous pouvons commencer. Je rappelle les grandes lignes du contenu des quatre jours d’atelier que nous allons passer ensemble. Lire à voix haute un poème, une nouvelle ou un extrait de roman, accompagné par Terry à la guitare.
Yann et Zamir écoutent. Laurent n’est pas d’humeur.
— Moi, aujourd’hui j’ai pas la tête, c’est dans le ventre, c’est coincé. Pourtant, j’aligne à peine un mot qu’il m’en envoie le double. Terry compte les points en se marrant. Puis, je m’assure qu’ils ont reçu et éventuellement lu les extraits de romans, de récits, et les poèmes que j’ai envoyés par mail au service culturel il y a quinze jours.
L’étranger de Charles Baudelaire
Source de Federico Garcia Lorca (trad. André Belamich)
Rencontre nocturne in Chroniques martiennes de Ray Bradbury (trad. Jacques Chambon et Henri Robillot)
Léonie in Les villes invisibles d’Italo Calvino (trad. Martin Rueff)
Trois chevaux d’Erri de Luca (trad. Danièle Valin)
Putain d’usine de Jean-Pierre Levaray
Mensonge de Michèle Voltaire Marcelin
Le grand troupeau de Jean Giono
Du drame, du rêve, du poétique, de l’écolo, du social, du sensuel, de la philo. Et pour celui qui voudrait travailler un texte qu’il aurait écrit lui-même, c’est également possible. On m’arrête. Je vais trop vite. Ils n’ont rien lu, ni rien reçu. J’oublie mes objectifs et les moyens que je me suis fixés pour les atteindre. Sans ciller, je distribue le florilège précédemment cité.
Zamir s’exclame :
— Ah, il faut lire ? Je n’ai pas pris mes lunettes.
— Prends le temps d’aller les chercher.
Facile à dire. Zamir doit retourner dans sa cellule. Le gardien fait la gueule. J’insiste. Zamir finit par aller les chercher. De mon côté, je commence à travailler le poème de Baudelaire avec Laurent et Yann.
Un exercice de pure adresse, d’où viennent les mots et où vont-ils ? Ils sont assis face à face à un mètre de distance.
Le premier pose les questions :
— Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? Ton père, ta mère, ta sœur, ou ton frère ?
et le second répond :
— Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
Au-delà de leurs difficultés d’articulation qui d’emblée sautent aux oreilles et sur lesquelles je passe, je leur demande de prononcer chaque mot en l’emplissant du sens qu’ils soupçonnent s’y trouver et de prendre le temps nécessaire pour cela. Concentrés, ils enchaînent :
— Tes amis ?
— Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
Laurent voudrait tout commenter sans écouter personne. Il me faut sans cesse l’interrompre avec la crainte de le braquer. J’avance sur un terrain miné, à tout moment cet homme peut exploser. J’inverse les rôles. Le questionneur passe aux réponses et vice-versa. C’est laborieux, mais ils s’appliquent, je les sens sincères dans leur effort.
Dix minutes ont passé, Zamir revient équipé de ses lunettes. Je lui demande de nous lire le poème de Baudelaire. Zamir est un homme admirable, désarmant de candeur. Il vient de faire l’aller-retour d’ici à sa cellule pour quérir ses lunettes et m’avouer finalement, qu’avec ou sans, il ne peut satisfaire ma demande car Zamir ne sait pas lire.
Kosovar d’origine, dans un large sourire et un français fleuri, il nous dit parler cinq ou six langues — l’albanais, l’italien, le grec, le persan… mais incapable d’en lire aucune. Bien que l’atelier tel que nous l’avons imaginé n’ait plus de sens, qu’à cela ne tienne, je lui demande d’écouter le texte lu par les deux autres et de le restituer en nous le racontant avec ses mots. Le jeu l’enchante et il s’y prête sans hésiter. L’étranger de Baudelaire nous transporte au fin fond des Balkans.
— J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… Les merveilleux nuages !
Terry égrène quelques notes. D’un regard entendu, je lui passe le relais.
— À présent que le texte vous est familier, commence-t-il, pensez-vous qu’une musique soit jouable dessus ?
— Oui, bien sûr ! lui répondent-ils en chœur.
— En continu ? En ponctuation ? À quel moment ? Quelle couleur et quel genre ?
Douceur, rêverie, gravité, profondeur, sont les mots proposés. Terry joue deux accords différents et leur demande lequel leur semble le plus approprié. La réflexion du groupe est vive. Allers, retours, essais et repentirs. Un premier duo lecteur et guitariste se lance. Puis le second et le troisième. Voix et guitare à chaque fois amplifiées. L’émotion de chacun est palpable quand ils prennent le micro.
Les deux heures d’atelier touchent à leur fin. Les visages sont souriants. Cependant, Laurent reste sous pression.
— Merci les gars ! C’est du soleil c’que vous faites avec nous !
Il empoigne le micro et se met à chanter Petit Papa Noël en gueulant comme un veau.
— Fallait qu’ça sorte ! Moi, demain, si j’reviens, j’préfère qu’on chante.
Je le prends au mot.
— Donne-nous un titre, on te prépare ça.
Il tient absolument à son Thiéfaine. Terry refuse. Brassens est évoqué. Va pour Brassens et Les copains d’abord. Il est également convenu que Yann vienne avec un texte qu’il a écrit pour le journal de la Centrale. Zamir suivra le mouvement.
— Bonne soirée les gars, à demain !
Non, ce n’était pas le radeau de La Méduse… ce deuxième atelier, mais plutôt la galère. D’entrée, Zamir vient courtoisement nous saluer et s’excuser de ne pouvoir être des nôtres, d’autres occupations l’appellent ailleurs. Nous apprendrons que le comportement de Laurent l’insupporte, il préfère s’abstenir.
Laurent arrive, visage fermé, la tête baissée.
— Ah ! y’a des jours, c’est sombre…
Il le répète en boucle. Zamir s’éclipse.
Yann nous remet une copie de son texte — J’attends, j’attends, je t’attends maintenant… Il tient sur une seule feuille dans une police de caractère faussement manuscrite, tout écrit à la suite comme on parle, peu ou pas de passages à la ligne, comme une urgence voulant se dire aussi bien par les mots que par leur mise en forme. Je lis silencieusement. Le texte est magnifique. Dès lors, tout l’atelier tournera autour.
Yann nous le lit. Une lecture étouffée, inarticulée, sans césure, saturée d’émotion. Je lui donne le verdict du chrono :
— Une minute vingt-six secondes. Si tu veux bien reprendre en repérant les endroits où tu peux faire une pause, ce serait bien de parvenir à le lire en deux minutes.
Yann comprend tout ce qu’on lui dit. Il parcourt silencieusement son poème, note au crayon là où il pense pouvoir marquer un temps. Top chrono. Deux minutes treize. Tout le groupe applaudit.
Voici le texte in extenso, initialement écrit d’un seul tenant ou presque, remis en page par mes soins pour mieux organiser visuellement les lectures que Yann en fera. L'une après l’autre, jusqu’à ce que musique advienne au cœur des mots et avant que la guitare de Terry n’intervienne.
Voici, ma belle liberté de penser bien aimée
Je rêve de toi
Je t'aime tant
Où es-tu gracieuse pensée ?
J'étais tellement attaché à toi
Amoureux de cette liberté retirée.
J’attends
J’attends depuis si longtemps
Je t’attends
Que serais-je sans toi, sinon prisonnier des péchés de l'Ego ?
J’attends
J’attends
Fais-moi ce premier pas
C'est bien ce premier pas qui compte.
Pour te plaire, je pardonnerais au monde tout et rien,
Je donnerais la paix à mes ennemis
Je décernerais le Nobel à mes juges et bourreaux
Aux avocats de même arbre.
J'attends
J'attends notre idylle, belle liberté
Qui brisera un jour peut-être les chaînes des camps de pénitences de ce béton
Les fers des cellules qui enferment tellement de monde
Sans oublier, ces animaux qui ne veulent être domestiqués.
J'attends
Je t'attends pour ceux qui m'attendent
Mon soleilio l'abricotier
Ce dernier arbre que mon père a fait planter.
J'attends
Je t'attends maintenant
Belle liberté, ne m'abandonne pas !
Face à toi je m'inclinerai jusqu'au sol à tes pieds, te rendant grâce.
Viens, délivre-moi dans l'espoir d'une juste liberté ! »
Ce texte lu par son auteur est un crève-cœur. Cet homme a fait son temps, il a payé. Le coordinateur culturel du Centre Pénitentiaire nous explique :
— Âgé de soixante-quatre ans, sur le papier il ne ressortira qu’en 2031. Condamné pour grand banditisme avec violence n’ayant, heureusement, jamais entraîné la mort, Yann a pris une première peine. Puis une seconde, enfin, toujours plus cher à chaque récidive. Son parcours n’est pas à proprement parler celui d’un enfant de chœur, mais sans tomber dans l’angélisme, justice lui serait rendue de le faire bénéficier d’une semi-liberté. Voire, liberté totale avec le port d’un bracelet électronique.
Depuis nombre d’années, son comportement exemplaire devrait jouer en ce sens. Tous les acteurs du monde judiciaire s’accordent à dire que le système pénitentiaire français ne conduit pas à la réinsertion. S’il va de la sécurité de la collectivité de ne jamais faire ressortir certains, il serait humain de réviser notre jugement sur ceux qui le méritent.
Terry range ses guitares.
— Laurent nous a tués, mais Yann nous a sauvés.
Yann reviendra le lendemain, texte annoté au stabilo. Je lui fournis tous les outils connus en matière de diction. De sourde et inaudible, de lecture en lecture, sa diction devient claire et projetée, sans que le vibrato premier ne disparaisse de ces multiples répétitions. À chaque reprise, la connivence voix et musique se fait plus fine. L’ambiance est studieuse, jusqu’à l’acmé du dernier jour, quand une équipe de France 3 vient les filmer, lui et Terry, dans un trio poignant de mots, de notes et de désir de Liberté.
À LIRE:Les détenus face à la littérature
Du 21 janvier 2023 au 16 décembre 2023, Marc Roger, lecteur public, avance, livres en main, sur les côtes atlantiques. 5000 km de marche à pied et à chaque arrêt, des lectures. ActuaLitté aura le plaisir d'accompagner et suivre cette route en caravelle médiatique d'un tour de France insolite.
Crédits photo : Tim Hüfner/ Unsplash
DOSSIER - Lecture et Littoral : une année de lectures à travers 5000 km de rencontres
Par Marc Roger
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1 Commentaire
rez
22/03/2023 à 14:02
Merci.