Le ministre de la Culture de Côte d'Ivoire, Maurice Bandaman, était présent sur Paris la semaine passée. Venu à la rencontre des organisateurs de la Journée du Manuscrit francophonie, dont il est le parrain, il nous a accordé un entretien dans lequel il partage son enthousiasme pour le livre numérique. Plus qu'un simple support, c'est une révolution dans l'accès au savoirs.
Le 25/08/2014 à 09:27 par Nicolas Gary
Publié le :
25/08/2014 à 09:27
« Évidemment, en tant que ministre de la Culture, je suis sensible et attentif à l'expertise française, que ce soit au travers de l'organisation du Salon du livre de Paris, ou par les conseils que le CNL est à même de dispenser. J'ai moi-même profité d'une bourse du Centre en 1995, en tant qu'auteur en résidence, à Limoges, dans le cadre du Festival de la francophonie qui s'y déroule. [Les francophonies en Limousin, NdR] »
C'est donc fort d'une certaine expérience de ce que « les autorités françaises ont su mettre en place pour soutenir la politique du livre » que le ministre souhaite étendre la portée de ces aides. « Nous pourrions imaginer, à l'échelle de la francophonie, une structure d'une telle dimension, indépendante, et qui bénéficierait de l'appui de bailleurs de fonds, d'institutions financières et d'acteurs intervenants dans le domaine de la pensée. » C'est le projet de Centre francophone du livre, que nous évoquions.
L'objectif en serait clair : diffuser le livre et les savoirs.
Conscient des mutations sectorielles, il affirme : « Nous devons envisager le livre sous sa forme physique et numérique. Ma propre expérience de l'édition m'apporte une bonne connaissance du secteur. À ce jour, nous savons tous, que les maisons ne sélectionnent qu'une infime partie des ouvrages reçus. Et un autre tri s'opère, puisque l'on n'en retient encore qu'un petit pourcentage. Les éditeurs ne peuvent pas proposer tous les ouvrages. »
Maurice Bandaman, ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Naturellement, tous les écrits ne sont pas égaux, mais le ministre déplore que le public soit nécessairement privé d'une partie de ces textes, et donc une perte, mise à l'écart, en raison des moyens des sociétés éditoriales. « L'édition numérique, qui favorise l'autopublication, ne pose plus cette question. D'autant plus que, dans la mesure où les titres ne sont pas qualitatifs, ils seront sanctionnés, parce que le public n'est pas dupe. »
Réunir le patrimoine ivoirien immatériel, et au-delà
« L'Afrique a cependant une spécificité. Une bonne part de notre patrimoine demeure immatériel, parce que de tradition orale. Ce sont nos contes, nos proverbes, nos langues — dont aucun n'est écrit, et par conséquent tous menacés de disparaître, parce que disparaissent les personnes qui ont ces savoirs. Nous avons cette exigence de préserver et sauvegarder ce patrimoine à travers un support. L'écrit n'est ni le plus facile ni le plus économique. Enregistrer sur support numérique toutes ces connaissances, ne suffira cependant pas : encore faut-il les partager à travers le monde. »
En Côte d'Ivoire, le président Ouattara a identifié ce besoin, et a présenté, dans son projet culturel, la volonté de bâtir une bibliothèque numérique, la Bibliothèque de la Renaissance africaine, qui comportera les deux volets : livres imprimés et contenus dématérialisés. « Toutes nos cultures, nos contes, nos langues vont être numérisés, et mis à la disposition du monde entier. » Un projet d'une ampleur immense.
"Internet et la voie numérique seront ses uniques recours. Le numérique répond à un besoin de la mondialisation ; ne pas le comprendre, c'est être en dehors du monde"
À l'échelle du monde francophone, insiste alors le ministre, il n'est pas possible de travailler uniquement sur le support papier. « Le livre d'un auteur à succès, primé, doit être accessible sur ces deux supports. Les locuteurs de la langue française ne sont pas qu'en France : Japon, États-Unis, Australie... De quel droit priverait-on un francophone de l'accès à ce livre, alors qu'il lui faudra plusieurs mois pour le trouver — si cela devient possible — dans une librairie ? Internet et la voie numérique seront ses uniques recours. Le numérique répond à un besoin de la mondialisation ; ne pas le comprendre, c'est être en dehors du monde. »
Si l'Occident s'aveugle encore, en isolant son cas, et ses propres intérêts, « nous, Africains, nous ne voulons pas rater ce virage : il engage l'accès au savoir, et chacun a besoin du savoir pour se développer ». Délaissant sa casquette de ministre, M. Bandaman lui-même a fait l'effort de s'intéresser à la question, et propose ses ouvrages au format numérique. « Bien sûr, j'adhère à cette transition. Et j'encourage tous les écrivains à le faire. Ainsi que mes collègues ministres, ceux qui s'occupent de la culture, et les autres. »
L'an passé, le Salon international du livre d'Abidjan avait pour thématique... le livre numérique, « considéré, non pas comme une menace, mais comme une opportunité » ! Et là encore, l'expérience africaine parle. La circulation du livre à l'intérieur même des États rencontre d'infinis problèmes. « Un livre édité à Abidjan ne se retrouvera pas dans une ville située à 100 km : il n'y a pas de librairies. Entre les pays africains, la distribution est quasi inexistante. Il est bien plus simple de trouver un livre publié à Paris dans dix capitales francophones. Cette diffusion, simplement de Côte d'Ivoire au Kenya, est infiniment plus difficile. »
"Le livre numérique sera l'accès le plus démocratique"
L'idée d'un site disposant de ces œuvres, comme la bibliothèque numérique qui verra le jour à Abidjan, fait partie des solutions. « Elle ne contiendra pas que les ressources ivoiriennes. Nous ouvrirons des fenêtres sur les richesses du Sénégal, du Burkina, du Ghana... ce qui impliquera une convergence des actions de chacun. Cela servira les enseignants, les chercheurs, les étudiants, le public. » Tout un chacun va aujourd'hui sur Google, sourit le ministre, « et nous payons, même indirectement, son utilisation. Pourquoi ne pas proposer cette même offre avec les savoirs de nos territoires ? »
Abidjan, abdallah, CC BY 2.0
L'opportunité d'une bibliothèque panafricaine, et francophone, est manifeste. « Dans ce domaine, il n'existe pas de monopole. Il suffit de la volonté. Je comprends les enjeux financiers, les luttes de pouvoirs économiques : si un seul acteur propose cette solution, il détiendra ce monopole. Pourquoi ne pas proposer l'alternative ? »
L'Afrique, on le sait, n'a jamais effectué la même transition dans l'équipement informatique. L'absence de ressources électriques suffisantes n'a pas permis l'implantation d'ordinateurs de bureau, alors que le marché du mobile s'y est grandement développé, et à toute vitesse. « Nous avons, en Côte d'Ivoire, 22 millions d'habitants, et quelque 18 millions d'abonnés à des offres portables. Les transactions financières, les mandats, s'effectuent ainsi. Or, on peut aussi recevoir un livre, un texte, un poème, que sais-je, simplement sur sa boîte email. Le territoire dispose d'un réseau internet dense, ce qui apportera, avec les téléphones portables, la meilleure voie pour encourager la lecture et diffuser les livres. C'est pourquoi je crois que le livre numérique sera l'accès le plus démocratique. »
"On regarde des films, on écoute de la musique par internet... le livre ne doit pas être le dernier à en profiter."
De là à envisager des offres proposées directement par les opérateurs téléphoniques... « Nous serons plus d'un milliard d'habitants en Afrique d'ici 2050. Le pourcentage de la population qui disposera d'un téléphone portable sera immense. Des livres, même à un euro, pour des centaines de millions d'usagers, c'est une révolution. Et les opérateurs viendront à le proposer : que ce soit un livre offert, ou l'accès à une bibliothèque complète... »
« Nous, écrivains africains, nous ne gagnons pas d'argent avec nos livres, puisqu'ils ne sont pas diffusés. Je comprends que les intérêts économiques limitent la vision que les responsables peuvent avoir du livre numérique. Sauf que pour nous, écrivains, ce n'est pas l'argent que nous voyons immédiatement, c'est la visibilité. Et si tout cela est bien amené, nous en profiterons à terme. » Quant aux craintes de voir des métiers mis en danger, c'est une réalité que le ministre ne conteste pas. « Mais il y aura toujours des livres physiques à vendre : celui qui a du succès en numérique, il y aura des conséquences induites, de l'un sur l'autre. Il n'y a pas d'antagonisme. »
« On regarde des films, on écoute de la musique par internet... le livre ne doit pas être le dernier à en profiter. Et pour nous, auteurs, l'évidence s'impose : c'est notre intérêt que d'être présent, à mesure que le public viendra, et que nous percevrons des revenus pour nos œuvres. » Sans que l'éditeur ne disparaisse pour autant. « Je suis ministre de la Culture, mais avant tout écrivain. Et le président Ouattara a choisi chacun de ses ministres parce qu'il connaissait le terrain et ses problématiques. Je n'ai aucun besoin de fiches pour parler de l'édition, car j'en ai éprouvé les différents aspects. Cet investissement fait partie des orientations que j'ai données à mon ministère, parce que le numérique permet à chacun d'avoir sa part. »
Cette dimension dépasse d'ailleurs le simple cadre de l'édition. « Aujourd'hui, dans nos universités, face au très grand nombre d'étudiants, et l'impossibilité d'avoir des salles et des amphithéâtres suffisants pour les accueillir, nos enseignants proposent des solutions de cours dispensés par internet. » Si la Côte d'Ivoire revendique de nombreuses avancées dans ce domaine, il reste encore beaucoup à faire, et notamment une politique commune pour le secteur culturel, et l'édition littéraire, et scolaire.
Maurice Bandaman, né le 19 avril 1962 à Toumodi, est un écrivain, romancier, dramaturge et homme politique ivoirien. Il a été lauréat du Grand prix littéraire d'Afrique noire en 1993. (via Wikipedia)
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