Auteur de l’essai La Faim du monde (Balland 2019), Nasser Brahimi travaille auprès d’agences internationales et pour des programmes liés aux Nations Unies. Le consultant, fils de parents algériens, a vécu à Paris, avant de retourner à Alger et de s’installer finalement à Rome. Expert en communication, il travaille au développement de deux agences, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture et le Fonds international de développement agricole. Son texte raconte un moment de ces expériences.
Le 07/03/2021 à 17:31 par Auteur invité
6 Réactions | 3 Partages
Publié le :
07/03/2021 à 17:31
6
Commentaires
3
Partages
De retour dans la capitale de ce charmant petit pays coincé entre le Bénin et le Ghana, mon collègue, directeur des radios rurales et contrepartie nationale, lequel m’avait accompagné et orienté dans ces nombreuses visites de terrain, auprès des bénéficiaires du Programme, voulait à tout prix que je rencontre son ministre. « Après tout ce qu’on a passé ensemble, il faut qu’il fasse ta connaissance. Ça me fera plaisir. Je lui ai déjà parlé de toi. » Activité non prévue, je dus faire une entorse à ma feuille de route déjà bien chargée. Une fois dans son bureau, un homme issu de la vieille école, ingénieur agronome de formation, s’adresse à moi d’un ton confiant, quasi paternel : « Vous vous donnez tant de mal, alors que ce n’est même pas votre pays… »
Cette mission était la troisième. Le Programme de développement rural et de sécurité alimentaire avait été inauguré, en grande pompe, avec un atelier de lancement « qui avait réuni tous les partenaires techniques et financiers. Les objectifs et les résultats attendus allaient être expliqués, via outils et supports de communication appropriés aux différents publics cibles… ». Ce matin, en sortant de l’hôtel, j’avais entrevu la vendeuse de beignets bouillis du passage commerçant agiter des mains frénétiques et son tablier vers moi. Je m’étais arrêté à sa hauteur. « C’est d’abord votre costume clair que j’ai reconnu tout de suite, avant vous, hier soir, au journal télévisé de huit heures. J’ai dit à mes enfants, c’est mon ami Yovo (blanc). Maintenant toute la famille veut vous connaître ! »
Moi, j’avais le pressentiment que je ne reverrai sans doute jamais plus ce haut fonctionnaire, homme de grande taille, à l’air droit et sincère. J’hésitais et cela passait pour un signe de respect. En Afrique, où l’oral est roi et la parole est reine, le silence est un acte de communication et d’éducation. Mon regard alla planer vers les hauteurs du mur blanc qui me faisait face. Il se posa un instant sur ce que je croyais être un gros papillon tropical. Séchée, empaillée et épinglée, une chauve-souris géante reposait sous verre. Animal sacré qui fait l’objet d’une grande vénération dans ce petit pays du golfe de Guinée.
Sachant qu’on ne répond pas à un ministre du tac au tac, une éternité après, je me décidais enfin à m’exprimer. « Excellence, avec votre permission : quand un homme, en sandales de caoutchouc, instituteur le matin et paysan le reste de la journée, accourt vers vous pour vous expliquer que le dénuement matériel n’est rien devant l’indigence intellectuelle dans ce village enclavé de l’extrême Nord du pays (une région des plus pauvres). Quand une femme,submergée d’adorables enfants, bien qu’intimidée, sort de l’obscurité de sa case, comme un fantôme, pour vous souhaiter la bienvenue. Et vous “reçoit”, en ajustant un fichu avec maladresse sur des tresses en fouillis. Et vous offre, avec la main qui lui reste, du poisson fumé. De surcroît, elle jure du doigt que les villageoises feront de leur mieux pour accueillir le Programme. “Avec tout le mal que se donne le Gouvernement ! Ben, dis donc.”
Quand un vieillard, sans âge, malingre et à moitié nu, sorcier reconnaissable à son long collier de perles et de coquillages et chapeau en plumes, surgit pour vous informer qu’il avait déjà contacté les Esprits. Et qu’ils ne s’opposaient pas du tout au Programme. Qu’il avait égorgé un coq et répandu son sang pour abreuver cette terre sèche et ingrate des Éwés. Puis, qui se lance dans un interminable rire sardonique. Et vous sourit avec la seule dent qui a survécu. Quand, pendant des jours et des semaines, on a partagé des idées, de l’eau et du sel avec ces femmes, ces enfants et ces hommes, qui mènent une existence si difficile, comment ne pas s’y attacher et contribuer à rendre leurs attentes moins pénibles ? Comment ne pas avoir de l’empathie et considérer ce pays comme le sien, au moins, le temps d’une mission. »
Maintenant, il fallait sortir de ce bureau élégant, étrangement cossu et sobre à la fois, mobilier foncé, en contraste avec des parois et des rideaux clairs. En Afrique, la photo souvenir c’est sérieux. Nous voilà nous trois, dans la cour, droit debout, le menton haut, rasés de près, les chaussures pointues bien cirées, en rigoureux costume cravate. Alors que nos eaux de toilette respectives se livraient une concurrence protocolaire sournoise, en se répandant dans l’air humide du Golfe, je respirais encore en moi cette odeur forte de la brousse. Une senteur indescriptible qui m’avait imprégné et semblait ne plus vouloir me quitter.
Je ne pouvais m’empêcher de penser au col de chemise complètement élimé du maître d’école paysan. En échangeant, sur un banc brinquebalant, avec une tendre attention d’écolier, il s’était appliqué à prendre, au fur et à mesure, des notes, au stylo à bille bleu. « Vous voyez, j’écris même dans la marge (en souriant à la manière d’un enfant gêné, car pris à dépourvu)… les fournitures scolaires, c’est cher. Nous autres, ici, on essaie de ne pas gaspiller le peu que nous avons. Vous, vous comprenez. Ça se voit, vous avez “duré” en Afrique ».
L’usage voulait que je lui remette ma carte de visite qu’il observa et prit avec précaution, des deux mains, en la calant bien entre ses deux pouces, comme un objet précieux. Il prenait du plaisir à passer et à repasser du doigt le relief du logo de l’organisation. Puis, il lissa un instant la surface de papier blanc, satiné, qu’il avait dû trouver bien soyeux et plutôt doux au toucher, comparé aux pages jaunies, rêches et écornées de son cahier de classe à gros carreaux. En prenant à témoin des yeux, le ciel ou la Providence, il souriait l’air insouciant.
C’était avant qu’il ne perde son élégance naturelle et son aplomb, juste avant notre départ. Avant qu’il ne se mette à courir dangereusement derrière le véhicule, comme le font les enfants, heureux, mais inconscients, qui aiment s’abandonner dans les nuages grandissants de poussière. Pourtant de nature éphémère, ici, la poussière prenait une consistance dans sa permanence et devenait la constante de ce lieu qu’est la savane. Je n’oublierai jamais l’expression de son visage.
Elle s’était tout à coup métamorphosée et endurcie. Comme si c’était la dernière chance. Comme si, après, il n’espérerait plus rien et ne croirait plus à aucune autre promesse. Comme si la légendaire patience, qu’on prête aux Africains, avait, là, atteint son apogée, un point de non-retour.
La flamme grandissait dans ses yeux brillants et rougeoyants, semblables à ceux d’un fou. On aurait dit qu’il allait entrer en transe d’une seconde à l’autre. Le visage, d’un seul coup, fripé, il me menaçait ou alors me suppliait. Puis, à l’improviste, il fronça les sourcils et desserra les mâchoires pour me crier : « Nous attendons beaucoup du Programme, é-nor-mé-ment ! » Il avait accompagné chaque syllabe d’un mouvement saccadé de la main.
Ce qui résonnait dans l’air comme une véritable sentence. Embarrassé, pressé de clore ce chapitre, mon chauffeur feignait de ne pas en être, lui aussi, spectateur. Avant-bras raides sur le volant, impassible et silencieux, il ne voulait en réalité plus rien voir ni entendre.
Sous prétexte qu’il n’est pas prudent de conduire la nuit, en Afrique (ce qui est vrai) et qu’une longue route nous attendait avant l’océan, il bloqua discrètement les portières automatiques. Sans me regarder, il me demanda si je voulais un peu de fraîcheur climatisée. En prenant de la vitesse, la haute et très confortable Jeep blanche, made in ONU, rebondissait, comme un nuage moelleux, sur les crevasses de la piste encore brûlante. Le lecteur stéréo Surround aspirait l’envoûtant CD de Magic System dont les titres de chansons défilaient, en caractères informatiques, sur un écran futuriste.
Par le miroir du rétroviseur, j’apercevais, à travers les vitres fumées, dehors dans la chaleur torride, l’instituteur qui donnait des coups de pieds, à tort et à travers, aux malheureuses pierres et à tout ce qui se trouvait à sa portée. Sa frêle silhouette se démenait, dans tous les sens, puis se rapetissait, se rapetissait, se rapetissait... À peine quelques secondes plus tard, il y avait déjà un avant et un après. Je n’avais pas eu le courage d’avouer au maître d’école-paysan que c’était ma dernière mission.
Nasser Brahimi - mars 2021
photo kolibri5, CC 0 ; Fátima Jardim © Avec des paysans-pêcheurs, bénéficiaires du projet FAO, dans un village au bord du lac N’golomé (Angola)
6 Commentaires
Lilia
07/03/2021 à 22:25
Excellent texte !
Bravo Nasser : empathie, talent et courage.
Lilia
Paris
Raoul
08/03/2021 à 21:17
Un texte génial digne d’un auteur très original. Je vous conseille vivement son livre LA FAIM DU MONDE.
Raoul, Paris
Bernard.C
09/03/2021 à 08:12
Un texte magnifique et émouvant qui respire l’humanisme et les strates d'expériences accumulées au fil des ans et des missions de terrain.
Inutile de souligner sa qualité littéraire qui est à un niveau habituel : stratosphérique.
Bernard.C
François Courbey
10/03/2021 à 20:32
Une flamme qui ne se tarit pas
Une énergie communicative
Une belle mission de vie
François
Un (de tes) admirateur(s)
Leyla B
14/03/2021 à 20:13
Nasser, tu sais faire vivre ce que tu as vécu. On croirait être avec toi, c’est incroyable !
Leyla
Anton
15/03/2021 à 12:42
Nasser est l'expert qui sait le mieux porter à l’attention de l’opinion(Internationale) toutes ces problématiques de la faim et de la misère du monde, chapeau bas.
Anton
(Andorre)