#AVeloEntreLesLignes – Partir à la découverte du plus grand nombre de librairies possible, entre Paris et Oulan-Bator, le défi est de taille. À vélo, c'est confirmé : c'est de la folie douce. C’est pourtant l’aventure que Zoé David-Rigot et Jaroslav Kocourek ont démarrée en août 2022. ActuaLitté les accompagne, en publiant leur récit de ce périple, À vélo, entre les lignes.
Quelque part dans l’est du Kazakhstan. Cette nuit-là est étonnante et pleine de visions, de celles qui deviennent votre organisme et se mêlent à votre sang.
Nous sommes dans ce bus brinquebalant, rempli de gens qui se serrent les coudes, nous faisons une pause vers minuit pour manger dans une cantine où l’on nous serre des soupes de nouilles chinoises ou de la salade de patates froides, et des œufs. On s’endort, et quand on ouvre les yeux, on peut apercevoir la pluie dans la lumière des phares. Comme la route est en travaux, le bus roule derrière d’autres voitures sur une piste de terre… désormais de la boue. Nos deux chauffeurs se relaient, ils sont patients et calmes, deux litres de boisson pétillante dans une main, une cigarette toujours allumée dans l’autre - tout semble se passer comme il se devrait.
Nous descendons du bus sous le soleil d’Oust-Kamenogorsk. Un vent frais se glisse sur notre peau : pendant la nuit, nous avons parcouru quelques centaines de kilomètres et nous voilà maintenant bien plus au nord !
L’air est moins sec, et il y a de la pelouse bien fraîche. Du désert, nous approchons désormais des montagnes. La gare s’ouvre à nous, on s’y engouffre et s’enquière des trains. Il faut qu’on aille à Barnaul, en Russie. Cela nous permettra d’entrer sur le territoire à la date indiquée, tout en nous laissant le temps de faire du stop jusqu’à la frontière mongole. Avec une petite marge d’erreur, au cas où. Mais nos plans s’effondrent tout à coup : il n’y a plus de place libre au bord des trains et des bus journaliers jusqu’à la semaine prochaine.
Nous ne savons plus quoi faire. Allons manger. Discuter. Délibérer. Si on tente de faire du stop maintenant et que personne ne nous prend — avec en plus le risque que les personnes au volant ne veuillent pas embarquer de personnes à vélo pour le passage de la frontière — nous serons coincés au milieu de la campagne russe et n’aurons pas d’issue. Les distances sont trop grandes pour que nous puissions les faire à vélo. Nos cerveaux chauffent.
Pause.
Que faire ? on demande à la serveuse et lui expliquons le problème. Elle nous montre une application pour demander un taxi. Là, des chauffeurs pourraient être intéressés, beaucoup de gens veulent faire ce trajet, peut-être trouverez-vous d’autres passagers… nous dit-elle. On demande alors le prix d’une course — c’est beaucoup trop cher…
Après une bonne demi-heure, une personne qui semble être la cheffe du service s’approche de nous, prend une chaise, et s’assied. Que se passe-t-il ? Quel est le problème ? Je m’appelle Gaukhar, dit-elle dans un sourire radieux. Nous lui expliquons la situation, elle veut qu’on raconte notre voyage, et elle rit, exaltée ; elle n’en revient pas. Elle veut nous aider et commence donc à contacter des gens au téléphone. Elle parle avec quelqu’un… nous propose un prix… nous ne pouvons pas nous le permettre, nous donnons notre prix. Elle s’y remet de plus belle, semble négocier. Après quelques minutes, elle pose son téléphone. C’est Nurlan, un kazakh mongol, il est d’accord, il sera là dans trente minutes. Il vous emmène à Olgii ! Maintenant, racontez-moi votre voyage.
Nous n’en croyons pas nos oreilles, et dans le feu de la surprise, nous lui sautons au cou. Merci ! elle vient de nous tirer d’un beau cul-de-sac. À nous, la Mongolie !
Trois humains, deux vélos, une montagne d’affaires diverses, et 24 h devant nous, serrés dans une petite voiture. C’est nous. Ce n’est pas comme on l’avait imaginé, mais nous nous dirigeons vers la Mongolie. Avant, il nous faut traverser l’Altaï russe, région rayonnante et radieuse dont nous connaissons les légendes et les chants lointains. Nos visas transit sont dans nos poches, c’est donc en confiance que nous arrivons devant la frontière russe.
Nurlan laisse la voiture, et nous allons tous trois vers la frontière pédestre. Nurlan passe. Les gardes regardent nos visas transit. Nos passeports. Nos visas transit. Ils nous regardent un a une longuement… avec des yeux appuyés et inquisiteurs. « Vous ! Asseyez-vous et attendez. »
On attend.
On veut nous poser quelques questions.
Jaroslav est appelé en premier. On le fait entrer dans un bureau, et asseoir sous le portrait de Vladimir Poutine. Comme la chaise est un peu loin du bureau derrière lequel s’est assis le garde intimidant et sévère qui va l’interroger, Jaroslav avance sa chaise d’un geste. Le gendarme fait un bond spectaculaire, les mains en avant pour se protéger : ne vous approchez pas ! crie-t-il vers Jaroslav, et restez où vous êtes !
Jaroslav est tout refroidi, et s’assied bien sagement à une distance plus que respectable du garde-frontière. Celui-ci parle anglais, et commence son interrogatoire. Où allez-vous ? D’où venez-vous ? Le but de votre voyage ? Avez-vous frères, sœurs, parents ? Quelle est leur profession respective ? Quelle est l’adresse de leur domicile ? Vos études ? Votre profession ? Et puis, peu à peu, les questions se resserrent… que pense votre pays de la situation entre la Russie et l’Ukraine ?
Excusez-nous, mais là, on ne suit plus ! entre la Russie et qui ? Ah ! Non, aucune idée. Moi ? Je ne lis pas les journaux, je ne suis pas la politique…
Ensuite, c’est au tour de Zoé. Pendant ce temps, Jaroslav est retenu devant la porte. Deux heures plus tard, on nous prend un par une en photo devant un mur blanc sous le regard glacial des gardes-frontières. « Ce sera tout ! » dit le gendarme en nous tendant nos passeports, et profitez bien de votre séjour, dit-il d’un regard ironique. Nurlan est là, dans la nuit qui est tombée. Il vient vers nous, soulagé, et comme nous sommes heureux de le voir ! Nous nous engouffrons dans la voiture, et commençons le périple. Nurlan fera une sieste — une seule ! — dans les 24heures qui suivront. Nous tentons de garder l’œil ouvert, rien que pour respirer consciencieusement l’air de l’Altaï… mais le sommeil nous surprend !
Le lendemain, à midi, on s’arrête dans une petite cantine russe. Un sentiment étrange s’empare de nous : nous sommes en Russie, la grande, l’impériale Russie ! avec tout ce qu’on lit dans les journaux… et en plus, nous ne sommes pas très loin de la résidence privée de Poutine découverte par Navalny…
Bon, en fait, tout le monde est kazakh, ou plutôt, kazakh-altaïen. Ou encore Altaïen, simplement. On en profite pour faire un petit tour, il pleut, et les gouttes réveillent nos corps endoloris… et là, derrière la cantine, il y a une petite yourte de bois d’où de la fumée s’échappe. Nous ne résistons pas, et entrons par la porte ouverte. Une femme aux visages sillonnés de rides nous accueille en nous prenant les mains tour à tour. Elle nous regarde attentivement, semble jauger nos présences de ses yeux bleus et brillants, puis déroule devant nous une grande tenture de laine feutrée.
Grâce à de la laine teinte, elle y a dessiné des formes de toutes sortes, et peu à peu nous y voyons les montagnes de l’Altaï, et ses rivières en filets bleus. Un arc-en-ciel, un soleil jaune et central, des humains en cercle, des chevaux. Des lapins. Elle lance quelques plantes sèches dans le feu, et nous montre l’arc-en-ciel. Ensuite, elle sort d’une petite armoire des papiers poussiéreux. Devant nous, elle pose un journal, et l’ouvre sur un article avec des photos d’une cérémonie chamanique. On la voit, elle, avec d’autres personnes, en cercle autour d’un Ovoo — une pile de roc et de bâtons de bois, avec des bandes de soie bleues et blanches, c’est un monument pour les esprits des montagnes et du ciel. Elle ferme les yeux.
La sérénité nous gagne, et il nous semble repartir avec un peu de chance et de mystère qu’elle nous a communiqués. Nous traversons l’Altai, et l’Altai nous traverse.
Le vert ruisselant d’humidité des montagnes et des arbres immenses nous étourdit. Nous avons l’impression de traverser le centre de l’univers. Est-ce grâce aux légendes qui nous précèdent et dont nous avons eu vent jusqu’en Europe ?
Mais voilà que s’approche la frontière mongole. Cette fois, nous la passons sans entraves…
Après 30 kilomètres de vallées désertes, un container et quelques yourtes apparaissent. Nurlan s’arrête pour manger. Des raviolis de moutons… l’odeur nous saute au visage, après 24 h dans une voiture, nous ne pouvons rien avaler, et les mouches vrombissent à tue-tête autour de nous. Il pleut, et là, il fait froid. Des buses énormes nous tournent autour — nous sommes la viande fraîchement arrivée sur le territoire. Et nous sautons de joie ! nous voilà en Mongolie !
A bientôt, dans quelques coups de pédales !
Crédits photo : Zoé David-Rigot et Jaroslav Kocourek / ActuaLitté, CC BY-SA 2.0
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Par Auteur invité
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