Quelques jours après la présentation du rapport de la commission IA au Président de la République, qui en salue les recommandations prônant le tout-IA dans de nombreux domaines, le collectif En Chair et en Os, « pour une traduction humaine », s'adresse aujourd'hui à toute l'édition, et appelle le monde du livre et de la culture à se mobiliser pour préserver le geste humain, sans céder au technosolutionnisme.
Le 18/03/2024 à 11:42 par Auteur invité
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18/03/2024 à 11:42
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Le collectif En Chair et en Os est constitué de dizaines de traductrices et traducteurs de l’édition et du monde de l’audiovisuel. Il s’est monté en septembre 2023, avec en principale revendication « une traduction humaine ». Leur tribune est ici proposée en intégralité.
Nous, traductrices et traducteurs du collectif En Chair et En Os, vous écrivons aujourd'hui pour solidifier les liens essentiels qui font de nous des partenaires : nous devons nous fédérer dès que possible contre la généralisation de l'IAG (intelligence artificielle générative) dans l'édition. Il en va de l'avenir de nos professions respectives et des objets si importants que nous fabriquons ensemble : les livres. Et ce, tous genres et domaines confondus : des ouvrages pratiques aux chefs-d’œuvre de la littérature, de la poésie aux mangas, en passant par les manuels scolaires et les sciences humaines et sociales.
Remise en contexte de notre existence et de nos actions. En septembre 2023, un groupe de traductrices et de traducteurs crée le collectif En Chair et En Os pour alerter sur l’usage de l’intelligence artificielle générative dans la traduction, et plus largement dans les domaines de la création.
Notre tribune en défense de la traduction humaine a été publiée le 3 octobre 2023 dans Libération, et signée à ce jour par plus de 5000 personnes, dont de nombreuses personnalités du monde de la culture, de la littérature et du cinéma, en France ou à l’étranger (Annie Ernaux, Marie NDiaye, Luc Dardenne, Nancy Huston, Nicolas Mathieu, Alexis Michalik, Michel Bussi, Cristian Mungiu, Chimamanda Ngozi Adichie, Olga Tokarczuk, J.M.G. Le Clézio, Aaron Sorkin, Deborah Levy, Leïla Slimani...). Les écrivaines et écrivains, celles et ceux notamment que nous traduisons, ont ainsi largement répondu présents pour soutenir la traduction et la création humaines.
Que vous travailliez dans l'édition indépendante ou dans les grands groupes, le soutien de votre profession est déterminant. Éditrices et éditeurs, vous avez été un certain nombre à entendre notre appel et à nous apporter votre soutien ; nous vous en remercions chaleureusement. Depuis cet automne, le collectif poursuit ses actions et, avec les moyens qui sont les nôtres, nous continuons d'alerter – des pouvoirs publics aux lecteurs – sur la généralisation de l'IAG dans la culture et la nécessité d’en déserter l’usage.
Le chemin est long, lent, mais la prise de conscience est de plus en plus forte et les relais nombreux, sur notre territoire comme à l'étranger. Il est temps pour nous toutes et tous, éditeurs et traducteurs, qui par notre travail œuvrons à l'existence de la culture, à sa préservation, à sa circulation et à sa diversité, de comprendre que nous sommes face à un défi commun qui appelle une résistance concertée de tous les acteurs du secteur.
Comme nous l’exposions dans notre tribune, et continuons de le faire dans nos prises de parole et de clavier, l’usage de l’IAG en traduction et son absence totale d’encadrement législatif est d'ores et déjà un problème concret dans nos métiers et dans leurs conditions d'exercice. Mais, plus largement, l’IAG est une menace immédiate pour toutes les disciplines de la culture : traduction littéraire, création de contenus textuels et visuels, etc. Cette technologie nous éloigne des livres.
La « post- édition » est une pratique qui ne doit pas se généraliser, y compris pour des ouvrages dont la langue est dite « calibrée » : aucun gain de temps pour qui que ce soit, employeurs comme travailleurs (les premières études en ce sens le prouvent largement), dépossession de notre intimité avec les textes et les œuvres, recul plus que préoccupant des conditions de travail, raccourcissement des délais inacceptable et non pris en compte dans la rémunération.
« Post-éditer », c'est en outre délocaliser les emplois, ce n'est ni plus ni moins que du dumping social. Utiliser l'IAG pour produire des textes ou en pré-traduire d’autres (avec ChatGPT, DeepL, etc.) revient très concrètement à accepter qu'une partie de la production littéraire soit délocalisée et repose sur des « tâcherons du clic ». L'IAG n'opère aucune magie : elle dépend de l'exploitation de micro-travailleurs sous-payés aux quatre coins du monde.
Chers éditeurs et chères éditrices, vous le savez, lorsque vous publiez de la littérature traduite, de même que vous nous êtes essentiels pour que nos œuvres existent et soient lues, les traducteurs et traductrices vous sont indispensables. Malgré notre précarité socio-économique qui empire chaque jour, nous mettons tout notre cœur, notre esprit et notre temps à traduire les œuvres que vous désirez faire exister en français.
Nous vous apportons notre œil expert, une connaissance fine de nos domaines linguistiques, notre passion pour les textes, notre capacité à les découvrir et à vous les proposer. La vitalité des littératures traduites en France se nourrit ainsi de nos savoir-faire conjugués, de ce que nos métiers respectifs ont de profondément humain. Les relations interpersonnelles que nous tissons avec vous et renforçons autour du travail sur chaque texte sont au cœur de notre ouvrage commun : nous œuvrons ensemble au service des textes.
Ce qui menace les traducteurs et les écrivains menace aussi les éditeurs : que restera-t-il du métier éditorial si les tâches de rédaction, de correction, de choix de textes sont déléguées à la machine ? Comment les maisons d'édition resteront-elles viables face à la prolifération de textes générés et diffusés à bas coût par des entreprises qui n’effectuent même pas de travail éditorial ? Aujourd'hui, face à l'IAG, nous devons absolument nous ressouder, faire corps pour ne pas accepter cette délégation généralisée de la pensée et de la création, non pas aux machines, mais à ceux qui les développent pour en tirer profit sans nous.
Le silence et l'opacité qui entourent l'IAG ne peuvent à terme que nuire aux personnes qui en subiront les effets. Si nous ne réagissons pas, ce sont nos métiers – tous nos métiers, et tout le secteur éditorial – qui en pâtiront. Faisons en sorte que l'édition française et francophone soit le fer de lance d’une résistance intellectuelle indispensable.
Ensemble. Exprimons notre refus de cette technologie qui déshumanise nos professions, et place à terme les livres dans une logique aberrante : ceux qui seraient dignes du geste humain, et ceux qui en seraient indignes.
N'abdiquons pas nos savoir-faire respectifs, ne renonçons pas à l'ADN de nos métiers du texte, ne mettons pas en danger toute la chaîne du livre. Refusons la division des tâches, l'atomisation du monde du livre et de la culture.
Faisons collectivement le choix responsable de ne pas capituler face aux discours qui présentent l'IAG comme un progrès inéluctable – ce n'est ni une vérité, ni une avancée, ni une fatalité.
- Signer et diffuser notre appel si vous ne l'avez pas encore fait à cette adresse ;
- prendre publiquement la parole pour exprimer votre refus d'utiliser cette technologie qui nous est inutile et appauvrit nos métiers, qui ne sont ni « répétitifs » ni « ennuyeux » ;
- insérer dans les contrats que vous signez (cessions de droits à l'étranger, contrats d'auteur, de traduction...) des clauses de protection mutuelle contre l'usage de l'IAG, et contre la fouille automatique des textes que vous publiez (exception TDM). Vous pouvez vous inspirer des clauses 1.2 et 10 du contrat de traduction proposé par l'ATLF.
- refuser d'utiliser l'IA pour : faire pré-traduire des textes et imposer la post-édition ; vous faire une opinion première sur un texte dont vous ne lisez pas la langue ; pour vos argumentaires, vos quatrièmes de couverture, vos documents promotionnels, etc. ;
- vous informer et alerter sur les expérimentations en cours dans l'édition, souvent menées sans en informer ni consulter les salarié·es, et encore moins les auteur·ices, dont nous faisons partie.
Crédits photo : JuliusH CC 0
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
14 Commentaires
Michel
18/03/2024 à 21:33
Allez, on se calme et on se fait un petit jeu !...
IA vs Homme (les femmes peuvent aussi concourir)...
Traduction de Capitalism, Socialism and Democracy. Le célèbre ouvrage de Schumpeter, celui qui parle de destruction créatrice.
A vos marques !...
Necroko
19/03/2024 à 05:15
autant je préfèrerais garder des traducteurs humains, j'espère qu'ils vont pas nous pondre un label à poser sur les Mangas et les Comics pour les défigurer.
Véronique
19/03/2024 à 07:53
ChatGPT utilise en une journée autant d’énergie que 100 000 maisons (foyers) aux Etats Unis. Et il n’est pas la seule IA active.
L’énergie utilisée par le cerveau humain pour traduire est beaucoup moins coûteuse pour l’environnement.
Il faut que les éditeurs voient plus loin que leur marge annuelle.
Michel
19/03/2024 à 09:21
J'ai lu aussi 17000 et non 100000. Peut-être faudrait-il demander à une IA qu'elle est la vraie valeur.
D'un autre côté, combien de centrales nucléaires pour Internet, les véhicules électriques ou les frigos ?
Le progrès technique, la connaissance exigent de l'énergie.
Récemment deux nouveaux antibiotiques prometteurs ont été découverts par une IA.
Et si demain l'IA découvrait le remède à de nombreux cancers ?
Au lieu de croire que l'IA, comme jadis le train, va faire tourner le lait des vaches, il est temps d'accepter, de préférence avec enthousiasme, ce nouvel outil.
On ne pourra plus faire sans. Et les pays, les entreprises, les gens qui oseraient faire sans seront les dindons de la farce.
Il y a sans doute des choses plus intelligentes à faire que traduire des livres, pour l'Homme. Le seul risque est qu'Il perde toute volonté d'apprendre une langue, comme la calculette éloigne du calcul mental.
On est au bord d'une nouvelle frontière, d'un nouveau champ du savoir.
La tentation de la décroissance n'est pas une option.
Trad
19/03/2024 à 14:25
"Il y a sans doute des choses plus intelligentes à faire que traduire des livres, pour l'Homme."
Les traducteurs et traductrices vous remercient. Ils vont essayer de penser à faire des choses plus intelligentes que leur métier débile.
Michel
19/03/2024 à 15:46
Ce sal... de Gutenberg a mis au chômage les copistes.
L'automobile a précipité la mort des cochers.
Le palais Brongniart est devenu un lieu de réception.
Etc.
De biens nobles métiers devenus inutiles.
C'est ainsi.
"Le temps est le maître absolu des hommes ; il est tout à la fois leur créateur et leur tombe, il leur donne ce qu'il lui plaît et non ce qu'ils demandent." (Shakespeare)
Jess leroy
19/03/2024 à 12:11
Michel le perspicace a encore frappé, sa lucidité nous terrasse, son objectivité nous aveugle, l'enfilage de perles se mesure en degré de bêtise propagée en toute innocence.
Michel
19/03/2024 à 12:55
Contra factum non datur argumentum
😘
Jess Leroy
20/03/2024 à 15:22
because you are fat
kolin
19/03/2024 à 13:47
je signe entièrement d'accord avec vous
Rose
25/03/2024 à 06:57
L'IA ne devrait pas approcher la culture, qu'elle reste dans le technique, car les programmeurs avec 0 et 1 et des "Si ... Alors", on ne va pas bien loin ; c'est plat.
Les traducteurs humains sont indispensables, le monde est plus grand avec eux sans le barrage de la langue. Nos traducteurs ont l'imagination, l'humour, la subtilité, la tendresse, des tournures de phrases jubilatoires, on devrait leur donner des millions tellement on a besoin d'eux pour lire. Alors, on ne touche pas à nos traducteurs, hein !
Aradigme
10/04/2024 à 14:46
Bonjour Rose,
Les traducteurs demeureront en place tant qu'ils feront mieux et moins cher que l'IA... C'est aussi simple que cela.
Salutations
Aradigme
Rose
11/04/2024 à 07:02
Bonjour Aradigme,
Les humains feront toujours mieux que les machines, la ferraille hein ! surtout intellectuellement. L'IA coûte cher en énergie, le cerveau humain pas du tout, donc les traducteurs devraient avoir des salaires convenables et ce n'est pas simple ; je refuse définitivement l'injustice des rémunérations dans cette société surtout avec cette glissade vers l'incompétence, valorisée par des salaires indécents et il y en a beaucoup par ici, en ce moment.
Rose
11/04/2024 à 07:05
Il est tôt, salutations également.
Rose