RENCONTRE - Il nous avait reçus pour évoquer son travail de directeur de collection chez Albin Michel Jeunesse. Et bien évidemment, entourés de livres, de statuettes, de lithographies, d'esquisses, autour d’une théière, l’entretien a digressé, bifurqué sur des chemins de traverse, entre papiers et inspirations diverses, nouvelles technologies et écriture, enfance et découpes laser, projets (on ne vous dévoilera rien) et souvenirs... Conversation avec Benjamin Lacombe, parmi les plus (mé)connus des illustrateurs français.
Le 18/01/2020 à 14:14 par Christine Barros
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18/01/2020 à 14:14
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Benjamin Lacombe : Je ne suis pas du genre à aller vers le confort, ce que je veux essayer d'exprimer est primordial. Bien sûr que techniquement je peux dessiner de manière très légère, en trois traits, et j'adore cela chez les autres : je suis un immense admirateur de Sempe, abasourdi par son art. Mais si je me mettais à faire cela, ce serait du Sempé, ce ne serait pas moi !
J’aime aussi, ou malgré tout, des choses plus poussées : les primitifs flamands, le quattrocento, la Renaissance italienne, Léonard de Vinci, les ombres, le volume, les sfumato, qui ne sont pas les plus faciles ou accessibles techniquement parlant. La facilité ne m'intéresse pas.
J'aime aussi me challenger : ce qui m'excite lorsque je démarre un livre c'est aussi me dire à chaque fois « je veux absolument qu'il soit meilleur que les autres », comme le raconte Françoise dans la préface de Curiosities (Artbook publié par les éditions Daniel Maghen, dont Françoise Mateu, directrice éditoriale au Seuil Jeunesse, décédée en 2018, a signé la préface, NDLR)
J’ai aussi besoin de créer, je me pose des défis techniques qui m'excitent complètement. (NDLR : là nous sommes obligés de garder le secret sur son prochain projet, mais l’enthousiasme et la persuasion dont il use pour nous en parler est absolument fascinante…). Je ne sais souvent pas à ce stade là si l’on réussira, mais c’est aussi cela qui m’intéresse ! Je fais des croquis, des recherches techniques, je cherche le bon papier, celui qui fera le bon « bruit »… La phase de recherche est passionnante, et c'est aussi le moment où l'éditeur et les équipes techniques s'arrachent les cheveux…
Dans un premier temps, je ne me pose aucun frein technique, après le réel arrive : je dois placer cette planche en milieu de cahier, ne pas démultiplier les coûts, pour que le livre ne soit pas à 40 euros. Il y a le rêve (j'aime bien les gardes un peu précieuses, et j'aimerais un papier léger, comme ce papier japonais arachnéen…) Et l’on va devoir éliminer des choses, pour atteindre un prix raisonnable.
Dans Histoires de fantômes du Japon (récemment paru chez Soleil, qu’il a eu l’extrême gentillesse de nous offrir, NDLR) par exemple, le calque "incarnait" les fantômes. À la fin de ce livre, il y a cette phrase tellement importante : « La vie est un sommeil et la mort est le temps du réveil, l'homme marche entre l'un et l'autre comme un fantôme. » Cela résume exactement tout le livre, le calque marque cette apparition fantômatique. On ne tourne pas la page de calque de la même manière, elle marque un tempo, induit une délicatesse dans la manipulation.
C’est à cela que l’on réfléchit dès le début, après le réel apparaît. Je ne veux pas faire de livre à 50 euros, il faut aussi pouvoir s'adresser au public, ne pas s'en couper. Trente euros, il faut déjà qu'ils m’aiment ! Et j’adore les beaux livres !
Benjamin Lacombe : Je réfléchis aux projets vraiment en amont : j'ai de quoi remplir hypothétiquement les cinq ou six prochaines années. Mais les choses bougent, et de nouvelles idées viennent parfois tout bousculer.
Le temps de gestation permet d'intégrer la matière : je vais faire des expos liées au projet, des photos, prévoir des voyages, accumuler des livres, de la documentation, ces années nourrissent ma banque de données interne. Si bien que, lorsque le projet débute, je suis vraiment prêt.
J'aime que cela mûrisse, les livres, leur construction, mettent parfois des années : Frida par exemple (sur un texte de Sébastien Pérez, chez Albin Michel Jeunesse, NDLR), j'ai mis quatre ans à en trouver la forme. Je savais ce que je ne voulais pas que le livre soit, mais je n’arrivais pour autant pas à définir comment il devait être. II a fallu plusieurs voyages au Mexique, lors de tournées avec mon éditeur espagnol. À la Casa Azul, je passe devant une poupée de papier mâché que Frida avait fait d'elle-même, un autoportrait où l'on voyait sa cage thoracique éventrée et un cœur, et j'ai compris que c'était cela, il fallait rentrer à l'intérieur. Il fallait que ce soit ce jour-là, ce moment-là, cet objet-là, cet endroit-là.
Benjamin Lacombe : Graphiquement non, je suis un éternel insatisfait, je ne me surprends malheureusement pas : j'aimerais m'étonner de la bonne manière, mais cela n'arrive jamais ! J'ai généralement une idée, une image, et j'essaie de pousser mon travail jusqu'à ce que ce soit au plus proche.
En revanche je me surprends sur des idées : sur Alice aux pays des merveilles (éditions Soleil, NDLR) par exemple, j'étais très heureux d'avoir trouvé. Depuis 150 ans que ce texte existe, personne n'avait jamais eu l'idée, parmi les milliers de versions, de faire des rabats pour que le livre grandisse et rapetisse comme Alice. Cela ne paraît rien, mais c'est formidable de se dire que l'on peut encore apporter des choses à un texte mille fois illustré !
Ou alors les sujets : Frida, j'ai mis presque quatre ans. Il n'y avait absolument pas de débat sur #metoo à ce moment-là, de besoin de figure féminine forte comme maintenant. Dans le rayon jeunesse des librairies, il y avait très très peu de titres sur elle, et je pense avoir eu l'intelligence du sujet. Deux ans après ce fut la déferlante et l'on ne compte plus le nombre de titres qui parlent d'elle.
Benjamin Lacombe : Cela ne me dérange pas du tout, pour moi je m'exprime à travers le dessin. Et parfois aussi, la fabrication, la typo, une affiche, parfois la scénographie. J’utilise différents media pour m'exprimer, l'illustration en fait partie, c'en est la colonne vertébrale.
Je viens par exemple de finir la bande annonce des Fantômes. On a bossé l'animation, j'ai fait la mise en scène, préparé les musiques, j'ai fait un travail de réalisation. Mais c'est toujours le même but, donner envie de découvrir une histoire, exprimer un sentiment que j'ai en moi, en trouvant le meilleur moyen pour le véhiculer.
Benjamin Lacombe : J'ai écrit près de 15 livres ! Au début, j'ai commencé à écrire parce que je n'avais pas d'auteurs qui développaient l'univers que je voulais, et je ne voyais pas de livres proches des livres que je voulais faire.
Au moment où Les Amants papillons (Paru chez Seuil Jeunesse, NDLR) sont sortis, un livre qui finit mal, où les deux personnages meurent, impossible de trouver un Romeo et Juliette dramatique en jeunesse ! Il n'y en avait pas, en tous les cas à ce moment-là ! C'est pour cela que j'avais besoin de les écrire !
Depuis cela a changé, mais ils étaient alors très rares : François Roca et Fred Bernard qui ont signé Jésus Betz (chez Seuil Jeunesse, NDLR), un album vraiment important pour moi, étaient des ovnis, même quelqu'un comme Rascal n'en faisait pas du tout à l'époque !
Un livre comme Frida (texte de Sébastien Pérez, Albin Michel Jeunesse, NDLR), je craignais de l’écrire moi-même : va-t-il devenir trop cathartique, le public va-t-il comprendre, vais-je être intelligible, cela ne va-t-il pas seulement devenir mon livre à moi, pour moi ?
C'est là que la collaboration de Sébastien Perez est précieuse. Il trouve les mots que je n'oserais pas écrire. Il est à la fois très différent de moi, et en même temps l'auteur dont je me sens le plus proche . C'est pourquoi nous collaborons si régulièrement ensemble.
Dans Madame Butterfly (chez Seuil Jeunesse, NDLR), dont j’ai adapté le texte, tout le monde n’a vu que le dessin... Il est très difficile d'être reconnu à la fois comme auteur et illustrateur, il y a un besoin de cataloguer…
Et ces dernières années, j'ai moins ressenti le besoin d'écrire, même si je travaille sur un scenario pour une BD avec Marco Mazzoni, qu’il faut que je finisse Léonard et Salaï…
Benjamin Lacombe : Lorsque l'on crée en même temps, en collaboration (et quand on écrit soi-même le texte, c'est encore pire !) on peut vraiment jouer du rapport texte image, jouer de l'ellipse dans le texte, que l'image vient combler, donc on peut créer un rapport texte image sur mesure.
Quand on n'écrit pas le texte, qu’on ne peut pas le toucher, il faut parvenir à illustrer sans paraphraser, tout en respectant le texte, et en amener une autre lecture.
Un livre il y a ce que l'on met dedans au départ et ce qu'il devient : il n'y a pas de bonne ou de mauvaise interprétation.
Pour Les contes silencieux (pop-up paru chez Albin Michel Jeunesse, NDLR), au départ je voulais "des tableaux en volume", et le propre d'un tableau est de ne pas raconter d’histoire. Et ensuite, je me suis ensuite dit que c’étaient des contes que l'on pouvait aborder avec des volumes. Les deux entrées sont possibles, même pour moi. L’idée est de faire resurgir en volume la thématique profonde des contes.
Et après cela ne nous appartient plus : que ce soient les interprétations que l'on fait d'un livre ou à qui l'on s'adresse. Je me souviens de Frida, livre sur la résilience, et le sentiment de se transcender, d'être un artiste, faire de douleurs ou d'éléments de la vie une œuvre. Certains s'en sont emparés comme un texte sur la résilience justement, le courage, et j'ai eu des tout-petits qui trouvaient rigolotes les couleurs ! Tout est possible ! À partir du moment où les parents accompagnent les petits, tout fonctionne.
Benjamin Lacombe : Pour Frida, à six ans, oui je crois, oui ! (rire complice) Un tel livre à clés, si on laisse l’enfant face à cette inconnue, cette abstraction, cela peut être terrifiant pour lui. Et c’est le rôle des parents d’être là et de l’accompagner.
L’objet livre impose un tempo, une pause, un calme durant lequel l’on donne du temps à une histoire.
Benjamin Lacombe : Si je prends l’exemple de Blanche Neige, à part les images narratives en noir et blanc, je n’ai travaillé toutes les images en couleur qu'en métaphores visuelles.
Les générations actuelles y sont beaucoup plus sensibles et ont un sens naturel de ce que raconte une image et de sa construction, un sens incroyable. La culture visuelle de mes sept neveux et nièces, celles des enfants que je croise est hallucinante ! Ils créent eux-mêmes des images et du contenu pour Instagram, pour Facebook, ils mettent en scène leur vie, comprennent l'importance d'un cadre, d'une lumière. Ou encore les processus que l'on peut mettre en œuvre pour nous amener à penser ou ressentir de telle ou telle façon, pour valoriser ou pas un personnage, toutes ces choses auxquelles on ne prêtait pas attention.
Et quand on leur amène une narration graphique, ils sont capables d'en comprendre toutes les subtilités, même si ce n'est pas formalisé intellectuellement, leur ressenti est très profond.
Benjamin Lacombe : Nous avons abordé la technique HUV à propos du Peau d’Âne d’Alessandra Maria, et Cécile Roumiguière, mais la découpe laser par exemple est devenue très à la mode. C'est à celui qui fera le livre avec le plus de découpes…
J'ai été le premier à l'utiliser en 2007, pour les Amants papillons, avec une garde ajourée, pour laquelle on avait même déposé un brevet de deux ans, dont tout le monde s'est ensuite emparé. Cela m'a permis de faire cette porte du jardin intérieur japonais, qui est la porte la plus secrète. Juste une garde, sur du noir, quelque chose de très discret, pas ostentatoire, mais qui narrativement a du sens : elle nous fait entrer dans l'intimité du personnage !
La technologie doit être au service du sens de l'histoire ; si elle n'est là que pour faire la maligne, cela peut être spectaculaire, certes, mais cela reste du cirque, de la démonstration. Si elle est au service de l’histoire, intégrée à la narration, on touche alors à l'émotion, à quelque chose qui transcende la technique.
En ce moment, je fais des spectacles live, des concerts dessinés. Le dernier était autour de Carmen : il y avait des danseurs, des projections... j'adore me servir du dessin et de la technologie pour créer de nouvelles émotions.
Je voudrais revenir aux premières émotions d'enfants, quand on se promène pour la première fois dans une forêt par exemple, ou que l’on a peur, que l’on se sent triste ou émerveillé.
Benjamin Lacombe : Bien au contraire, le problème est le temps ! D'où Alice sans doute, d'où le fait que je dessine le lapin blanc depuis toutes ces années, je suis tout le temps en retard !
J'ai un rapport au temps terrible, même quand j'essaie de contrer les choses ! C’est maladif, j'ai besoin de mettre en urgence, en danger. À ma décharge, je ne suis pas le seul dans ce cas-là ! Est-ce lié à l'acte de création, à la peur de mal faire ? On s'oblige à être obligé, à ne plus se poser de question et y aller. Je vais jusqu'à l'extrême limite, j'ai souvent les meilleures idées à ce moment-là, quand tout se met en place, comme un coffre-fort dont on tourne les rouages qui soudain l'ouvrent.
Ça me gâche un peu la vie, toutes mes vacances y passent, il faut bien rattraper le temps perdu !
Benjamin Lacombe : Comme c'est difficile… Je ne sais pas si je dirais quoi que ce soit : dire quelque chose, cela changerait le cours du destin, même s’il y a eu des peines, des pertes de toutes façons inéluctables, dont Françoise qui me manque beaucoup, je crois que je n'aurais pas voulu vivre ma vie différemment.
Ma mère a retrouvé récemment de vieilles photos, et ce qui m'a frappé, c'est combien on ne se souvient absolument pas de tellement de moments. Alors je crois que j'observerais plus, mieux, tout le temps !
Et ce petit garçon a toujours voulu dessiner ?
Benjamin Lacombe : Ce n'est pas une question de don, mais d'observation. C'est un besoin pour moi, c'est un métier tout autant qu'un besoin.
Souvent, je le répète, mais lorsque l'on va dans les petites classes, ils dessinent bien, tous ! Il n'y a pas d'inhibition, ils osent, chacun avec son style, ils ont tous des capacités. Et pour tous, au bout d'un moment, ces possibilités s’éteignent, par l'éducation. Ce n'est pas valorisant de dessiner : les mathématiques, le français sont plus importants. On déconnecte l'observation, le regard, de la main, comme si ces deux entités n'avaient rien à voir.
Or il y a tellement à faire avec un langage dessiné !
Je pense que nous arrivons à un moment à la fois terrifiant, une phase d'extinction, avec en même temps une vraie volonté de changer les choses, de redéfinir les contours de notre monde.
Il nous faut redessiner le monde !
[ NDLR : Mille mercis à Benjamin Lacombe pour sa simplicité, son accueil et sa généreuse patience... ]
2 Commentaires
Henri
18/01/2020 à 21:38
"Mille mercis à Benjamin Lacombe pour sa simplicité, son accueil et sa généreuse patience..."
Tout le contraire de quand il est en dédicace en somme.
lisabeth
12/12/2021 à 01:16
Ce serait sympa d'argumenter un peu plus votre commentaire, car c'est bien dommage de poster un commentaire comme celui-là, qui tend à baisser l'image de cet artiste, et n'absolument rien expliquer ou même apporter de nouveau.
Quelle a été votre réelle expérience? Vous vous contentez de dire ça, mais sans nous expliquer, cela n'aide pas à la crédibilité, même si votre vécu est réel.
Mais quand on enfonce quelqu'un pour des raisons réelles, il faut au moins expliquer un peu plus que de juste balancer une phrase, sans même que l'on puisse comprendre le pourquoi du comment.
Ce n'est pas très juste et ne donne pas l'opportunité au lecteur de se faire une réelle idée de la situation.
De plus un artiste peut avoir passer une mauvaise journée, ou être très sollicité, donc il se peut qu'il que son humeur n'ait pas été la même avec vous, c'est tellement difficile de juger une personne sur un moment de vie de 2 min. Mais si vous nous expliqueriez, au moins on pourrait comprendre!