Aurélie Tramier s’est hissée jusqu’en finale de la dernière édition du Prix Maison de la Presse. Une récompense tournée vers la littérature populaire et résolument romanesque, parfaitement en phase avec son dernier roman, Bien-Aimée, publié à La Belle Étoile. Il raconte un camp français peu connu de la Seconde Guerre mondiale, à l’histoire extraordinaire : d’abord destiné à l'internement d'Allemands comme Max Ernst, l'ancienne tuilerie devint à la défaite française, une étape avant Auschwitz…
Le 21/05/2024 à 15:45 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
21/05/2024 à 15:45
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L’Aixoise Aurélie Tramier a découvert un pan important et tragique de l’histoire de ses terres provençales, à l’occasion de l’écriture de ce roman : « Pour ceux de ma génération, le camp n’existait pas. Le Mémorial date de 2012 seulement. J’étais baptisée à l'église des Milles, à 3 minutes à pied. Je passais tous les dimanches devant cette tuilerie, sans rien connaître de son passif. Toute ma génération a grandi dans l'ignorance de ce qui s'était réellement passé là. Mes grands-parents, qui vivaient à Marseille, n'avaient pas grand-chose à dire sur le sujet, à la suite de ce silence général autour de cette période sombre », décrit-elle
Et de continuer : « Après la guerre, elle a repris ses activités comme si rien ne s'était passé, fonctionnant ainsi jusqu'en 2006. Les dessins et graffitis laissés sur les murs par des artistes comme Max Ernst, ont joué un rôle crucial dans la préservation du site, devenu historique.» Ce n'est qu'en 1995 qu’un premier film sur le sujet a été réalisé, Les Milles, avec Jean Pierre Marielle, Philippe Noiret et Kristin Scott Thomas, qui se concentrait uniquement sur la période d'internement des artistes et figures scientifiques, et la manière dont le commandant du camp les a aidés à fuir.
Celle qui vit à Munich depuis plusieurs années a d’abord souhaité travailler sur le thème des franco-allemands : « Un garçon a raconté dans la classe de mon fils que dans son grenier, il y a deux casques, l'un sans pointe et l'autre à pointe, qui appartenaient à ses arrière-arrière-grands-pères, tous deux morts à Verdun. Cette histoire a été l'élément déclencheur qui m’a poussée à explorer davantage cette période de l'histoire », nous confie la romancière. Son projet était aussi d’écrire un livre où figureraient ses deux villes de cœur, Aix-en-Provence et Munich. Son roman finit dans la grande ville de Bavière, après un dernier passage décisif par le Camp des Milles.
Dans sa quête pour trouver la bonne histoire pour raconter la Grande Guerre, la romancière décide un jour de situer son roman dans le village d'Aiguille, dans les Hautes-Alpes. En tapant « Aiguille 1ère GM » dans son moteur de recherche, elle tombe sur des références au Camp des Milles, de la Seconde Guerre mondiale… Intriguée, elle se laisse guider vers le site internet du camp, où elle découvre d'abord sur cet épisode peu connu des artistes allemands internés, idéal pour raconter la relation franco-allemande avec nuance et sans manichéisme.
En continuant sa recherche, elle se confronte alors à l'histoire de la Shoah : « Une vague de colère m’a alors submergée. Pourquoi ne nous avait-on pas parlé de tout ça ? J’ai d’abord rejeté cette dimension pour me concentrer exclusivement sur la partie des intellectuels allemands. » Elle appelle le Mémorial du Camp des Milles pour organiser une visite, et discuter de son projet de roman. Par un heureux hasard, on lui apprend que toute l'équipe du camp se trouve à Munich cette semaine.
Elle se rend à l'Institut français de Munich, où elle rencontre notamment le Président-Fondateur de la Fondation du Camp des Milles, Alain Chouraqui. Lorsqu'elle lui explique son intention de se concentrer sur les intellectuels, il lui rétorque que son récit doit impérativement aborder les déportations pour véritablement avoir du sens : « Après avoir réfléchi, je me suis mise à écrire et les mots sont venus tout seuls. La partie sur les déportations est devenue l'élément le plus important de mon récit. Je sentais que c'était essentiel pour informer ma génération ainsi que les suivantes. L'idée que je devais transmettre cette histoire précise, dans la mesure du possible, pour racheter ce silence inexpliqué. »
Le Camp des Milles a fonctionné durant trois ans, de septembre 1939 à fin 1942, date qui correspond à la fin de la zone libre en France. Il était situé dans une ancienne tuilerie qui avait cessé ses activités en 1938. Elle a été réquisitionnée principalement pour la détention des réfugiés allemands arrivés dans les années 1930, dont une grande partie s'était établie dans le Sud-Est de la France, beaucoup à Sanary-sur-Mer. Thomas Mann s'y était installé brièvement, inspirant ses compatriotes. Près de 500 Allemands résidaient alors dans ce village de 4000 habitants…
À partir de septembre 1939 et le déclenchement de la guerre, jusqu’en juin 1940, le camp était destiné à l'internement des « sujets ennemis », soit les ressortissants du Reich, sur décision du gouvernement français. Un paradoxe pour ces étrangers qui étaient parfois de fervents antifascistes ayant fui le nazisme pour trouver refuge en France. Dans un climat de xénophobie, ils sont placés dans des conditions de vie difficiles : des bâtiments aux murs épais, sombres et très froids en hiver. N'ayant que peu d'occupations, les détenus, tous des hommes, développèrent une vie culturelle intense.
Parmi les figures internés dans Le Camp des Milles, les artistes Max Ernst, Robert Liebknecht, Hans Bellmer ou Gustav Ehrlich, l’écrivain Lion Feuchtwanger - qui a écrit le seul témoignage vécu de cette période, Le Diable en France -, ou encore Otto Meyerhof, Prix Nobel de médecine, et Tadeusz Reichstein, inventeur de la cortisone. Malgré les conditions d'enfermement et les privations, une dynamique créative s'est développée. Parfois encouragés par une administration relativement bienveillante, ils ont donné des conférences, organisé des représentations théâtrales et musicales, à certains moments pour gagner les faveurs des gardiens, dans l'ancien four à tuiles, rebaptisé Die Katakombe.
En 1941, certains artistes reçurent même des commandes officielles pour réaliser des peintures murales dans le réfectoire des gardiens, certaines encore visibles sur les murs du camp. Après la guerre, l'usine, qui a redémarré en 1946, a subi plusieurs transformations jusqu'en 1991, y compris la destruction de certains bâtiments et la modification de structures internes.
Après l'armistice de juin 1940, l'ancienne tuilerie devient un camp de transit pour ceux qui attendaient un visa, principalement des Juifs, dans une situation d'incertitude et de semi-liberté.
Au cours de cette période sont aussi transférés aux Milles des étrangers des camps du Sud-Ouest - jusqu’à 3500 internés à la fois -, et en particulier des anciens des Brigades internationales d'Espagne ainsi que des Juifs expulsés du Palatinat, du Wurtemberg et du pays de Bade. À partir de novembre 1940, Les Milles, passé sous l'autorité du Ministère de l'Intérieur, devient le seul camp de transit en France pour une émigration Outre-Mer, transit régulier ou illégal avec l'aide de particuliers, d'organisations ou de filières locales et internationales. Au fil du temps, les conditions d'internement se dégradent : vermine, maladies, promiscuité, nourriture insuffisante...
Les opposants à Hitler et son régime, redoutant d'être extradés en Allemagne, persuadent le capitaine Charles Goruchon, commandant du camp, d'organiser un convoi pour les conduire à Bayonne, où ils espèrent embarquer vers la liberté. Le 22 juin, un train transportant 2000 personnes, majoritairement des Allemands, quitte Les Milles : « Une controverse existe toujours sur le caractère héroïque ou non du commandant. Dans mon roman, j'ai opté pour le présenter comme un héros », dévoile Aurélie Tramier.
La troisième et dernière phase débute en août 1942, quand la France s'engage à livrer 10.000 Juifs étrangers de la zone dite « libre », à l'Allemagne. Au début du mois de juillet 1942, Pierre Laval, alors Chef du gouvernement, propose d'inclure les enfants âgés de moins de seize ans dans les déportations.
Le Camp des Milles s’ouvre alors aux femmes et aux enfants, un étage inutilisé est ouvert pour en augmenter la capacité. Ne sont pas épargnés les Juifs réfugiés politiques ou étrangers ayant servi dans l'armée française. En moins d'un mois, cinq trains quittent le camp avec une intensité effrénée, ignorant toutes les dérogations et exemptions.
Sur près de 2000 personnes, dont 200 enfants, déportées vers Auschwitz via Drancy ou Rivesaltes, quasiment aucun survivant. Plus d'une centaine d'enfants et adolescents juifs furent déportés du Camp des Milles en août et septembre 1942, le plus jeune avait un an. Ces événements surviennent avant l'occupation allemande de la zone Sud, qui commença le 11 novembre 1942. Au-delà du mois de septembre 1942, le camp, demeurant un centre de transit, vivote : ses derniers occupants, très peu nombreux, quittent ses murs de briques en décembre 1942.
« Durant cette période tragique, des individus comme le pasteur Henri Manen de Mulhouse, aumônier du camp, s'évertuèrent à sauver des vies, permettant à une centaine de personnes d'échapper à la déportation. Les efforts et le stress intense de ces jours blanchissent ses cheveux en quelques jours », raconte la romancière, dont tous les personnages du roman sont des personnages historiques, et plus, les phrases les plus marquantes dites par les personnages sont authentiques. Le journal de l’homme d’église, Du fond de l'abîme, reste l'une des rares sources documentant ces trois semaines tragiques.
Pour leur bravoure et leur dévouement, certains de ces sauveurs ont été honorés du titre de « Juste parmi les Nations » par l'État d'Israël.
Ce qui était particulièrement douloureux à voir c'était le spectacle des petits enfants. Car des ordres stricts furent donnés en dernière heure tels qu'au-dessus de 2 ans, tous devaient obligatoirement partir avec leurs parents… Des enfants tout petits, trébuchant de fatigue dans la nuit et dans le froid, pleurant de faim... de pauvres petits bonshommes de 5 ou 6 ans essayant de porter vaillamment un baluchon à leur taille, puis tombant de sommeil et roulant par terre, eux et leurs paquets - tout grelottant sous la rosée de nuit ; de jeunes pères et mères pleurant silencieusement et longuement dans la constatation de leur impuissance devant la souffrance de leurs enfants ; puis l'ordre de départ fut donné pour quitter la cour et partir au train.
- Pasteur Henri Manen, Aumônier du Camp, devant le convoi du 2 septembre 1942.
Dans le récit d'Aurélie Tramier, reflet de la folie collective qui peut s'emparer des hommes, une histoire d’amour symbolisée par une montre qui traverse les décennies, avec à son dos gravé le nom de Hans W… « Avec moi, il faut toujours que ça finisse mal (rires), mais de parler de la Shoah, il fallait qu’il en ressorte un peu de lumière malgré tout », explique l'écrivaine, et de développer : « L'utilisation d'une double trame temporelle, qui s’étend de 1942 à 2022, atténue l'impact émotionnel des scènes difficiles, comme les déportations, et rend le récit plus accessible pour les lecteurs, mais aussi pour moi. »
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Travailler sur deux époques a aussi permis d’atteindre son objectif : engager les générations contemporaines, particulièrement à travers le personnage du fils d'Esther, un adolescent de seize ans qui symbolise le lien entre passé et présent : « Ce cadre incite, en tant que jeune lecteur, à réfléchir sur son propre rôle dans l'histoire et les défis actuels », selon la romancière.
Elle dresse un parallèle avec une visite scolaire à un camp de concentration ou des lieux de mémoire comme le Mémorial de la Shoah à Paris, où, confronté aux horreurs du passé, l’élève est poussé à s'interroger sur mes actions futures : « Ces visites ne sont pas seulement des rappels des horreurs passées mais aussi des appels à l'action, poussant à se demander : Et moi, demain, que ferai-je ? Cela met en lumière sa responsabilité individuelle face à l'histoire. »
Le Site-Mémorial du Camp des Milles se positionne de la même manière au cœur d'un projet éducatif. En exploitant la puissance historique du site, l'objectif est de démontrer les conséquences du rejet de l'autre, à travers une approche pédagogique qui expose les processus individuels et collectifs menant au génocide.
Dans son roman, Aurélie Tramier crée un pont vers des enjeux contemporains, comme le conflit en Ukraine, pour mettre en évidence que les leçons du passé sont toujours pertinentes : « J’ai fait dans mon roman du passé un acteur central qui influence et façonne le présent et l’avenir. »
Bien-Aimée est le quatrième roman d ‘Aurélie Tramier, dont trois prennent place à Aix-en-Provence : « Je suis extrêmement attachée et fière de ma ville », nous confie-t-elle. Ses trois premiers romans, tous feel good, sont Vous reprendrez bien un petit chou ?, Peindre la pluie en couleurs et La flamme et le papillon. Ces premiers titres ont en commun avec Bien-Aimée de traiter de l'amour maternel : « Ce n'était pas mon intention initiale pour le dernier, car je voulais me concentrer sur des thèmes plus historiques, mais naturellement, il est devenu central », confie-t-elle.
Après avoir commencé ses études à Marseille, elle quitte cité phocéenne pour la capitale. Initialement attirée par les études littéraires, les aléas de la vie la mènent vers une école de commerce. Un détour en Chine, puis un retour à Paris où elle travaille dans l'industrie du luxe et de la maroquinerie. Avec de jeunes enfants à charge, elle n’a plus le temps de lire, ni d'écrire pour son plaisir…
Finalement installée à Munich, elle ne trouve toujours pas l'élan littéraire qui l’animait dans ses plus jeunes années : « Les Bavarois sont très traditionalistes, surtout en ce qui concerne le rôle des mères. À la maison, on préfère que la maman s'occupe des enfants, ce qui me met parfois mal à l'aise. En Bavière, ils ont même un surnom pour nous, les mères qui travaillent : les "Rabenmutter", littéralement "mère corbeau", qui évoque une mère qui néglige ses enfants. Ce stéréotype s'applique aussi aux Françaises, qui viennent chercher leurs enfants à l'école à quatre heures… »
Son intégration en Allemagne est compliquée, car elle ne parle pas suffisamment allemand pour décrocher un emploi. À cette époque, son mari travaillait chez Amazon. Il ignorait qu'elle écrivait, bien qu'ils se connaissaient depuis l'âge de vingt ans.
Après avoir lu un texte qu’Aurélie Tramier avait rédigé pour ses parents, son mari l’encourage à écrire un livre : « Il m'a suggéré de m'auto-éditer sur la plateforme d’Amazon. Pendant un temps, j'ai travaillé en freelance, mais quand je me suis retrouvée sans projet. Mon mari m'a poussé à écrire sérieusement : il m'a assis sur une chaise en me disant que c'était le moment ou jamais de rédiger un livre, sans quoi je le regretterais toute ma vie. »
En trois mois, elle écrit son premier roman, qui porte sur les mères débordées : « Dès que mon livre a atteint le statut de best-seller, les opportunités ont commencé à se présenter. Le téléphone n'a pas arrêté de sonner », raconte l’écrivaine. Plus tard, elle rencontre l'équipe de Hachette et signe avec La Belle Étoile pour son troisième roman. « J'alterne entre six mois d'écriture et six mois de travail, un rythme qui me convient, car j'ai besoin d'avoir une accroche à la vie réelle », nous raconte l’écrivaine. Elle écrit en effet, en parallèle, des formations pour des maisons de luxe, principalement dans le secteur des sacs à main.
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Pour conclure, « parce que la musique est au coeur » de son dernier roman, Aurélie Tramier a partagé une playlist, « pour que vous puissiez vous y plonger et la vivre au fur et à mesure des pages ».
Crédits photo : ActuaLitté
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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1 Commentaire
Michèle Kahn
23/05/2024 à 16:59
Bonjour,
Je suis très heureuse de cette nouvelle approche du Camp des Milles, mais j'aurais été plus heureuse encore si vous aviez rappelé la mienne dans "Un soir à Sanary", Ed. Le Passage, 2016.
Cordialement,
MK