La Rotonde, Le Dôme, La Coupole, La Closerie des Lilas qui fut d'abord une guinguette, La Palette aujourd’hui fermée... le PDG d’Albin Michel Francis Esmenard convoque l’histoire du Montparnasse littéraire et artistique où s’est installée la nouvelle librairie Albin Michel. L’enseigne « Vaisseau amiral » de l’éditeur plus que centenaire a quitté le 229 du boulevard Saint-Germain pour s'installer 137 boulevard Raspail. Un pari, puisqu’elle a décidé d’acheter les murs, dans un des arrondissements les plus chers de Paris, et une nécessité de changer de place : le loyer avait été doublé dans l’ancien emplacement…
Le 17/11/2023 à 17:40 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
17/11/2023 à 17:40
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Présent à l’inauguration, ce 16 novembre, de la nouvelle librairie, ActuaLitté a pu recueillir l'émotion de Francis Esménard pour le lancement d’un projet en chantier depuis un bon moment : « J’en suis très fier. Albin Michel est un éditeur historique de Montparnasse, et il y manquait sa librairie. Quand il y a eu l'occasion de l’installer à deux pas du carrefour Vavin, je ne pouvais pas la laisser passer. »
Installée 22 rue Huyghens, la maison d'édition se trouve désormais à quelques encablures de sa nouvelle librairie, ce dont se réjouit la marraine de ce nouveau projet, Amélie Nothomb : « Je pourrais y aller sur un coup de tête, ça va changer ma vie. »
Un choix de marraine qui apparaît comme une évidence : « Le fait que je sois dans la maison depuis tellement longtemps, un des auteurs emblématiques de cette maison, très fréquemment présente, doit expliquer ce choix », avance l’auteure de Psychopompe, et d’ajouter : « J’étais d’une fidélité sans exemple, je n’ai jamais été publiée ailleurs. On m’a souvent proposé de le faire, je n’ai jamais accepté. Quand une histoire d’amour marche, pourquoi aller voir ailleurs ? »
L'ambition de la nouvelle équipe de la librairie établie à Montparnasse : en faire une enseigne de quartier, « avec ses gens qui y habitent, ses écoles, et toute cette fréquentation du grand boulevard et la rue Vavin », décrit le directeur du réseau des librairies Albin Michel, Vincent Pelle, le tout « dans un lieu éminemment emblématique du paris culturel ». Ce dernier rappelle que la dernière étude du CNL sur les Français et la lecture en 2023 pointe que la première raison pour un lecteur de se rendre en librairie est la proximité géographique : « Connaître les prénoms, les noms, les vies... »
Marion Nicolas voit même plus grand, et espère voir le tout Paris se rendre 137 boulevard Raspail. La libraire depuis 20 ans, avec de précédentes expériences dans la librairie de quartier, l’Arbre à Lettres, installée dans le 12e arrondissement, et à l'Écume des pages en tant que chef de rayon, a eu l'opportunité de prendre la tête d'une librairie, comme elle en rêvait, et a donc sauté sur l'occasion. Entourée d'une équipe de 7 libraires « avec une grande expérience », l'ambition est d'en faire un endroit chaleureux, « où tout le monde se sent bien » : « Là-bas à l’Ecume des pages, on pleure beaucoup son départ », assure Francis Esménard, non sans humour.
La librairie se veut généraliste, et pas seulement d’un seul éditeur, lui-même : « Aucune préférence éhontée pour nos titres ou les auteurs de la maison », assure Francis Esménard, qui révèle les coulisses : « Vincent Pelle avait initialement des réserves à l'idée de l'appeler Albin Michel, car les gens pourraient croire que c’est une librairie qui ne vend que nos titres. » 900 éditeurs sur un pied d'égalité (en théorie), c'est promis, mais un service supplémentaire bien spécifique : « Tout le fonds Albin Michel disponible sera trouvable dans la librairie », nous apprend le directeur du réseau des librairies. Soit près de 6000 références immédiatement disponibles d'ici la fin de l'année.
À la différence de la précédente enseigne, installée Boulevard Saint-Germain, une offre plus étendue également, notamment côté BD-manga, dans l'optique d'attirer un autre type de clientèle : 50m2 en sous-sol sont entièrement dédiés à l'art graphique. Plus globalement, on passe de 190m2 à 250m2, avec un linéaire pensé pour apporter de l'espace, et ainsi augmenter les références disponibles.
Les titres sont également disponibles en ligne, avec possibilité, dans l'esprit du Click and collect, de faire ses recherches en ligne, réserver et chercher son titre, et pourquoi pas, de repartir avec d'autres ouvrages, pris dans ce plaisir de la curiosité : « On constate une plus grande préméditation au titre voulu aujourd'hui, du fait de ce développement de l'achat en ligne, alors venir en librairie et trouver ce qu'on ne cherchait pas forcément constitue cette belle surprise pour les clients », décrit le directeur du réseau des librairies d'Albin Michel.
Le Montparnasse d’Albin Michel, pas la maison mais le libraire de l'enseigne Flammarion installée en son temps au coin de l’Odéon et de la rue Vaugirard, est celui des artistes d'avant la Première Guerre mondiale et de l'entre-deux-guerre. Un éditeur qui sut s'entourer, dans cette effervescente du Paris où les artistes du monde entier se retrouvaient, de plumes comme Roland Dorgelès, Francis Carco ou Pierre Mac Orlan - toute une époque racontée par Ambroise Vollard dans son Souvenirs d'un marchand de tableaux. Une origine dans la librairie pour le fondateur, à l'image de tous les éditeurs de la fin du XIXe-début XXe, mais une arrivée dans ce secteur du monde du livre pour l'éditeur de la Rue Huyghens qui ne date, en réalité, que d’une dizaine d’années.
La dissolution du groupe Chapitre et la fermeture de ses librairies en 2014 ont permis à deux maisons d'édition majeures, Gallimard et Albin Michel, de récupérer certaines d’entre elles : sur les 57 points de vente du réseau, 34 ont trouvé de nouveaux propriétaires, et parmi eux, sept librairies ont été acquises par la maison dirigée par Gilles Haéri, qui devenait ainsi un nouvel important acteur du secteur : « Il y avait Madrigall qui avait ses librairies, Hachette, Flammarion… Mais nous n'y étions pas », se souvient Francis Esménard.
Il raconte comment l’opération a été réalisée : « Un jour, Vincent Monadé, qui était alors le président du CNL, est venu me voir, "Francis, vous êtes quand même une grande maison (c’est lui qui l’a dit). Il y a une quinzaine de librairies qui vont rester sur le carreau, pourquoi n'essayeriez-vous pas d’en sauver quelques-unes ?" C’étaient toutes des librairies de centre ville, et si elles devaient disparaître, c’était pour moi presque la fin du monde. La librairie, c’est important pour la vie d’un quartier, d’une ville. La nourriture intellectuelle reste très importante pour le tissu social. J'ai été très ébranlé après ma discussion avec Vincent Monadé, et c’est à ce moment que j’en ai racheté 7 librairies, de tailles moyennes et de centre ville. »
Guillaume Dervieux, alors directeur général d'Albin Michel, expliquait en 2014 pourquoi Albin Michel avait choisi de postuler pour huit établissements : « Nous étions en train de perdre l'un des principaux relais de diffusion des livres. La chose nous a paru d'autant plus intolérable que ces librairies allaient probablement être remplacées par des commerces de vêtements, des banques ou je ne sais quoi, alors qu'elles étaient rentables il y a quelques années. »
Outre une dans la capitale, des librairies Albin Michel à Besançon, Limoges, Orléans, Lorient, Sarreguemines, Châlons-en-Champagne, qui ont toutes récupérés leur nom d'origine, ou ont choisi une nouvelle identité : « Elles sont indépendantes, vivent de leur propre chef, sous la supervision de Vincent Pelle », assure le PDG de la maison d'édition. Une huitième a été jointe au réseau, située à Dinard, « là-encore pour des raisons sentimentales, parce que certains savent que j'y vais de temps en temps en vacances », continue Francis Esménard : « Toujours des questions sentimentales, c’est comme ça... »
Ce dernier est formel : « Le métier de la librairie n'est pas celui où on peut faire fortune. Les grands financiers, je les déconseille... » Vincent Pelle nous rappelle que la librairie reste l'un des commerces les moins lucratifs, avec une rentabilité en moyenne entre 0 et 1%... « Quand j’en ai parlé au conseil d’administration d’Albin Michel, on m'a expliqué que ce n’était pas un bon investissement », se souvient le petit-fils d'Albin Michel.
Seule la librairie parisienne, anciennement Librairie Julliard, a pris le nom de l'éditeur. Installée Boulevard Saint-Germain, elle est rachetée « à un moment où sa rentabilité n’était pas prouvée », rappelle Francis Esménard. Première mauvaise nouvelle fin 2017 : le Parti Socialiste prend la décision de vendre ses locaux historiques rue de Solférino, occupés depuis la victoire présidentielle de François Mitterrand en 1981. Deuxième en octobre 2018 : c'est au tour du ministère des Armées de quitter son 231 boulevard Saint-Germain, « à côté et notre principal client ». Finalement, le gérant du local, Redblue, a rien de moins que doublé le loyer en 2020. Le déménagement s'imposait pour la société SNC Paris Lire, qui réussissait à maintenir un difficile équilibre financier grâce au loyer précédent.
Concernant cette problématique aiguë du loyer des centre-ville, une étude récente de La Fédération européenne et internationale des libraires (EIBF), qui prend en compte les cas du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de la France, confirme la problématique de la hausse des loyers et l'instabilité des baux commerciaux, convoités par de puissantes enseignes ou par des promoteurs immobiliers, pour les convertir en logements notamment.
Après cette mésaventure, Albin Michel a cette fois décidé de racheter les murs, « si bien que comme c’est nous qui fixons le loyer, cette nouvelle structure aura une bien meilleure chance d’exister dans le temps, au moins plus longtemps que moi... », constate non sans humour Francis Esménard. Pour Vincent Pelle, il s'agit de la preuve éclatante que la volonté est de s'inscrire dans ce nouvel endroit.
Autre point soulevé par l'étude de l'EIBF : l'importance des aides structurelles sur le long-terme, plutôt que de simples subventions quand tout va mal : le directeur du réseau des librairies nous révèle que l'éditeur n'a ni reçu ni demandé d'aides pour ce déménagement, de la part de la mairie ou du CNL. L'établissement public du ministère de la Culture avait en revanche soutenu la librairie de Besançon, Grand Forum, qui a déménagé en 2022 dans un nouveau local de 900 m2, contre 520 m2 précédemment.
Un projet moins financier qu'engagé pour la librairie de centre-ville, « politique et militant » pour Vincent Pelle. Francis Esménard raconte : « On me demande, combien vous a coûté cette rénovation, l'achat des murs etc. Je ne veux pas le savoir ! Ce n’est pas un investissement où on cherche une rentabilité financière de toute manière. »
Pour donner une idée, en décembre 2022, le ministère du Logement a publié une carte indiquant les prix moyens des loyers dans les différents arrondissements de Paris. Dans le VIe, le loyer moyen, qu'il s'agisse de baux résidentiels ou commerciaux, était d'environ 33 euros par mètre carré... À l'instar du rachat de l'Écume des Pages par le groupe dirigé par Yannick Bolloré, l'objectif d'une telle acquisition est avant tout symbolique pour une maison d'édition : un beau « Vaisseau amiral » - d'où le nom de l'éditeur pour la librairie -, à la fois raffiné et capable de diriger toute une flotte.
Depuis plusieurs années, d'autres grands groupes éditoriaux français ont adopté cette diversification. En juin 2021, Madrigall reprenait les éditions de Minuit et la librairie Compagnie, établie en 1986 par Jérôme Lindon dans le Ve arrondissement de Paris. Ce rachat augmentait à huit le nombre de librairies détenues par le groupe, incluant les librairies notables Le Divan et Delamain.
Il convient aussi de mentionner les librairies d’Actes Sud, situées dans le sud de la France et à Paris, avec des exemples comme la Librairie Actes Sud du Méjan à Arles, qui s’étend sur 300 m2, et la grande Librairie Maupetit sur la Canebière, couvrant 900 m2.
En Italie, cette concentration de librairies importantes dans les mains de groupes éditoriaux est encore plus marquée. Le groupe Mondadori gère 550 librairies, Feltrinelli 170, et Giunti 110. Sur les quelque 2700 librairies du pays, environ 40 % appartiennent à une chaîne, tandis que plus de 60 % sont indépendantes.
Toutefois, un scandale a éclaté en 2016 lorsque Silvio Berlusconi et son groupe Mondadori ont acheté leur concurrent Rizzoli, contrôlant presque 50 % du marché du livre, et une part encore plus importante du marché des manuels scolaires. L'autorité antitrust italienne a dû intervenir, exigeant la cession de certaines maisons d’édition des deux groupes pour maintenir la libre concurrence et éviter un monopole.
Autre aspect de cette dialectique libraire-éditeur : « Tout éditeur devrait avoir fait un stage dans une librairie de détail pour apprendre à connaître les goûts du public », disait Albin Michel, alors est-ce que sa maison envisage d'imposer à leurs éditeurs un stage en librairie, et inversement ? « Je ne sais pas si nous aurons jusque là », répond Vincent Pelle, amusé, « mais les éditeurs auront l’arrière boutique de la librairie très proche, et inversement. Venir échanger sur les coups de cœur des libraires, les retours de clients, et finalement créer une synergie entre ces deux maillons de la chaîne du livre, ne pourront qu'être profitables ». Le directeur du réseau des librairies d'Albin Michel l'assure : Anna Pavlowitch et Marion Nicolas travailleront en proximité.
Cette dernière s'engage dans cette nouvelle aventure « avec l’esprit d’aventure, tout en ayant bien réfléchi au lieu, à l’espace, à ce qu’on souhaitait proposer » : « Ça a été un chantier assez long, et pas seulement pour des raisons cosmétiques et esthétiques, mais pour offrir les conditions permettant de rester longtemps dans ce quartier de Montparnasse, à la fois iconique et mythique. »
Vincent Pelle le constate de son côté : « Tous les libraires sont extrêmement contents. L'énergie est très positive. Ils ont été très surpris en découvrant ce beau résultat. » L'équipe, tout comme les habitants du quartier : « On nous dit bravo, longue vie, c'est très touchant. Déjà pendant les travaux, on a eu le sentiment d’être bien accueilli dans le quartier, avec des félicitations sur la beauté du lieu et pour notre projet. Durant la mise en rayon, on toquait à notre vitrine avec un grand sourire. J'espère que toute cette positivité nous portera bonheur. »
Francis Esménard pour le mot de la fin : « Tout le monde sait que je suis un violent partisan de l’indépendance dans l’édition. Depuis 1900, nous avons toujours été indépendants. Avec ce qu’on voit dans le domaine de l'édition, cette dispute de milliardaires, ça ne peut que me conforter dans l’indépendance entière et résolue. C’est mon testament, et j’espère que vous l’avez bien entendu... »
À présent, deux importantes enseignes se distingueront à Montparnasse, celle d'Albin Michel et la Librairie Tschann : « Le quartier mérite bien d'avoir deux grandes librairies », conclut le PDG de l'éditeur centenaire.
Crédits photo : ActuaLitté (CC BY-SA 2.0)
7 Commentaires
Zigliani-Djemad
18/11/2023 à 18:08
Pourquoi ne pas rappeler l'adresse en bas de l'article ?
Arthur Magnus
19/11/2023 à 17:35
Je n'ai pas tout lu (l'article est trop long pour le temps que je suis prêt à consacrer à l'inauguration d'une librairie), mais cette phrase (citation de Francis Esménard) m'a tapé dans l'œil : « Le métier de la librairie n'est pas celui où on peut faire fortune. »
Ben non, on le savait déjà. Le métier d'auteur/autrice non plus, on le sait aussi.
Et Francis Esménard le sait d'autant mieux qu'il figure dans les 500 premières fortunes de France, et même dans les 400 premières avec 220 millions d'euros en 2019, comme le rappelait ActuaLitté https://actualitte.com/article/12528/distribution/ces-editeurs-presents-parmi-les-500-plus-grandes-fortunes-de-france-2019
Cognet Françoise
19/11/2023 à 23:03
Un article complet
Un lieu dans mon quartier préféré
Je vous propose mon expérience et ma pratique Lire à voix nue... en fonction de vos thematiques et auteurs je propose la lecure d'extraits d'ouvrages.
Merci pour votre retour
A bientôt
Loïc D
21/11/2023 à 23:32
Cher Monsieur Esmenard,
Vous sous-entendez avoir débauché Marion Nicolas de la librairie L’Ecume des Pages, je souhaite rétablir les faits: Marion Nicolas est partie pour travailler chez TiteLive en octobre 2021. Elle n’a donc pas quitté L’Ecume des Pages pour vous rejoindre sur ce projet.
Louis Lenormand
23/11/2023 à 16:49
Petit publi reportage sympa sur des retraités cultivés. On en veut chaque semaine.
Kujawski
25/11/2023 à 17:18
Joie, bonne humeur, enthousiasme des lancements, esprit de conquête.
On partage sans sourciller le bonheur de voir une librairie ouvrir, et le ton guilleret du papier d'Actualitté.
... Mais on n'a garde d'oublier qu'il s'agit là d'une librairie d'éditeur (avec un respect de la pluralité de l'assortiment qui l'honore, mais sans lequel, rappelons-le quand-même, l'heureux propriétaire s'exposait à une durée de vie très limitée de l'établissement), et, en second lieu, le bruit des verres et des canapés lors de l'inauguration du boulevard Raspail ne doit pas occulter la fragilité des librairies indépendantes. Beaucoup d'ouvertures ces dernières années, tant mieux, reste à souhaiter aux libraires courage et ténacité, dans l'environnement économique, urbain et culturel que l'on sait.
Enfin, qu'une auteure/autrice de best-sellers de rentrées, à l'éternel chapeau, et en attente de se changer la vie et les idées (cf l'article), diversifie ses balades, et n'hésite pas à pousser quelques dizaines de mètres plus loin : sur le boulevard du Montparnasse, Tschann est une librairie magnifique qui, elle aussi, mérite le soutien de toutes et de tous.
Car la concurrence, dogme d'économie prospère, peut être un boulet pour secteurs fragiles. Il est toujours bon de le rappeler.
Sylvie
22/12/2023 à 10:30
Libraire de formation et libraire de cœur je ne peux que soutenir et me réjouir de ce formidable projet , bravo !