En février 1967, l'ORTF diffusait un numéro de sa Bibliothèque de poche, dans lequel le journaliste disparu en 2012, Michel Polac, partait à la rencontre de bergers pour discuter de leurs lectures. ActuaLitté reprend le principe à l'occasion du Salon de l'Agriculture, en interrogeant des acteurs du secteur primaire, afin de vérifier : où en est le rapport au livre dans les campagnes de 2024 ?
Le 01/03/2024 à 18:53 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
01/03/2024 à 18:53
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Un berger de Haute-Provence, la soixantaine, dans la France du Général de Gaulle, avouait au présentateur de télévision qu’il ne lisait pas. Un autre Michel, éleveur de vaches laitières du Haut-Doubs, à 15 km de la frontière suisse, nous confie ne jamais avoir été un lecteur assidu non plus. Il préfère se tenir informé à travers les actualités régionales plutôt que de se plonger dans un roman et autres ouvrages techniques. Pourquoi ? « Le temps qui manque ». « Vous aimez les romans quand même ? » « Non ».
L'exploitation laitière, qu'il dirige avec sa femme doit suivre un cahier des charges strict, dicté par des quotas de production qui assurent une rémunération qui permet au couple de trouver un point d'équilibre, mais très fragile : « Les charges ont notamment beaucoup monté », explique l'éleveur. Il faut par ailleurs toujours investir « pour rester dans le coup ». Les attaques du stand de Lactalis, leader mondial du lait, durant cette édition Salon de l'agriculture, sont un symbole de la tension dans le secteur.
« Et votre femme, elle aime la lecture ? » « Ma femme n'est pas trop lecture. On a de quoi faire. »
Jean-Louis, éleveur retraité installé à 20 km au sud de Rocamadour, – « j’ai l’habitude de donner ce point de repère, car j’ai l’impression que la mémoire collective se rapproche mieux de cette ville que du département » –, dans les Causses du Lot, lit pas assez, « malheureusement ». Enfin « si, je me suis mis à lire chaque année pendant ma période de cure thermale. Là, je me trouve dans une situation où je peux, car c’est difficile de lire quand on est tous les jours, et en permanence, sollicité par le boulot. »
Car oui, retraité ne signifie pas arrêt de l'activité pour celui qui a passé les responsabilités de la ferme à son fils, car il continue d’y habiter : « Ma retraite existe sur le papier. Dans mon quotidien, ça n’a rien changé. Je ne le conçois pas autrement qu'en activité ». C'est pourquoi, le temps manque, comme la disponibilité mentale. Alors on remet la lecture au lendemain, au surlendemain, « mais dès que je suis à l’extérieur, que je suis totalement sorti du milieu professionnel qui est le mien, là je suis disponible », nous partage-t-il avec une belle bonhomie.
Reste qu'il arrive à Jean-Louis de parler de livres avec ses collègues, « de ma génération », et il constate que les romanciers régionalistes sont plébiscités, comme Christian Signol ou Claude Michelet : « Des écrits qui essayent de traduire l’authenticité locale », analyse l'éleveur. Et ses lectures alors ? « Quand j’ai du temps, et que je prends la décision de le consacrer à cette activité, ce sont des textes qui traduisent du vécu, qui m'intéressent. Je n'aime pas le virtuel. »
Et les récits pour lesquels il est « capable d’en oublier de passer à table », ce sont ceux des navigateurs en solitaire : « Ça me prend. Par exemple, Olivier de Kersauson, Jean Le Cam... Ça fait rêver. Quand je les lis, je voyage. Je n'ai jamais voyagé, et je ne le ferai pas. » Si les androïdes rêvent de moutons électriques, les agriculteurs des Causses, bien ancrés dans la terre, rêvent de l'océan et de ses embruns...
Tonton Pierre, un résident du Lot originaire de Cahors, arbore également l'accent chantant du sud-ouest. Ce n'est pas un grand consommateur de romans, il se passionne plutôt pour les ouvrages techniques liés à son activité : la photographie et la vidéo. « J'ai plus lu de fiction à 18-20 ans », nous confie-t-il.
Est-il trop occupé ? « Non, ça a dévié. Je m’éclate plus sur la création photo, par exemple j’ai porté un projet qui s’appelle, Les délices de maman. Ça m'apporte plus de plaisir de produire des choses que de lire. » Il nous montre avec fierté ses œuvres réalisées à partir de noyaux de cerises. Il est surtout photographe depuis vingt-cinq ans d'enfants qui posent avec des agneaux. Sa femme, assistante de direction à la CCI de Montauban, est en revanche beaucoup plus portée sur la lecture : « Elle achète toujours sa dizaine de livres de l'année. »
Restons dans l'Ovis, et dans une ville de quelque 20.000 habitants, avec Jacques-Marie, un trentenaire né et élevé à Gif-sur-Yvette, en Ile-de-France. Il travaille pour une petite start-up spécialisée dans la valorisation de la laine française, plus précisément de la filière mérinos hexagonale, depuis l’élevage jusqu’au tricotage.
Celui qui est à la base designer s'est formé au métier d’éleveur auprès de ces derniers, et de bergers. Il était « très lecture fantastique » quand il était plus jeune, avant d'abandonner... « Je suis assez hyperactif, et j’ai des difficultés à rester concentré sur un livre », partage-il avec honnêteté, et d'ajouter : « J’ai pas un temps énorme pour lire, je préfère faire du sport, travailler, voir mes amis. » Aujourd'hui, il doit s'occuper avec ses camarades d'un troupeau pilote, venu d'Arles, acquis et transféré à Gif-sur-Yvette. L'entreprise Christex a lancé ses premières collections en octobre 2023.
Passage à la pointe du Finistère, « là où la terre se finit », à Plomodiern plus exactement, où Anne-Marie et son mari Éric élèvent des porcs. À lui, on propose souvent des revues professionnelles, mais parfois, il en a assez : « Alors il se tourne vers des ouvrages historiques, des ouvrages d'érudition... pas seulement le monde agricole en tout cas, dans une optique d’ouverture d’esprit », nous raconte son épouse.
Pour lui aussi, trouver du temps libre est compliqué : « Il rentre entre 19h et 20h, ce qui n'est pas particulièrement tard en comparaison d'autres agriculteurs, mais cela varie selon les saisons, compte tenu de la nature saisonnière de nos activités. Son travail ne se limite pas à l'élevage ; il y a également les cultures à gérer. Ses collègues, par exemple ceux qui produisent du lait, doivent s'atteler à des tâches de suivi plus intensives le soir. Pour lui, les naissances peuvent survenir à n'importe quel moment, mais ce n'est pas le quotidien. »
Et Anne-Marie, alors ? « Je pense que je vais lire plus, parce que j’ai constaté que plus on lit, plus on a envie de lire. » Cette Bretonne pure souche qui soutient son conjoint dans la gestion administrative - « tellement de papiers, de normes administratives, environnementales à connaître » - demande conseil à ses filles, qui lui donnent des recommandations « très variées » : « J’aime pas les trucs à l’eau de rose. Les romans, c’est bien, mais quand c’est culturel ou historique : quand ça parle du Japon par exemple… Ça ouvre l'horizon, et ça permet d’en discuter avec des gens, d'avoir des sujets de conversation. »
Descendons géographiquement à Poitiers, et dans les générations, avec Alexane, étudiante dans un lycée agricole situé à 10 minutes du chef-lieu de la Vienne. Tous les mercredis, sur l’exploitation de l'école, elle s’occupe des animaux, les nourrit, les prépare pour des concours quand il y en a, les nettoie, les soigne… Et trouve-t-elle aussi un moment pour la lecture ? « Je lisais un tout petit peu avant, mais on n'a pas le temps avec les cours et le reste. » Raté.
Nous n'avons pas rencontré le jeune berger de la Camargue de cette émission de 1967, qui est entré en lecture par les poètes Rimbaud et René Char, « qu'il a lu intégralement et qu'il juge essentiel pour lui », ou un autre qui dit avoir assez de temps pour lire, et a dévoré tout Jean-Paul Sartre, « pour ses opinions qui semblent correspondre à son idéal », et Jean Giono, qu'il a bien aimé pour ses descriptions de la vie pastorale. Ou encore Jean Noé, berger philosophe dans la Crau, qui disait s'intéresser à ce qui peut le « mettre sur la voie ».
Peut-être avec cet étudiant en deuxième année de la grande école mise en lumière par le Prix Interallié et Jean Giono 2023, Gaspard Koenig, dans son roman Humus, AgroParisTech. Gianluca se concentre moins sur l'agriculture traditionnelle que sur l'agroalimentaire et l'énergie, tout en conservant une perspective globale sur le monde rural. Il souhaite s'orienter vers des domaines tels que la méthanisation ou la valorisation des coproduits agricoles.
À LIRE - La colère des agriculteurs partagée au festival de la BD
En ce qui concerne ses habitudes de lecture, ce dernier admet... lire très peu. Si, enfant, il lisait beaucoup, ses lectures se limitent aujourd'hui principalement à des articles scientifiques pour ses études. Conscient de l'impact des réseaux sociaux sur ses habitudes, il souhaite se remettre néanmoins à la lecture plaisir.
Ayant grandi dans la campagne alsacienne, Gianluca a longtemps été attiré par la vie urbaine. Maintenant qu'il réside sur le plateau de Saclay, bien décrit dans le dernier ouvrage de Gaspard Koenig, il réfléchit à retourner à la campagne.
Dans ce tout petit tableau de la France rurale, de l'éleveur au photographe, en passant par l'étudiant innovateur, les pages des livres restent souvent fermées. C'est la vie elle-même qui tisse les récits les plus attrayants. Il faudrait imaginer un roman où l'imagination navigue librement, transformant tracteurs en voiliers et éleveurs en conteurs, dans un hexagone où même les moutons rêvent.
Crédits photo : ActuaLitté (CC BY-SA 2.0)
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
2 Commentaires
Toinou
02/03/2024 à 09:19
C'est un joli regard que vous nous proposez dans cet article, merci.
Juste une petite réserve : la campagne, ça n'est pas seulement les agriculteurs, le titre pourrait être plus spécifique.
kujawski
02/03/2024 à 10:40
Cet article pose, à très bon escient, la continuité du rapport si compliqué entre la culture et l'agriculture.
Hors l'école publique et son irremplaçable ouverture à la culture et aux livres pour le monde rural, les places des marchés, les comices, étaient les seuls lieux
de contact entre les cultivateurs/trices et les conteurs, les troupes de théâtre, de danses folkloriques et de chant, dans la France d'avant la "fin des terroirs" (cf la somme d'Eugen Weber, éd. Fayard).
Plus le temps a passé, plus la culture a dû venir au monde rural, faute de mouvement inverse. A l'exception des livres, de Alain Fournier, de Giono, plus tard de l'"école de Brive" et de titres emblématiques comme "Le cheval d'orgueuil", reflets de la vie rurale et dans lesquels le monde rural se retrouvait, qu'il achetait, du temps que les maisons de la presse vendaient ensemble les livres et la PQR, ou empruntait dans les bibliothèques municipales.
... Ajoutons les VRP de l'Encyclopedia Universalis ou du Reader's digest, à qui il arrivait de faire des affaires avec des fermières et fermiers, pressé(e)s d'en finir avec ces importuns propres sur eux.
Qu'est-ce qui est en cause, dans ce rapport difficile entre culture et agriculture, et que l'article met bien en lumière ? Le temps, la disponibilité d'esprit, évidemment. Il est immense, le fossé entre le monde de "La grande librairie" où l'on entend couramment des "j'ai lu ce livre en deux heures", "j'ai veillé toute la nuit pour terminer votre merveilleux livre", et un monde agricole de petites et moyennes exploitations dans lequel ce type de propos est inconcevable, parceque les temps de vie et de travail se confondent, indistinctement.
Pour ne pas parler des revenus agricoles, qui placent les livres hors de portée économique.
Point de misérabilisme dans ce propos. Juste le constat un peu glaçant que la culture et le monde rural encore traditionnel par sa taille sont les deux victimes majeures et, de fait, solidaires, de la mutation en cours de l'agriculture.
Un sujet qu'on n'abordera jamais à la FNSEA, parce que business is business, ni à la Coordination rurale. Et qui est pourtant au coeur des problématiques de survie de la France rurale.