#Rentreelitteraire23 – Xavier Capodano, gérant de la librairie parisienne Le Genre urbain, est un passionné de littérature. Sa rencontre avec l'œuvre de Yu Hua, l'un des écrivains contemporains les plus reconnus de Chine, a été une révélation. Né le 3 avril 1960 dans la province du Zhejiang, l'auteur embrassa d'abord une carrière de dentiste pendant cinq ans avant de se tourner vers la littérature dans les années 1980. Une période marquée par une effervescence de la littérature expérimentale.
Le 28/08/2023 à 10:28 par Nicolas Gary
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28/08/2023 à 10:28
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« Le style de Yu Hua est singulier. Il mélange habilement l’hyperbole, le réalisme magique et la satire. Il a cette capacité fascinante de mêler le tragique et le comique, mettant en lumière les absurdités du quotidien », nous explique Xavier Capodano. « Ses écrits offrent une exploration profonde et nuancée de la vie sous le régime communiste en Chine, avec des portraits sombres et parfois surréalistes de la violence, de la misère et de l’absurdité qui peuvent surgir dans une société en pleine mutation. »
Et voilà qui tombe à pic, Yu Hua publie La Ville introuvable (traduction par Angel Pino et Isabelle Rabut) lors de cette rentrée littéraire. Un lien avec Actes Sud qui remonte aux premiers textes. « Yu Hua, il ne viendra malheureusement pas en France, mais son œuvre est immense et constitue un pan important de notre catalogue de littérature étrangère », indique Estelle Lemaître, directrice de la communication de la maison d’Arles. Il s'agit du 10e ouvrage paru - la collaboration avec l'éditeur français débuta en 1997 avec Le vendeur de sang (trad. Nadine Perront).
Pour s’immerger dans les méandres de Hua, deux textes Vivre (1994, trad. Pierre Ping Yang) et Brothers (2005, trad. Angel Pino et Isabelle Rabut) se distinguent. « Vivre retrace la vie d’un homme ordinaire pendant et après la Révolution culturelle chinoise, une période tumultueuse », reprend Xavier Capodano. Pour qui redoute l’influence et le pouvoir des Gafa, le roman démontre toute la folie capitalistique et comment nos villes contemporaines ont inventé une corruption légale...
Le roman a d’ailleurs été adapté au cinéma par le réalisateur Zhang Yimou (La Cité interdite et Épouses et concubines) — brillamment de l’avis de connaisseurs. Il reçut une palme à Cannes en 1994 pour le prix d’interprétation masculine.
Brothers, quant à lui, est une satire mordante de la Chine post-socialiste, racontant la vie de deux frères aux destins radicalement opposés sur plusieurs décennies. Et l’humble journaliste épuisé de vacances studieuses l’avoue volontiers : ce livre fut un véritable moment de bonheur… « Franchement, je me demande encore comment ce livre a échappé à la censure ! Peut-être parce que Yu Hua vit aux États-Unis ?… » De fait, dans quelle Chine se fait-on greffer des faux seins, pour vendre des soutiens-gorge ?
Li Guangtou et Song Gang pourraient être les héros d’une comédie à succès... Pas vraiment frangins de sang, mais liés comme les deux doigts de la main, ils ont traversé ensemble les montagnes russes de la vie. Imaginez grandir pendant la Révolution culturelle, puis plonger tête la première dans l’effervescence des « réformes » chinoises. C’est un peu comme passer de la balançoire au grand huit !
Alors que Song Gang, le doux rêveur, se perd dans les méandres du temps, Li Guangtou, le petit malin, surfe sur les vagues du changement. Et paf ! Leur belle amitié se retrouve sur des montagnes russes. À travers leurs péripéties, c’est toute l’histoire chinoise qui se dévoile, des années 60-70, avec leurs ombres et leurs lumières, jusqu’à aujourd’hui, où tout semble possible... et chaotique !
Mais quelle est la relation entre « Le Genre urbain », cette librairie qui a déménagé dans ses locaux de la rue de Belleville en 2011 et Yu Hua ? Un lien reposant sur la ville et l'urbanisme serait ténu. « Il a cette faculté de comprendre exactement ce que nous sommes. Ce type de sentiment, je l’avais retrouvé dans Disgrâce ou L’été de la vie de Coetzee. La réalité, c’est ce qui nous sauvera », reprend Xavier Capodano.
Avec une identité bien trempée, sa librairie se démarque par une sélection pointue axée sur les enjeux urbains et une critique cinglante du néolibéralisme. « Je ne me définis pas comme un intellectuel universitaire. Mais quand je tombe sur un bouquin comme celui de Patrick Boucheron qui retrace 150 ans d’histoire de Milan, je me dis que c’est ce que je cherche. » [Ndlr : Le Pouvoir de bâtir, chez Points]
À ce titre, le romancier chinois se révèle un commentateur social d’une honnêteté brutale, doté d’un humour noir tranchant. « Malgré tous les désenchantements, ses personnages veulent y croire, sans verser dans la dévotion béate ou la naïveté profonde », reprend le libraire. « D’ailleurs, il est admirable qu’en dépit des risques pris dans ses ouvrages, il n’ait jamais été emprisonné, alors même qu’il acquiert une influence véritable. » Yu Hua reflète les aléas de la vie du petit commerce en ville et de la fonction sociale du commerce. Dans ses écrits, la ville est organisée autour des commerçants, avec un souci permanent de maintenir l’unité.
Lors de sa première lecture de Brothers, le libraire était si captivé qu’il en parcourut la moitié le temps d'un trajet de Paris à Avignon (700 pages, pour indication). Immédiatement convaincu de la puissance de ce livre, il commanda une centaine d’exemplaires pour sa librairie, finissant par en vendre plus de 400. « J'ai biberonné tout le quartier avec ce livre, dès que je le pouvais, tant j'étais enthousiaste. » Et aujourd'hui encore, et encore, le texte occupe une place de choix : comme si la librairie s’était liée à Yu Hua — au point de conserver toujours des exemplaires Poche, devenus symboliques de l’établissement.
« Brothers est à la hauteur de Vie et destin de Vassili Grossman (trad. Alexis Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard). Mais quand je le disais, personne ne me croyait. Je suis sûr que certains ont acheté le livre pour avoir la paix. » Mais plus encore : « Quand on ferme le livre, on se sent meilleur. C’est aussi ce qui m’a permis de gagner en liberté en tant que libraire de m’encourager à exprimer des avis sur des segments où je serais moins à l’aise, ou me sentirais moins légitime. »
« C’est bien plus qu’un simple roman. C’est une fenêtre ouverte sur la Chine contemporaine, un miroir reflétant toute la complexité de la nature humaine face aux bouleversements historiques. Une lecture incontournable pour quiconque souhaite comprendre la Chine d’aujourd’hui. »
Une de ces œuvres totales qui se hissent au rang des grands classiques tels que Les Misérables de Victor Hugo ou Guerre et Paix de Léon Tolstoï. Tout comme Hugo retrace le destin d’un homme à travers des événements historiques intercalés, (cf la bataille de Waterloo), Brothers détaille la Chine, oscillant entre la petite histoire des personnages et la grande Histoire du pays.
« La littérature, explique-t-il avec ferveur, ne se contente pas de nous divertir. Elle nous offre une plongée profonde dans les méandres de la société, nous permettant de comprendre et d’appréhender les enjeux sociaux qui façonnent notre quotidien. Chaque histoire, chaque personnage, est le reflet d’une réalité sociale, d’une condition humaine avec ses joies, ses peines, ses défis et ses espoirs. » Comme un Jonathan Coe, dont les récits entrent dans le dur de ce qui fait l’humain : entre retournements de veste et mouvement suivis, ces œuvres parlent de ce que nous vivons et sommes.
Brothers est d’autant plus puissant qu’il débute dix ans avant la révolution culturelle et s’achève en 2006. Il nous présente deux demi-frères aux destins contrastés : l’un, milliardaire surpuissant, et l’autre, looser admirable, évoluant dans la ville à l’ouest de Shanghai. À travers leurs yeux, le lecteur traverse 70 ans d’histoire chinoise, découvrant le meilleur et le pire de ce que l’humanité a pu produire.
Xavier Capodano pointe une thèse intéressante, mise en avant dans le roman : alors que les Occidentaux ont traversé le Moyen Âge et sont entrés dans la vie moderne en 350 ans, les Chinois ont accompli ce même trajet en seulement 50 ans, engendrant une transformation radicale de la société. « Au point qu'ils en sont devenus fous, estime Yu Hua. » Et d'illustrer cette accélération historique en condensant toute cette période tumultueuse à travers les vies de deux personnages. Leur histoire est le reflet d’une catastrophe vécue par tout un peuple, une catastrophe bien plus dévastatrice que ce que les Soviétiques ont pu connaître.
L'un des clous du spectacle s'entendra littéralement : l'automutilation d'un homme, qui s'enfonce un clou dans la tête. Un passage inspiré d’une histoire vraie que Yu Hua a entendu lorsqu’il avait 7 ou 8 ans, un souvenir qui l’a marqué à vie. « Cet épisode symbolise la brutalité et l’automutilation que la société chinoise a subie pendant cette période. »
Quelque temps après la sortie du livre, l’écrivain reçut un message d’un universitaire de Pékin, lui indiquant que son père s’était suicidé de cette manière. Et la veuve voulait savoir si son époux avait servi de base à la fiction. « J’avais laissé libre cours à mon imagination, j’avais l’impression d’exagérer beaucoup. Mais c’était arrivé. La Chine est encore plus riche, et la vie plus exagérée, que je tout ce que je pouvais imaginer », commentait Yu Hua auprès de Libération.
Il évoque ensuite La ville introuvable, ce roman captivant qui dépeint le destin hors-norme d’un homme dans un pays au bord du chaos. « Le lexique à la fin est une pépite pour cerner le contexte, même si on aurait aimé quelques détails pour mieux dater certains événements. » Xavier est particulièrement touché par le héros, ce personnage en quête d’une femme perdue, affrontant adversités et brigands avec une résilience à toute épreuve. « Ce qui est beau, c’est cette foi inébranlable en la nature humaine, cette capacité à toujours tendre la main malgré tout. »
L'histoire se situe entre la fin du XIXe siècle et le début des années 1930, période caractérisée par la fin de la dynastie Qing. Renversée en 1911, elle aura régné pendant 268 ans. Cette révolution a également mis fin à un système politique chinois vieux de deux millénaires. Le 1er janvier 1912, une république est proclamée. Un dirigeant ambitieux tente de rétablir la monarchie en vain.
Malgré cet échec, la Chine connaît une période d'instabilité marquée par les conflits entre seigneurs de la guerre. Ce chaos persistera jusqu'à l'arrivée au pouvoir du Guomindang, le parti nationaliste, en 1928. Durant cette époque, la Chine est régulièrement frappée par des catastrophes naturelles et est ravagée par des bandits commettant pillages, enlèvements, tortures et meurtres.
« Ce qui est fascinant, c’est cette vision de la Chine, ni trop rose ni trop sombre, qui nous emmène des années avant Mao jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Tout est concentré, comme une essence pure de l’âme du peuple face à l’adversité. »
Il conclut en évoquant le destin poignant de cette femme, figure centrale du dernier quart du livre. « Face au patriarcat chinois, ses choix sont un véritable parcours du combattant. Mais Yu Hua, avec sa plume magistrale, nous montre une femme forte, déterminée, qui défie les conventions pour suivre son cœur. »
La Ville introuvable apporte une pierre de plus à l’œuvre que bâtit Yu Hua — de ces grandes littératures qui emportent le lecteur dans un tourbillon d’émotions, de réflexions et de découvertes. On y retrouve les codes des textes du XIXe, à croire que le Chinois a lu Balzac, du moins les ouvrages qui firent la gloire de la littérature en Europe, à cette période. Et son talent pour raconter des histoires qui font rire, pleurer, réfléchir et rêver, est un maître incontesté dans cet art.
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D'ailleurs, ses liens avec la littérature français et la France plus particulièrement, il les dévoilait voilà une dizaine d'années, quand sortait Le septième jour, en octobre 2014 (traduction par Angel Pino et Isabelle Rabut).
Crédits photo : Yu Hua - Actes Sud
DOSSIER - Rentrée littéraire 2023 : découvertes et coups de cœurs
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1 Commentaire
L'albatros.
29/08/2023 à 13:42
Merci a vous pour cet article qui nous apporte moult informations en regard d' un domaine , peu usité, voire même radicalement inconnu : la litterature de Chine, ancienne, moderne, traditionnelle , classique -- et litterature contemporaine !!!
Comme on aimerait pouvoir naviguer entre -- odyssee, illiade, gilgamesh, éneide, anabase, au bord de l ' eau, et autres , en pleine " familiarité " ....
Car très fertile pour le romanesque imaginatif, paraît il que la narration chinoise, toujours fluviale, et par grandes unités traversées et traversières ....
Merci à vous de transmettre tout ça.