Pour quiconque les croise en librairie, les ouvrages siglés Callidor sont de ceux que l'on n'oublie pas. Couvertures illustrées, titres calligraphiés, dessins cryptiques et intrigants cisèlent un écrin de choix pour des textes exhumés avec la patience d'un chercheur d'or par Thierry Fraysse, qui dirige la maison. Avec de la suite dans les idées, et une obsession assumée.
Le 15/12/2023 à 16:07 par Antoine Oury
1 Réactions | 683 Partages
Publié le :
15/12/2023 à 16:07
1
Commentaires
683
Partages
Comme de nombreux enfants des années 1990, Thierry Fraysse a découvert la fantasy et l'imaginaire avec deux œuvres incontournables de l'époque : la saga Harry Potter de J.K. Rowling et les films de Peter Jackson tirés du Seigneur des Anneaux, de J.R.R. Tolkien.
Mais peu se sont ensuite lancés dans une exploration archéologique du genre, avec, à la clé, une maison d'édition, Callidor, pour porter une collection centrale, L'Âge d'or de la fantasy, destinée à remettre en avant les textes fondateurs...
Thierry Fraysse l'admet sans trop de difficulté : « Honnêtement, je suis très tourné vers le passé. » Pas en règle générale, mais pour la fantasy en particulier. Afin d'étendre le catalogue de sa maison d'édition, Callidor, il écume les forums, passe en revue les catalogues des maisons d'édition étrangères et consulte diverses sources, y compris universitaires, afin de mettre au jour un texte trop longtemps oublié.
Ce goût pour la réédition ou la traduction d’inédits en français, il le tire de ses études supérieures, et notamment du concept d'intertextualité. Quand la filiation entre les auteurs classiques se remonte facilement, Thierry Fraysse constate qu'elle est beaucoup moins mise en évidence dans son genre de prédilection, la fantasy.
« Je me suis donc amusé à l'appliquer à mon domaine : David Gemmell, avec lequel j'ai grandi, qui l'a influencé ? Robert Howard. Et Tolkien, pour Le Seigneur des Anneaux ? William Morris, George MacDonald et Eric Rücker Eddison. Plus je creusais, plus je me rendais compte qu'un certain nombre de ces auteurs de la fin du XIXe, début du XXe n'avaient pas été traduits », se souvient l'éditeur.
Pour accueillir ces pionniers — et pionnières, évidemment —, rien de mieux qu'une collection dédiée, qu'il nommera en 2015 L'Âge d'or de la fantasy, en référence à cette période d'éclosion d'un genre influent, parfois très apprécié, mais aussi souvent déconsidéré, notamment en France.
Dans un premier temps, Callidor s'attache donc à combler ces trous de mémoire de l'édition française, où sont absentes de grandes figures anglophones. « En France, cette fantasy arrive assez tardivement, dans les années 1970, avec des traductions de Tolkien, de Robert Howard, de Fritz Leiber. Mais les éditeurs qui publient ces livres se consacrent à ces figures incontournables et aux auteurs du moment, anglophones, mais aussi français », analyse Thierry Fraysse.
Ses recherches, essentiellement anglophones au départ, s'ouvrent peu à peu à d'autres territoires, dont l'hexagone, « où les écrivains décadents ont produit des textes, et notamment des nouvelles, qui s'inscrivent clairement dans le genre de la fantasy ».
D'ailleurs, sa collection accueillera vite des noms français, comme André Lichtenberger (Les Centaures) ou le duo Charles Lomon et Pierre-Barthélemy Gheusi (Soroé, reine des Atlantes), dont les textes furent publiés au début du XXe siècle, puis oubliés. « À l'époque, on ne savait pas trop ce qu'était la fantasy, on l'attachait plus facilement aux contes et au merveilleux, et puis d'autres genres se sont révélés plus intéressants pour les éditeurs d’alors. »
En 2022, grâce aux traducteurs Viktoriya & Patrice Lajoye, son catalogue embarque Le Dragon de Lune, du Russe Vladimir Bogoraz. « J'adore cette idée d'ouverture au monde, qui montre que la fantasy est une volonté commune, globale, de retour aux sources, qui apparait au même moment, fin XIXe, début XXe », s'enthousiasme Fraysse, qui confie avoir déniché un texte espagnol dans la même veine.
Thierry Fraysse cultive aujourd'hui une obsession qui a mis un certain temps à se révéler. Après le choc de Harry Potter et du Seigneur des Anneaux, il déniche en librairie ces livres « qu'on n'étudiait pas au collège », les textes de David Gemmell chez Bragelonne, puis Robert Howard. « Je me nourris un peu de ce que je trouve, sans me spécialiser », se rappelle-t-il.
Son intérêt pour les littératures de l'imaginaire est essentiellement solitaire, ensuite stimulé par les visites de forums où s'échangent des conseils. Originaire d'une famille « où tout le monde est soit ingénieur, soit commercial », il emboîte le pas en se lançant dans la filière scientifique, malgré un tropisme littéraire latent.
Ce Parisien de naissance opte finalement pour une prépa littéraire, « ce qui a un peu fait peur à mes parents : je ne voulais pas être prof, alors quoi ? Ce n'est que plus tard que j'ai pensé à éditeur. Mais, vu le nombre de personnes qui deviennent éditrices à la sortie de la fac, c'était peut-être plus angoissant », s'amuse-t-il aujourd'hui.
Cette désorientation donne en fin de compte lieu à une trajectoire très cohérente. En troisième année de licence, il réalise un stage aux éditions Sillage, installées dans la capitale et spécialisées dans la réédition de textes méconnus d'auteurs classiques, « avec une charte graphique très particulière, sobre et belle, ils m'ont montré que ce genre de collection était possible ».
Galvanisé par cette expérience, il l'adapte alors à sa fascination pour l'imaginaire et ouvre Callidor, en 2010, avec la publication l'année suivante de Sweeney Todd, de James Malcolm Rymer, qu'il fait traduire de l'anglais par un camarade de prépa, Thomas Garel. « C'était une façon de me mettre le pied à l'étrier, de tâter le pouls du monde éditorial. J'ai bien fait, parce que je suis tombé dans beaucoup de pièges avec ce titre, que je ne voulais pas reproduire pour L'Âge d'or de la fantasy. »
Pour façonner la collection centrale de sa maison désormais créée, Thierry Fraysse oriente ses années de master. Son premier mémoire se consacre ainsi à Abraham Merritt et Les Habitants du mirage (1932), dont il a publié une nouvelle traduction — par Thomas Garel — dès 2015, ce qui marque la naissance de L'Âge d'or. Le second est au service évident de Callidor, puisque l'étudiant y expose le potentiel commercial d'une publication de Lud-en-Brume, roman inédit en français de la Britannique Hope Mirrlees. Que Callidor apporte en librairie en 2015 également, dans une traduction de Julie Petonnet-Vincent.
Son passage à l'université permet à Fraysse d'être le témoin de l'intérêt universitaire grandissant pour la fantasy et l'imaginaire en général, avec Vincent Ferré, spécialiste de Tolkien, en maitre de son premier mémoire. Depuis, l'éditeur a conservé des liens avec le milieu universitaire, dont certains membres sont devenus des amis et des sources, pour dénicher de précieux textes. Avant notre entretien, il échangeait ainsi avec Marc Rolland, qui enseigne la littérature comparée, « un des spécialistes d'Eric Rücker Eddison en France, qui m'apprend énormément ».
Thierry Fraysse n'a pas perdu, une fois l'université quittée, le souci du détail et de la précision des études supérieures. « Mes livres sont tous dotés d'un appareil critique, parce que je tiens vraiment à recontextualiser les textes et les auteurs », affirme-t-il. Le soin donné aux choix des intervenants en témoigne : Neil Gaiman pour Lud-en-Brume, Robert Silverberg pour Le Visage dans l'Abîme de Merritt, Guillermo del Toro pour Le Grand Dieu Pan d'Arthur Machen... Autant de lectures précieuses sur les œuvres et leur importance dans un continuum. L'éditeur ne se prive pas, de temps à autre, de signer lui-même les postfaces, telles celles des Centaures ou des Dieux verts de Nathalie Henneberg, comme pour signifier un attachement particulier.
Au sujet de cette dernière, l'œuvre de Callidor permet aussi de remettre en avant un certain nombre d'autrices, parmi lesquelles Hope Mirrlees et Stella Benson, qui ont souffert, dans l'imaginaire comme ailleurs, « d'une invisibilisation, ou, en tout cas, qui n'ont pas bénéficié du même traitement que les hommes ».
« L'histoire de Nathalie Henneberg est, à ce titre, symptomatique, puisqu'elle signe ses textes sous pseudonyme, puis sous le nom de son mari, Charles Henneberg, devant la frilosité des éditeurs. Quand celui-ci décède, en 1959, elle annonce qu'elle “poursuit l'œuvre de son mari”. Les critiques se sont déchirés sur les textes suivants, à savoir s'ils étaient meilleurs ou moins bons... Ce n'est que tardivement qu'elle s'est dévoilée », raconte Thierry Fraysse.
Impossible d'évoquer L'Âge d'or et les éditions Callidor sans mentionner le travail graphique qui façonne chacun des ouvrages. Dès Sweeney Todd en 2011, une illustratrice, Mélody Dafonseca, est associée. « Quel titre mérite plus d'être illustré qu'un classique ? La fantasy est un genre extrêmement visuel, ce sont des textes centenaires : et pourtant, par l'illustration, nous pouvons apporter une forme de modernité, avec des artistes contemporains ou non. »
Au sein de L'Âge d'or, les textes gagnent — ou retrouvent — des visuels évocateurs, parfois inextricablement liés aux mots des auteurs, à l'image de Virgin Finlay et d'Abraham Merritt. « Quand on a à disposition un des plus grands illustrateurs américains, connus pour son travail sur les pulps, on ne peut pas s'en passer. Il était évident que je devais remettre en avant ce duo qui a marqué son époque », souligne l'éditeur.
Avide d'illustrations, Thierry Fraysse a fini par créer un format qui leur donne plus d'amplitude : la collection « Collector » réunit de véritables beaux-livres pour d'autres classiques de la littérature. Avec, cette fois, des incursions vers d'autres genres, d'autres époques et d'autres styles, comme L'appel de la forêt de Jack London ou Salammbô, de Flaubert.
Ce dernier, paru en 2022, est illustré par Suzanne-Raphaële Lagneau, « que j'ai découvert il y a 8 ans, une illustratrice qui a joué un rôle important, dans les années 1920-30, pour le développement de la ligne claire, que l'on retrouve plus tard dans la bande dessinée ». Le classique de Gustave Flaubert s'enrichit de 70 illustrations aux couleurs avant-gardistes, et acquiert au passage, chez Callidor, un statut de récit « protofantasy » aux yeux de son éditeur.
L'artiste contemporain paraguayen Samuel Araya, pour sa part, a esquissé les visions hallucinées et déstabilisantes du Roi en jaune, de Robert Chambers, avant celles du Grand Dieu Pan, d'Arthur Machen, avec des créations spécifiques à Callidor.
S'il ne se dit pas bibliophile, Thierry Fraysse s'autorise de temps à autre l'achat d'une belle et rare édition, comme le Salammbô de 1928 et Les Centaures d'André Lichtenberger, illustré par Victor Prouvé. Il est partageur : dans les deux cas, « c'était pour en scanner les illustrations » et les rééditer.
Callidor hante les nuits de Thierry Fraysse, qui, le jour, est éditeur pour Urban Comics, au sein du groupe Média-Participations. Entré il y a 10 ans, il commence en tant que freelance avant de grimper les échelons. Bien sûr, des passerelles se forment : « Avec les comics, nous nous intéressons à la production américaine, ce qui suppose donc un travail de traduction et de correction, qui me sert énormément pour Callidor. »
Une acquisition de réflexes, mais pas seulement, puisque l'éditeur a connu chez Urban Maxime Le Dain, à qui il fait traduire Les Trois Malla-moulgars, de Walter de la Mare, ainsi qu'un graphiste, Cyril Terrier, qui assure depuis deux le design des ouvrages de Callidor, dont la nouvelle charte graphique de L'Âge d'or, « qui nous permet de nous démarquer en librairie ».
« Être un bon éditeur, un bon chef d'entreprise même, c'est savoir bien s'entourer ». Petit à petit, année après année, Thierry Fraysse a constitué son réseau de traducteurs qui, de temps à autre, lui proposent tel ou tel texte à publier. Alors qu'il pense à publier Le Serpent Ouroboros d'Eric Rücker Eddison, il tombe sur le blog du traducteur Patrick Marcel, qui l'évoque : « Si c'est un rêve pour vous de l'éditer, c'est un rêve pour moi de le traduire », lui annonce celui-ci. Aussitôt dit...
Quand le traducteur autodidacte Frédéric Collemare le contacte, il y a 8 ans, pour lui proposer Spartacus, de James Leslie Mitchell, Thierry Fraysse refuse. Trop éloigné de sa ligne éditoriale. Mais, en 2022, il crée une nouvelle collection, « Épopée », spécialement pour ce titre, « qui me hantait », et bientôt pour deux autres, de Harold Lamb.
À ses débuts, Callidor s'appuyait sur un système excessivement amateur d'autodiffusion et autodistribution. Depuis quelques mois, Thierry Fraysse peut souffler, puisqu'il a rejoint le collectif Anne Carrière, qui permet aux éditeurs associés de bénéficier de certains services du groupe, dont le recours à Média Diffusion/MDS, mais aussi l'accès à la fabrication ou au juridique.
Un véritable changement d'échelle pour la petite maison, laquelle s'installe un peu plus dans un paysage de l'imaginaire francophone que le fondateur scrute avec attention. « Il y a des maisons qui font des textes que j'envie, comme Mnémos avec leur très belle édition pour Clark Ashton Smith, un de mes auteurs préférés, et Le Bélial, avec L'épée brisée de Poul Anderson, un texte phare sorti en 1954. »
Avec Les Forges de Vulcain, le travail éditorial s'est même synchronisé autour de la figure d'Arthur Machen. « Nous nous sommes entendus, avec David [Meulemans], pour ne pas nous tirer dans les pattes et fournir des parutions complémentaires. Avec La Colline des rêves et autres récits fantastiques, il se charge de la période plus tardive de la production de Machen, tandis qu'avec Le Grand Dieu Pan, je me penche sur ses débuts dans la littérature fantastique. J'espère vraiment que nos deux publications vont s'entraider. »
David Meulemans, de son côté, admire le « côté artisan » de son confrère et ami, ainsi que « son approche maximaliste, avec la rematérialisation du livre comme objet, l'appareil critique, le sens du façonnage »... Le fondateur des Forges le rencontre pour la première fois au feu festival de Sèvres, les Rencontres de l'Imaginaire, alors que Callidor est naissante. « Il était très intéressé par notre travail sur William Morris, et a eu l'élégance de dire : “Si tu fais William Morris, je ne vais pas le faire”. »
« Il s'inscrit dans la mémoire longue des lectures de l'imaginaire, où de nouvelles éditions de Lovecraft, de Dune ou d'Ursula K. Le Guin font l'événement, mais lui provoque aussi des entrées dans le patrimoine et fait connaitre des textes qui n'avaient pas été traduits. »
L'année 2023 de Callidor se clôt sur cette parution inter-éditoriale de textes d'Arthur Machen, ainsi que sur Le Visage dans l'Abime d'Abraham Merritt, qui s'inscrit dans cette « littérature de mondes perdus caractéristique de cette époque, avec un côté lovecraftien avant l'heure ». Thierry Fraysse s'est assuré, pour cette édition, de réunir la version « la plus complète du texte, plus poétique aussi », faite d'une novella parue en 1923 et d'un roman de 1930.
Dans quelques mois, Callidor portera notamment un autre des titres de l'écrivain américain, un des plus célèbres, La Nef d'Ishtar, « que l'on me réclame continuellement ».
Et que se passerait-il si Thierry Fraysse exhumait un inédit de Merritt, de Lichtenberger ou autres ? « C'est une question piège, car une telle découverte serait de l'ordre du rêve, ce serait génial. » Mais l'esprit de collection revient au galop, avec le souci de relever « l'empreinte d'un texte » : « Ce ne serait pas dans L'Âge d'or, il faudrait développer autre chose. » La fantasy du passé a encore de beaux jours devant elle.
Photographie : Thierry Fraysse à Paris, le 8 novembre 2023 (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
Paru le 08/04/2022
589 pages
Callidor
27,00 €
Paru le 04/11/2022
397 pages
Callidor
25,00 €
Paru le 24/03/2023
386 pages
Callidor
25,00 €
Paru le 30/09/2022
384 pages
Callidor
39,00 €
Paru le 06/05/2022
352 pages
Callidor
21,00 €
Paru le 10/10/2015
360 pages
Callidor
20,00 €
Paru le 01/12/2017
288 pages
Callidor
20,00 €
1 Commentaire
Margotte54
17/12/2023 à 08:35
Bonjour,
Je viens de lire cet article avec grand intérêt. La fantazy est un genre littéraire dont j'ignore absolument tout ! Quel ouvrage me conseilleriez-vous pour entrer dans ce monde inconnu ? Merci d'avance