D’après Erri de Luca, l’impossible caractérise « ce qui n’a pas encore été fait » (trad. Danièle Valin). La chaîne du livre — mais par cette dénomination, ne réduit-on pas ses acteurs à des maillons ignorants les uns des autres ? — était conviée à une journée de réflexion, ce 29 janvier. Dans les locaux du groupe Bayard, on se réunissait pour « décarboner le livre et l’édition ».
Le 29/01/2024 à 20:08 par Nicolas Gary
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29/01/2024 à 20:08
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Au cœur du projet, Le Bureau des acclimatations, structure qui propose des outils pour appréhender la transition écologique et l’Université Grenoble Alpes. À leurs côtés, Bayard, L’école des loisirs et The Shift Project – think tank travaillantà une économie libérée de la contrainte carbone. Pour financer l’ensemble La Banque des territoires et la Région Grand Est. Le cadre est posé pour un « marathon créatif », articulé autour de trois ateliers : Fabrication, Coopération et Rémunération. Pour chacun, des groupes d’une vingtaine de personnes issues des différents secteurs de l’industrie sont invités à imaginer.
Sans autres limites que la conception de prototypes réalisables en une douzaine de mois, les groupes explorent de nouveaux modèles économiques pour l’industrie, dans le but de réduire ses impacts environnementaux par rapport au système actuel. Il s’agit donc d’imaginer de nouvelles méthodes de vente et des évolutions pour l’industrie : des initiatives qui contribueront à l’essor du secteur.
« Pourquoi ne pas commencer par modifier cette expression, “chaîne du livre”, en “écosystème du livre” ? Cela inclut de manière moins segmentée les différents acteurs et symbolise un ensemble plus cohérent », suggère une intervenante. Cette proposition, comme toute autre idée, sera prise en compte. Vincent Dargenne, de l’ADEME (Agence de la transition écologique), l’affirme dès l’introduction : « Coopérer est désormais incontournable. » Ainsi, tout ce qui favorisera une meilleure compréhension mutuelle et une connaissance approfondie des différents métiers sera bénéfique pour l’ensemble du secteur.
L’industrie, dans sa diversité, reflète le contenu même de ses productions : autant de maisons d’édition — et d’entités juridiques ? – que de publications. La notion de bibliodiversité se résume en quelques mots. Son revers, la surproduction, est une problématique constante. Cependant, le monde actuel exige de s’affranchir des méthodes traditionnelles : produire en masse pour réduire le coût unitaire et offrir des produits moins onéreux que ceux de la concurrence, dans le but de pérenniser l’entreprise.
Corollaire : les librairies débordent et, avec elles, le marché, car chacun cherche sa place. Parallèlement, les ressources naturelles lancent un avertissement : moins, toujours moins, pour produire davantage ? Le serpent ne se mord pas la queue : il s'autodévore pour se régénérer, ignorant (ou faisant semblant d'ignorer) qu'il perdra de sa substance dans le processus.
À ce paradigme désuet s'ajoutent d'autres défis : travailler, certes, mais de quelle manière, où et dans quel but ? L'épanouissement professionnel est désormais indissociable de la quête de sens dans l'activité. « Comment faire comprendre à un représentant, motivé par des primes sur la vente d'ouvrages en magasin, que son rôle va évoluer avec la diminution du nombre de titres ? Soutenir ces transformations est l'une des missions de l'ADEME », insiste Vincent Dargenne.
Cette soixantaine de participants présente une diversité remarquable : auteurs, éditeurs (groupes et indépendants), imprimeurs, libraires, bibliothécaires, développeurs de logiciels, acteurs du marché de l'occasion et représentants d'agences régionales du livre. Tous sont réunis pour apporter des solutions concrètes, épaulés par des coachs – après tout, un marathon est une course où chacun porte un dossard.
En matière de fabrication du livre, une question se pose : comment prolonger la durée de vie d'un ouvrage sans sacrifier les matériaux (colle, encre, papier…) pour l'intégrer dans une économie plus circulaire ? Du côté de la Coopération, on interroge les pratiques futures : privilégier la synergie plutôt que la concurrence et la compétition ? Quelles innovations pour enrichir l'expérience de lecture ?
Concernant la rémunération, élément central du débat, il s'agit autant de faire émerger une nouvelle valeur que de procéder à une redistribution plus équitable.
« Dans le système actuel, chaque acteur du livre évolue dans son silo : tous avancent, certes, mais en circuit fermé, sans vraiment connaître l'activité des autres », fait remarquer un invité. « J'ignorais que les bibliothécaires refaçonnaient les livres », avoue une éditrice. « C'est essentiel pour prolonger leur durée de vie », ajoute une responsable de la BPI. Elle évoque l'exemple de la Bibliothèque municipale de Lyon où les livres souffrent de multiples facteurs de dégradation : UV, humidité, pollution, acidité du papier…
Or, ce problème concerne principalement les espaces de prêt, dont les équipes sont trop rarement consultées sur la durabilité des documents. « Les reliures des romans grand format sont particulièrement vulnérables », poursuit-elle. Elle prend pour analogie le conte de La princesse au petit pois : la gêne occasionnée par un petit pois sous plusieurs matelas. « De la même façon, un marque-page endommage et fragilise la structure du livre. » Une image parlante, ô combien, et à pein exagérée…
Lorsqu'il est question d'argent, le marché du livre d'occasion est inévitablement évoqué : Geoffroy Pelletier, directeur général de la Sofia, alimente les discussions avec les résultats d'une étude récente. Les acheteurs de livres d'occasion sont principalement des lecteurs qui, en payant moins cher, lisent davantage.
Selon l'ADEME, pour un produit neuf acquis, trois livres d'occasion sont achetés. Un bénéfice ? Si le voyage d'un livre de Strasbourg à Bordeaux a une dimension sociale, son impact écologique, notamment en termes d'émissions de carbone, n'est pas négligeable.
« Pas de transition écologique sans transition économique. » Cette affirmation soulève une question : quels seront les modèles économiques de demain ? Ils évolueront, que ce soit sous la contrainte des ressources, de la réglementation ou par anticipation des défis à venir. Trouver l'équilibre entre les enjeux contemporains revient à marcher sur une corde raide, sans oublier que les modes de gouvernance des entreprises devront également évoluer.
Face aux défis futurs, les outils tels que le financement participatif et les appels à souscription prennent de l'importance, tout comme l'arrondi solidaire permettant de reverser quelques centimes à des organismes. « Les acheteurs seraient-ils prêts à payer 1 € supplémentaire, destiné aux auteurs et éditeurs, lors de l'achat d'un livre d'occasion ? », interroge Geoffroy Pelletier. La réponse viendra...
Avant de redistribuer, il faut concevoir et fabriquer. Dans le cycle de vie du livre, on croirait à tort que le transport est l'aspect le plus lourd en termes d'impact environnemental. « En réalité, que ce soit en termes de changement climatique, d'acidification, de pollution particulaire, d'utilisation de ressources minérales et métalliques, d'écotoxicité de l'eau douce, de radiations ionisantes ou de consommation d'eau, c'est la fabrication qui est déterminante », insiste Fanny Valembois, Co-pilote Pôle Culture - Pilote "Livre et édition" pour The Shift Project.
Concernant le papier, entre 35 et 50 % de ce qui arrive en imprimerie ne parvient pas au client final. Benoît Moreau d'Ecograf souligne les pertes observées lors du façonnage, du calage des rotatives et d'autres étapes. Alors, que faire ? Comment collaborer efficacement, car agir seul serait peine perdue ? Lorsque 70 % des enjeux écologiques reposent sur la fabrication, il est crucial d'évaluer précisément le nombre d'exemplaires à imprimer.
« Mais la vertu n'améliore pas les finances : réduire la production ne renforce pas nos résultats financiers », constate une éditrice. Doit-on accuser la surproduction ? Oui, mais comment la définir précisément ? « Le pilon représente certes un volume de déchets, mais l'abolir serait ignorer l'inévitabilité des déchets. Le véritable défi réside dans leur traitement », poursuit-elle. Une réglementation plus stricte sur la destruction des invendus encouragerait-elle plus de réflexion et, par conséquent, d'action ?
Parallèlement, ne pas imprimer suffisamment entraîne le risque d'une réimpression coûteuse. « Les éditeurs craignent de manquer en cas de succès, tandis que les libraires redoutent de ne pas choisir le bon titre, celui qui se vendra en grand nombre », admet une libraire. « Cela, ajouté à la nécessité d'occuper l'espace avec des piles de livres, perpétue la culture de l'impression en masse », conclut un éditeur.
Des ateliers résultaient des prototypes, « expérimentations réalistes, à petite échelle, potentiellement mises en place sous 12 mois. En somme, rêver en grand », annonçait Fanny Valembois. Des prototypes de solutions, donc, reflétant les revendications des différents opérateurs, avec des traits communs : élargir les messages, attirer l’attention sur l’existant, le valoriser et fédérer pour aller plus loin.
Et la conscience d’une faculté à sensibiliser massivement « nous représentons des dizaines, voire des centaines de milliers de lecteurs, d’usagers, de clients », relève des membres de Recyclivre. Alors oui, d’un atelier à l’autre, ça bloque, ça fuse, ça avance ouça crée des fronts, mais on parvient à ouvrir les chakras. Les groupes trouvent des limites dans les dispositions légales, avec la volonté de préserver les équilibres, même en modifiant les fonctionnements actuels ou en apportant des nouvelles solutions.
Au terme des trois ateliers, six prototypes ont émergé : chacun apporte des solutions à des problèmes partagés, marquant ainsi un changement majeur. « Quand on réunit les acteurs de l’industrie pour trouver des solutions, étonnamment, ils y parviennent », s’amuse une représentante. Les approches, pour le moins iconoclastes, répondaient au cahier des charges du jour : « C’était un peu de l’OULIPO interprofessionnel », plaisante une participante.
Du côté de la Fabrication, un projet nommé « 0 Gaspi » a été conçu, basé sur la création d’un cycle de vie pour les invendus : une plateforme facilitant la mise en relation entre bibliothécaires et éditeurs, afin de rendre ces livres accessibles à prix réduit. Ce système inclut également les librairies pour garantir que « personne n’en pâtisse ». Concernant les ouvrages légèrement abîmés, l’idée est de les offrir à des organismes d’intérêt général. Et pour les derniers exemplaires invendus ? Se tourner vers la R&D pour de l’upcycling – ou surrecyclage : transformer la pâte à papier en autre chose, comme de l’isolant, par exemple. Une idée certainement inédite.
Ces stratégies visent à éviter la destruction et le surstockage des livres. L’autre aspect concerne les usages : le principe révisé d’un “Nutriscore” pour les livres, adapté en fonction des destinataires. « Bibliothèques, librairies, écoles : chaque secteur a des besoins différents en termes de qualité de fabrication. Adapter à chaque public dépasse le prisme économique pour privilégier l’écologique », expliquent les intervenantes. Et pourquoi ne pas envisager que les équipements des imprimeurs servent à réparer les livres ? « Imaginons un point de dépôt pour les exemplaires endommagés, qui seraient ensuite restaurés : une autre façon de prolonger leur durée de vie ! »
Concernant la Rémunération, il s’agissait de trouver comment impliquer les acteurs du marché de l’occasion : sur une base volontaire, mobiliser les plateformes et les librairies de neuf pratiquant aussi la vente d’occasion, pour tester une contribution volontaire. Pourquoi ne pas proposer un système de dons, sur le modèle de l’arrondi solidaire, avec un montant minimum symbolique ? Les fonds collectés seraient gérés par une entité de gestion collective et répartis entre éditeurs et auteurs, ces derniers étant souvent plus affectés par le marché de l’occasion.
Un modèle de livre « traçable », conçu pour être revendu plusieurs fois, a également été envisagé. Il fournirait des informations sur les canaux de revente et contribuerait au financement de la création. En Pays de la Loire, un projet similaire a été lancé : « Ainsi, on imprime moins et on recommercialise davantage, grâce à une conception spécifiquement adaptée. » Certes, des questions techniques restent à résoudre, mais ce modèle économique traditionnel est complètement réinventé, démontrant par la même occasion le potentiel social de la lecture.
En matière de Coopération, les efforts sont redoublés. Alors que la ministre de la Culture, Rachida Dati, présentait ses vœux le 29 janvier, les intervenants alertent : « L’heure est à la surchauffe dans les librairies », avec un nombre alarmant de nouveautés, un taux de retour élevé et une grande part d’invendus détruits. Il est temps de mettre fin à une industrie nécessitant une surproduction.
Pour y remédier, 20 éditeurs et 20 libraires seront sollicités pour s’engager respectivement à publier 20 % de titres en moins et à réduire de 20 % leurs retours. Ce ralentissement expérimental de la production vise à préserver le chiffre d’affaires avec une offre diminuée. Ce cas constituerait un observatoire in vivo idéal. Naturellement, un soutien financier de la rue de Valois serait nécessaire, soulignant le rôle crucial des pouvoirs publics.
« Ne risque-t-on pas de voir une fuite des auteurs ou la disparition des titres moins prisés ? », interroge-t-on dans l’assistance. Tout est une question d’équilibre et de confiance — d’où l’importance d’un écosystème plutôt que d’une simple chaîne du livre. Les libraires s’engageraient à valoriser le fonds des éditeurs participants, tandis que ces derniers accorderaient une attention renforcée à leurs publications. Qui sait, des libraires moins submergés par les nouveautés pourraient mieux exercer leur métier.
Enfin, un constat s’est imposé en naviguant entre les ateliers : « Nous observons un manque d'interconnaissances. Il est rare de se retrouver autour d’une table avec des personnes de corps de métier différents. En échangeant, nous découvrons les défis des autres. Or, le cloisonnement au niveau national entre les différentes professions freine cet élément crucial : la mutualisation des ressources existantes. »
La solution ? Élaborer un plan d’action global et fédérateur pour aborder les transformations écologiques. « Nous serions ravis de créer un collectif regroupant toutes les institutions, mais cela nécessite des ressources et une réelle volonté. » L’appel aux bonnes volontés est lancé, renforcé par celui de Fanny Valembois, qui conclut la journée : « Pour concrétiser vos prototypes, nous ferons tout notre possible. Cependant, nous manquons de ressources et de moyens humains. Tout repose sur la volonté collective de changement. »
Cette coopération, loin de céder à l’ecoanxiété, devient un impératif pour chacun.
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
* cette citation est emprunté à Philippe Meyer, ancien (et merveilleux) chroniqueur sur France Inter
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
3 Commentaires
Necroko
30/01/2024 à 04:52
Pitié pas de "nutri-score" sur les Mangas pour les enlaidir
Marianne L.
30/01/2024 à 11:29
Merci Actualitté pour cet article très intéressant !
Je suis bibliothécaire et je trouve ça merveilleux que ce brainstorming réunissant les acteurs de la "chaîne du livre" inclut des représentants des bibliothèques ! Parce que je pense sincèrement que la qualité "physique" des livres se dégrade en ce moment. Je suis obligée de réparer puis de pilonner des dizaines de BD jeunesse par an, des albums achetés récemment, alors que les vieux Tintins et les vieux Astérix sont toujours là ... tout ça parce que les matériaux utilisés sont de plus en plus mauvaise qualité ... ce sont les fils de reliure des cahiers qui craquent en quelques mois, alors que la couverture et les pages sont nickels ! Et ce alors que les prix de ces albums ont tous allègrement dépassé les 10 euros (voir 15 maintenant pour certaines BD jeunesse ... et je ne parle même pas des BD adultes à 25 euros et plus ...).
Même constat du côté des romans grand format adulte ou ado, là c'est la colle qui ne tient pas ... et quand vous venez d'acheter l'exemplaire à 22€, que le premier lecteur qui l'a emprunté vous le ramène et qu'il est bien désemparé devant les dégâts, vous ne pouvez évidemment pas lui facturer les 22€ ... on a essayé quelque fois de les ramener à notre libraire mais évidemment, les exemplaires ont été couverts, équipés d'un code-barre, d'une étiquette de cote, de tampons divers et variés ... bref, on a droit à la grimace aussi ...
Alors il y a un gros travail à faire à tous les niveaux, production, diffusion, réflexion, etc ... mais il ne faut pas oublier qu'un livre n'est pas un objet qu'on achète, qu'on lit une fois puis qu'on jette ou qu'on revend ... et ça, je ne suis pas certaine que les éditeurs en aient vraiment conscience.
Michel
30/01/2024 à 13:29
Déjà le premier avril ? Comme le temps passe...