La relation entre intellectuels et pouvoir a toujours été un sujet de débat, tout comme le lien entre politique et littérature. Mais, depuis l’arrivée de Giorgia Meloni en octobre 2022, le débat s’est enflammé en Italie. Preuve, suite à la décision d’annuler le monologue d’Antonio Scurati prévu sur la télévision publique italienne, la Rai, au sujet de l’antifascisme.
Le 20/04/2024 à 18:56 par Federica Malinverno
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Publié le :
20/04/2024 à 18:56
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À plusieurs reprises le monde intellectuel italien a protesté contre des actes et décisions du gouvernement de Giorgia Meloni, considérés comme relevants de censures. L’écrivain Antonio Scurati en fait les frais à son tour : lauréat du prix Strega en 2019 avec le livre M, L’enfant du Siècle (Les Arènes, 2020, traduit par Nathalie Bauer), il reconstituait l’ascension de Benito Mussolini jusqu’à la défaite du parti fasciste. Il avait d'ailleurs reçu le prix du livre européen 2022 pour l'ouvrage.
À l’occasion du 25 avril, fête de la Libération en Italie, un monologue d’Antonio Scurati était prévu dans l’émission Che Sarà de la Rai. Dans un post sur Instagram, la présentatrice et journaliste Serena Bortone a dénoncé l’annulation de cette invitation : « Comme vous l’aurez lu dans le communiqué, dans l’épisode de Che sarà de ce soir, un monologue d’Antonio Scurati était prévu pour le 25 avril. J’ai appris hier soir, avec consternation et par pur hasard, que le contrat de Scurati avait été annulé. Je n’ai pas pu obtenir d’explications plausibles (…). »
Certains ont rapidement soupçonné une forme de censure, car le discours de l’auteur italien, qui a ensuite été publié sur Repubblica.it, n’épargne pas la droite de Giorgia Meloni. Il critique également cette “pudeur” à se prononcer publiquement « antifasciste » — une manière de nier les exactions commises, en rejetant la réalité historique.
Le texte de l’intellectuel italien débutait par l’assassinat de Giacomo Matteotti en 1924, victime des fascistes, pour se conclure sur une salve réprobatrice, ciblant la Première ministre.
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Ainsi, Meloni « s’en est obstinément tenue à la ligne idéologique de sa culture néo-fasciste d’origine : elle s’est distanciée des brutalités indéfendables perpétrées par le régime (la persécution des Juifs) sans jamais renier l’expérience fasciste dans son ensemble. Elle a condamné les nazis pour les massacres perpétrés avec la complicité des fascistes, pour finalement ignorer le rôle fondamental de la Résistance dans la renaissance italienne (au point de ne jamais prononcer le mot « antifascisme » à l’occasion du 25 avril 2023) ».
Et il ajoute : « Le mot que la Première ministre a refusé de prononcer palpitera encore sur les lèvres reconnaissantes de tous les démocrates sincères, qu’ils soient de gauche, de centre ou de droite. Tant que ce terme — antifascisme — ne sera pas prononcé par ceux qui nous gouvernent, le spectre du fascisme continuera de hanter la maison de la démocratie italienne ». (lire le texte intégral)
La réaction du service de presse de l’ANPI (Associazione Nazionale Partigiani d’Italia) ne s’est pas fait attendre. En effet, l’annulation de l’intervention de l’écrivain Antonio Scurati dans l’émission de la Rai a été définie comme « un fait très grave, un autre coup porté à la liberté d’expression et d’information ».
Le monde intellectuel, sur les réseaux sociaux et dans la presse, a vivement réagi : l’éditeur Paolo Repetti, fondateur avec Severino Cesari d’Einaudi Stile Libero, affirme que « le texte de Scurati censuré par la Rai pose le problème de l’extranéité de cette droite à l’histoire républicaine née de l’antifascisme ». Mais la Rai est-elle à l’origine de cette décision ?
Nicola Lagioia, romancier et ancien directeur du Salon international du livre de Turin, transforme son indignation en un véritable appel : « J’invite les écrivains et les écrivaines, les intellectuels de ce pays, les travailleurs du monde de l’édition, les éditeurs eux-mêmes, à se faire entendre. Surtout ceux et celles qui, à l’égard de ce gouvernement, même s’ils le considèrent à certains égards comme un gouvernement dangereux, ont préféré, au cours de la dernière année et demie, parler peu ou pas du tout. (…) ».
La chaîne est intervenue dans l’arène publique, niant son implication dans un communiqué de presse : « Pas de censure. La participation de l’écrivain Antonio Scurati au programme Che Sarà n’a jamais été remise en question », déclare Paolo Corsini, directrice de l’Approfondimento RAI, cité par ANSA, l'agence de presse.
La question, selon la Rai, n’était pas liée à la liberté d’expression, mais relève d'une question financière : « Je crois qu’il convient de ne pas confondre les aspects éditoriaux avec ceux de nature économique et contractuelle, sur lesquels des enquêtes sont en cours ». Mais la censure économique existe bel et bien : il est souvent plus facile de prétexter des restrictions budgétaires pour imposer le silence sur des sujets délicats que de les interdire trop ouvertement.
Rappelons toutefois qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé et qu’à plusieurs reprises déjà, la liberté d’expression n’a manifestement pas été suffisamment protégée en Italie. En atteste l’un des derniers exemples en date : l’audience préliminaire contre l’historien Luciano Canfora, qui s’est tenue ce 16 avril.
Ce dernier est attaqué pour diffamation pour avoir qualifié la Première ministre Giorgia Meloni de « néonazie dans l’âme ». Son procès débutera le 7 octobre prochain. À l’origine de cette procédure, des propos qu’avait tenus Canfora en avril 2022 : « La question, au-delà du débat sur le conflit en Ukraine, est objective. Meloni dérive du parti Movimento Sociale, qui s’appuie sur l’héritage du Repubblica Sociale Italiana, un État collaborateur du Troisième Reich. »
Dans un post récent, Roberto Saviano a dénoncé l’annulation d’une interview à Il Messaggero, ainsi que l’attitude de la Rai à son égard : « Dans Rai ils ont peur de m’accueillir, ma présence est bloquée par la direction (….) Rien de nouveau dans ce pays triste et désespéré ».
Et l’écrivain sait de quoi il parle : en juillet 2023, il avait appris l’annulation pure et simple d’un programme prévu sur la Rai — cycle d’émission dont quatre épisodes avaient pourtant été enregistrés… Cible régulière, Saviano a critiqué à plusieurs reprises la politique et les choix du gouvernement italien actuel.
Le président de l’Association des éditeurs italiens tient à manifester sa solidarité à l’égard d’Antonio Scurati dans un communiqué. Innocenzo Cipolletta déplore l’annulation de son passage à l’antenne prévu sur Rai3, ce 25 avril, soulignant que « la liberté d’expression est au cœur de la démocratie ». Et d’ajouter qu’elle « constitue un principe directeur obligatoire pour l’ensemble du monde du livre. Un pays fort de sa démocratie ne devrait jamais craindre les opinions des écrivains, quelles qu’elles soient ».
Crédits photo : Antonio Scurati, lors de la remise du prix Strega en 2019
Par Federica Malinverno
Contact : federicamalinverno01@gmail.com
Paru le 07/09/2023
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11 Commentaires
Michel
20/04/2024 à 22:03
Premièrement, le problème est le suivant : n'est-il pas insane de ramener obstinément une personnalité politique à ce qu'elle a pu être dans sa jeunesse ?
Selon ce principe, ce même Mussolini auquel on tente de raccrocher Meloni a été haut responsable du parti socialiste italien, et a fondé le parti fasciste avec dedans de gros morceaux de socialisme (anticapitalisme, anticléricalisme...).
Alors, sophisme pour sophisme : Meloni ne serait-elle pas finalement, par transitivité ou capillarité, une affreuse socialiste ?
Deuxièmement, quand on voit l'allure et le comportement de nos antifas, je comprends la réticence de tout honnête homme à s'en réclamer.
Alexandre
21/04/2024 à 09:27
Cher Michel,
Que savez-vous du climat politique actuel en Italie? Que savez-vous de la mise au pas autoritaire des médias publics qui ont causé l’exode de nombre de journalistes les plus réputés (pas des « antifas », pas des wokistes islamo-gauchistes), voire de simples présentateurs d’émissions de variétés qui ont eu l’outrecuidance de chercher à passer un message contre l’homophobie ? Que savez-vous des coups de boutoir portés contre le droit à l’avortement d’abord dans les régions, maintenant au niveau national en autorisant des militants anti-IVG à s’introduire à l’intérieur des quelques établissements qui la pratiquent encore ?
Que savez-vous des coups de matraque portés par la police contre des adolescents qui manifestent paisiblement, sans « antifascistes » ni débordements ?
Et faut-il vraiment vous expliquer la différence entre les actions d’un groupuscule qui ne représente qu’une minorité sans aucun pouvoir politique et celles d’un gouvernement qui érode les libertés de son peuple et crée des sous-classes de citoyens?
Tout cela ne se passe pas dans la jeunesse de Meloni mais dans l’Italie d’aujourd’hui, et si l’on peut se réjouir de son attachement à l’euro ou son soutien à l’Ukraine, cela lui est aussi bien utile pour qu’on ne se penche pas trop sur sa politique intérieure.
Mais à quoi bon? Généralement, quand la réponse à toute manifestation d’inquiétude sur les dérives autoritaires et ultra-conservatrices de certains gouvernements est un renvoi aux vilains antifas (cf. entre autres Trump et l’attaque du Capitole), on sait que l’on n’a guère affaire à des acteurs de bonne foi.
Michel
21/04/2024 à 17:29
J'ai une boussole. Elle s'appelle "indice de démocratie".
Pour l'Italie, sa valeur était de 7,68 en 2021, 7,69 en 2022, 7,69 en 2023.
Tout le reste n'est que littérature...
Alexandre
22/04/2024 à 11:18
Ce qui s’appelle une démocratie imparfaite, nous sommes d’accord, et ce qui fait de l’Italie l’un des pays européens les moins bien notés (et ne regardons même pas l’indice de Transparency International), et que les 2 dernières années placent sur une mauvaise pente pour peu que l’on prenne le temps de s’intéresser aux faits au lieu d’ânonner des pédanteries ignorantes – mais vous avez raison, attendez que votre « boussole » se dégrade et que le mal soit fait avant de réagir, c’est toujours une attitude très sage et courageuse.
Michel
22/04/2024 à 23:01
Pas de quoi pavoiser. La France a longtemps été une démocratie imparfaite, y compris sous Hollande.
Meloni est arrivée fin 2022. Pour l'instant, la catastrophe annoncée ne se traduit pas dans les chiffres - qui ont été, quelquefois, plus mauvais avant elle.
Si vous vous appelez Alessandro et que vous vivez de l'autre côté des Alpes, vous pouvez sans doute trouver une voie locale et légale pour "réagir".
Si Alexandre, vivant de ce côté-ci des Alpes, que pouvez-vous donc courageusement tenter à part une franche indignation ?
Marie
21/04/2024 à 08:21
Facile et anodin de jouer avec les mots : le nazisme est du "national -socialisme". Peut-être que Melani la noire pardon Meloni l'ignore, c'est vrai que l'inculture des élus fait flores....Quoi qu'il en soit elle est vexée, ou plutôt on le lui a soufflé. Gageons qu'elle ne finira pas comme son illustre prédécesseur, car la censure va titiller les esprits...
PasMichel
21/04/2024 à 09:58
Michel, Marine vous consolera bientôt, retenez vos nerfs, les antifas ne vont pas vous sortir du lit de force. Les esprits de votre sorte sont négligeables au final.
Michel
21/04/2024 à 19:56
Je vais vous faire la réponse de Hanouna à "Saint-Just" :
- Je suis heureux de voir que vous connaissez les esprits de ma sorte, même moi je ne les connais pas"
PasMichel
22/04/2024 à 21:47
Postulez donc aux grandes gueules, ils cherchent des toutologues aguerris et à l'aise sur les questions politicoréactionnariales.
Toinou
22/04/2024 à 09:35
Il y a décidément des passés qui ont du mal à passer...
thouvenel yves
23/04/2024 à 10:24
Je suis un citoyen ordinaire Français . Ma fille ,en seconde de lycée , me demandait "ce qui qualifie une dictature" . Je lui ai bien sûr donné quelques réponses mais votre commentaire sur ces histoires de censure apporte un pluss très actuel à mes explications, en précisant que la dictature ne s'arrête pas le jour de son renversement .
mes remerciements
yves thouvenel