La disparition d'Akira Toriyama, un des grands maitres contemporains du manga, à l'âge de 68 ans seulement, a relancé les débats autour des cadences et charges de travail des mangakas et autres créateurs japonais. Avec une mise en avant, notamment, de l'espérance de vie estimée plus faible de ces professionnels par rapport à la moyenne de la population japonaise.
Le 28/03/2024 à 11:41 par Antoine Oury
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28/03/2024 à 11:41
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Kentaro Miura (Berserk), 54 ans ; Hinako Ashihara (Le Sablier, Piece), 50 ans ; Kazuki Takahashi (Yu-Gi-Oh), 60 ans ; Osamu Tezuka (Astro, le petit robot, Bouddha), 60 ans ; Shotaro Ishinomori (Cyborg 009, Kamen Rider), 60 ans ; Tatsuo Yoshida (Mach Go Go Go), 45 ans, et, finalement, Akira Toriyama, mort le 1er mars 2024 à l'âge de 68 ans.
Autant de noms et d'âges au moment du décès qui soulèvent des interrogations, au Japon et dans le monde, quant aux conditions de vie et de travail des créateurs de mangas. Faut-il s'inquiéter de la mort des auteurs à des âges peu avancés ? Un mystérieux protagoniste inscrirait-il des noms sur un Death Note, comme dans le récit homonyme de Tsugumi Ōba et Takeshi Obata, pour provoquer ces décès prématurés ?
Inutile de rappeler que la disparition d'Akira Toriyama a laissé des millions de lecteurs et de lectrices dans le désarroi, marqués par ses œuvres cultes, de Dragon Ball à Sand Land, en passant par Dr Slump. Sa mort, à un âge relativement jeune, a relancé les débats autour d'une espérance de vie possiblement moindre des mangakas par rapport au reste de la population japonaise.
Cette hypothèse circule depuis plusieurs années, et est revenue sur le devant de la scène par un article publié au début du mois de mars sur le blog d'un amateur, largement relayé sur les réseaux sociaux. Celui-ci reproduit des tableaux partagés par Yoshihiro Monaka sur X.
Cet utilisateur japonais y a rassemblé les noms de 219 créateurs de manga, avec leurs dates de naissance et de décès, afin d'établir une espérance de vie moyenne. Celle-ci atteint 62,6 ans, contre 83 ans d'espérance de vie en moyenne, pour un homme japonais. Il avait pris soin d'exclure les individus mort prématurément, suite à un accident ou par un suicide.
L'« enquête » de Yoshihiro Monaka trouve rapidement ses limites, comme le souligne lui-même son auteur. D'une part, parce que son travail ne s'appuie pas sur une méthodologie ou un relevé précis : des professionnels du manga à la vie plus longue ont pu être écartés, volontairement ou non, dans la constitution de sa liste. D'autre part, parce que 200 personnalités restent un échantillon trop faible pour établir une espérance de vie moyenne convaincante.
Toutefois, si la conclusion de cette étude succincte interpelle, c'est parce qu'elle recoupe un commentaire souvent émis par les créateurs eux-mêmes sur l'industrie du manga. Shigeru Mizuki, créateur disparu en 2015 à l'âge de 93 ans, attribuait sa longévité au fait qu'il dormait 9 heures par nuit.
Naoki Urasawa, auteur de Monster et 20th Century Boys, rappelait en 2019, lors d'un événement londonien, cette espérance de vie estimée plus courte, en soulignant que l'écriture de manga était « un travail très contraignant, très physique, [...] l'industrie du manga se construit sur ces personnes qui se minent la santé ».
Naoki Urasawa, avec quelques autres auteurs, comme Hisashi Eguchi ou Shigeru Mizuki, donc, fait partie de ceux qui évoquent ouvertement cet emballement de l'industrie, au détriment des créateurs. Une situation qui n'est pas nouvelle, et qui a même été documentée par les témoignages de différents travailleurs du secteur, au fil des années.
En 2015, Eiichirō Oda, le créateur de la célèbre série One Piece (108 volumes à ce jour, toujours en cours), avait laissé entrevoir son quotidien de mangaka, en dévoilant sa semaine-type. La journée habituelle commençait à 5h du matin, pour se finir à 2h du soir, la première partie de la semaine portait sur le scénario, la deuxième sur le dessin, et le dimanche était réservé à la couleur et aux corrections.
Au début des années 2010, l'artiste Hiroshi Shiibashi avait lui aussi fait état d'un emploi du temps surréaliste (ci-dessus), qui n'offrait que trois heures de temps libre le samedi et proposait des plages de sommeil réduites et irrégulières. Shigeru Mizuki, encore lui, avait signé quelques années avant sa mort Le pouvoir du sommeil, une œuvre courte qui valorisait les moments de repos...
À ces cadences infernales sont associées des conditions de rémunération peu avantageuses. Pour un succès mondial assurant des revenus considérables à un mangaka, combien d'auteurs dans la précarité ? Il y a quelques semaines, l'autrice Mayu Shinjō, réagissant au suicide de sa collègue Hinako Ashihara, dénonçait dans un texte « un système figé, imposé par les grands groupes », ainsi qu'une « exploitation des artistes manga par les éditeurs ».
Shinjō en sait quelque chose : entrée dans le métier en 1994, elle claque la porte de sa maison d'édition, Shōgakukan, au milieu des années 2000, estimant que ses conditions de travail n'étaient pas à la hauteur. Et notamment la rémunération, qui stagne autour d'un taux de droit d'auteur à 10 % sur les ventes, justifié par les éditeurs en raison des nombreux professionnels impliqués dans la création, la fabrication et la diffusion d'un manga. Un forfait à la page vient s'y ajouter, mais au montant fluctuant, soumis à la popularité du titre et au rythme de parution.
D'après l'autrice, des taux à 15 ou 20 % restent extrêmement rares, y compris sur les éditions numériques des titres. Et les mangakas voient parfois leurs revenus amputés par la location de studios et le paiement d'assistants, à leurs frais...
Ces conditions de travail très dures sont d'autant plus facilement imposées aux mangakas que ces derniers sont généralement isolés et non syndiqués. Globalement, les travailleurs japonais le sont déjà assez peu — 16,5 % des travailleurs en 2022, selon le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales —, mais les structures de ce type pour les créateurs sont rares.
En 2014 naissait l'Association des dessinateurs japonais, dont l'activité reste toutefois principalement tournée vers les prix littéraires, l'organisation d'expositions, la lutte contre le piratage et la promotion du manga au Japon et à l'international.
Plus récemment, en 2023, la Nippon Anime Film Culture Association (NAFCA) s'est constituée, orientée, comme son nom l'indique, vers le secteur des animes, où les travailleurs connaissent des problématiques proches de celles des mangakas. Elle est dirigée par Masuo Ueda, considéré comme un vétéran de l'industrie.
Le système et les politiciens n’ont pas de respect pour les créateurs artistiques. Le pays porte une responsabilité, car l’anime fait partie de la culture et influence les gens. Il a également un impact international.
– Masuo Ueda à Equal Times, février 2024
L'un des objectifs affichés est d'améliorer la condition de travail des employés d'un secteur aujourd'hui considéré comme la troisième plus importante industrie du pays, générant 2,3 trillions de yens, soit 21,5 milliards $ par an (près de 20 milliards €). D'après des chiffres de mars 2023 publiés par l'Association japonaise des éditeurs de livres et de magazines, le manga représenterait pour sa part 677 milliards de yens en 2022, soit 5 milliards $ (4,7 milliards € environ).
En 2021, alors tout juste nommé, le Premier ministre japonais Fumio Kishida, conscient de ce décalage entre poids économique et rémunération des créateurs, avait promis d'« augmenter les revenus des personnes impliquées dans l'industrie japonaise du “soft power” comme les mangas, les animes et les films ».
Deux ans plus tard, son bilan est loin d'être reluisant : fin 2023, il avait même tendu un peu plus la profession avec une réforme fiscale portant sur la TVA. Les mangakas se voyaient en effet sommer de facturer et encaisser la TVA auprès de leurs assistants, avant de déclarer ce montant aux éditeurs. Auparavant exonérés de cette taxe, les assistants se retrouvaient étranglés par cette mesure : « Les revenus des assistants sont déjà très faibles. Plus de la moitié gagnent moins de 18 000 euros par an. S'ils doivent payer la taxe sur la consommation et que leurs revenus s'amenuisent encore, pourquoi faire ce travail ? », déplorait une dessinatrice auprès de Franceinfo.
En décembre 2023, Hiroya Oku, mangaka derrière la série Gantz (Tonkam, traduit par Laurent Latrille), dénonçait l'application de la réforme, assurant qu'il avait dû « embaucher une personne simplement pour gérer ces procédures administratives ».
La condition sociale des mangakas et de leurs assistants reste donc extrêmement précaire. Une situation qui ne manque pas d'interpeller et faire émerger des comparaisons, alors que les artistes-auteurs, dans l'Union européenne, réclament une meilleure rémunération, mais aussi un accès aux droits sociaux — de l'assurance-chômage à la sécurité sociale.
À LIRE - Statut des artistes-auteurs : que prévoit la Commission européenne ?
La Commission européenne doit d'ailleurs se pencher sur le sujet au cours de l'année 2024, en examinant notamment l'état des législations nationales par rapport aux règles communautaires et en s'assurant du respect d'un certain nombre d'exigences concernant la santé et la sécurité des travailleurs de la culture.
Photographie : illustration, Elfrida., CC BY-NC 2.0
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
7 Commentaires
Necroko
29/03/2024 à 01:47
le tableau est bien sombre pour les Mangakas, je pensais que leur statut était meilleur (Soft Power Japonais tout ça), dans Bakuman c'était plus rose.
Raison de plus de pas les pirater.
Ioni
29/03/2024 à 09:58
Le problème vient surtout des éditeurs, qui eux par contre se portent très bien
Necroko
30/03/2024 à 01:27
un nouveau Manga Shōgakukan va sortir qui parle de la création de Mangas chez Panini : Kore Kaite Shine
Aradigme
29/03/2024 à 10:42
Admettons que les mangakas vivent sous pression. Pourquoi rechercher les causes de cette pression exclusivement à l'extérieur de l'artiste, dans la société qui l'environne? Chacun peut changer de vie. Si les mangakas se montrent si acharnés à dédier presque l'ensemble de leur existence à la création de leurs œuvres, cela ne proviendrait-ils pas de leur propre psyché, de leurs propres besoins? La création d'un manga et ses conséquences (sentiment d'accomplissement ou de soulagement ou encore célébrité, peu importe) n'agit-elle pas sur ces personnes comme une addiction? Pourquoi ne pas se poser cette question plutôt que de questionner la société? Nombre d'individus font passer leur addiction avant leur désir de vivre longtemps. Evidemment, beaucoup ne sont pas célèbres et cela se remarque donc moins...
Daniel William
29/03/2024 à 13:17
Comparer un travail à une addiction, voilà un bien curieux raccourci qui semble surtout témoigner d'une petite touche de mépris.
Et laisser suggérer qu'ils en sont là, c'est de leur faute, et pas celle d'un système qui exploite leurs capacités, c'est d'un bof.
Aradigme
30/03/2024 à 10:17
Bonjour Daniel William,
Que je sache, les mangakas sont des individus libres. Ils ont choisi ce parcours par leurs décisions. Ils ne sont pas enchainés à leur table à dessin et surveillés par un garde-chiourme. Ils ne sont pas non plus obligés de produire à des cadences infernales. D'ailleurs, certains expliquent qu'ils maintiennent un équilibre entre leur activité créatrice, leur vie personnelle et leur temps de repos. C'est donc possible.
En conclusion, il me parait donc licite de questionner leur part de responsabilité personnelle dans leur situation.
Salutations
Aradigme
Aurelien Terrassier
09/04/2024 à 00:26
Sur un DeathNote doivent être décrites les œuvres parmi les moins connues des mangakas que vous citez dans l'article avec éventuellement certains de leurs dessins aussi.