Le romancier libanais Elias Khoury publie chez Actes Sud L’Étoile de la mer, son dernier roman, et deuxième partie d’une trilogie (trad. Rania Samara). Farouk Mardam-Bey, directeur chez Actes Sud de la collection Sindbad, se souvient avec émotion de sa première rencontre avec l'écrivain, à Paris.
Le 10/10/2023 à 12:06 par Nicolas Gary
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10/10/2023 à 12:06
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Au début des années 70, il était alors bibliothécaire à l’Institut des langues orientales et chargé du fond arabe, quand il croise le chemin d’Elias Khoury, venu à Paris comme étudiant. « Nous sommes devenus amis tout de suite, partageant les mêmes causes », se souvient-il. Mais cette période parisienne fut de courte durée pour le jeune Libanais : il quitta la ville fin 73 pour rentrer au Liban, pays à l’aube d’une guerre civile.
Âgé de 25 ans, son engagement, comparable à celui d'un Camus, le poussa à s’impliquer activement, rêvant d’un Liban démocratique, débarrassé de ses maux tribaux et confessionnels. « À travers son œuvre La Petite montagne, c’est cette image souhaitée d’un monde arabe qui se relève de sa situation pour entrer dans la modernité, que l’on peut lire. »
Cette période a vu émerger toute une génération d’intellectuels et d’écrivains arabes. « Tous du même bord, certains ont changé par la suite, devenant moins militants dans leur œuvre », note l’éditeur. Mais cette rencontre aura durablement marqué leur relation. « Je suis resté à ses côtés pour publier son œuvre : une fidélité réciproque s’est installée, dans une politique d’auteur comme la revendique Actes Sud, mais également par une amitié qui se prolonge » confie-t-il.
EXTRAIT – L'Étoile de la mer, d'Elias Khoury
Farouk Mardam-Bey débutera sa carrière chez Actes Sud en 95. Avant cela, les premiers livres d’Elias Khoury avaient été traduits chez Arléa, notamment La Petite montagne en 85, suivi de Le petit homme et Parfum de paradis. « Nous sommes toujours restés proches », se souvient-il. Une relation vouée à se prolonger, alors que l’éditeur travaillait de son côté à faire connaître des auteurs arabes par le biais de traductions en français. Sindbad était lancée.
Lorsque La porte du soleil est sorti, Farouk Mardam-Bey se rappelle combien le texte, lu en version originale, l’avait impressionné. « Je lui ai immédiatement proposé de le faire traduire dans la collection. » Un trio se monte alors, entre l’éditeur, le romancier et sa traductrice, Rania Samara, qui a suivi tous les ouvrages publiés chez Actes Sud.
« En présentant son œuvre à la maison, j’ai insisté sur sa qualité, de prime abord. Mais ce point était entendu : Elias Khoury avait surtout une grande notoriété dans le monde arabe. » Et aujourd’hui encore : voilà quelques mois, alors qu’il subissait une intervention chirurgicale, son hospitalisation a suscité une vive émotion. Sindbad avait toutes les qualités pour accueillir les romans : aujourd’hui, des auteurs libanais, égyptiens et d’autres territoires composent le catalogue. « Dès les premiers temps, Elias avait toute sa place dans cet ensemble. »
Selon lui, Elias Khoury est « fantastique d’exigence », doté d’une manière très particulière de narrer les événements et de donner vie aux personnages. « Sa narration n’est jamais linéaire, constamment portée par des digressions, qui coupent son récit premier pour traiter un sujet en relation », mais toujours de manière indirecte. « Il a une écriture souple, parfois poétique, mais sans excès. En écrivant, il renouvelle et modernise la langue », explique Farouk Mardam-Bey.
Ainsi retrouve-t-on son engagement pour un monde arabe indépendant et démocratique, qu’il met en pratique dans ses œuvres, à travers une langue tournée vers l’avenir. Voici d’ailleurs ce qui le distingue encore de ses contemporains, cet investissement littéraire qui double la cause politique.
« Aujourd’hui, le roman est devenu privilégié, du Maroc jusqu’au Golfe, y compris dans les pays du Maghreb, anciennement francophones. Au Yémen, en Arabie saoudite, le genre est majeur dans la littérature arabe. Alors que dans les années 30/40, c’était la poésie », explique Farouk Mardam-Bey. « Elias n’est pas étranger à cette évolution. Il n’est pas le seul, bien entendu, mais assurément l’un des pionniers », insiste le directeur de la collection.
L'implication de Khoury ne se limite pas à la langue. « Son engagement politique mis en pratique fait de lui l’un des auteurs majeurs, sans aucun doute » affirme l'ami. Mais il ne se contente pas d’écrire sur la politique, tant s’en faut : il vit ses convictions, les mettant en pratique à travers ses œuvres. Sa trilogie, dont le tome 2 est particulièrement remarquable, est une somme exhaustive qui aborde tous les aspects de la question palestinienne, mais aussi de la perte — qu’elle soit culturelle, historique, territoriale, sociale ou politique.
Les enfants du ghetto - Je m’appelle Adam débute avec sa propre parole, évoquant un marchand de falafels rencontré à New York, et dévoie son histoire et un roman qu’il aurait écrit. « Il digresse avec une histoire médiévale qui se déroule à Damas, en passant par la situation des Palestiniens après 1948, tout cela pour affiner son propos : la relation entre le besoin de la parole et la situation des Palestiniens », analyse l'éditeur.
Elias Khoury a une approche complète de la narration, qui nécessite une lecture attentive. « Toutes les questions qu’il pose sont des enjeux : la question palestinienne, ainsi que la mémoire, l’écriture » dit Farouk Mardam-Bey. « Son approche narrative, mêlant philosophie, questions sociétales et récits captivants, le distingue de ses pairs. »
L'éditeur conclut en insistant sur l’importance de cette littérature : « Elle permet de sortir des idées reçues sur le monde arabe. Pour comprendre leurs difficultés, dévoiler l’intimité des peuples, leurs contradictions, et combattre les idées reçues, la fiction est plus parlante que la sociologie. »
Et d’ajouter : « Si on lisait la littérature, on mesurerait la complexité, on verrait qu’ils ne vivent pas en tant que musulmans ou chrétiens, mais en tant qu’humains. » Percevoir les êtres, avant tout, et surtout au-delà des étiquettes religieuses. Dans son dernier livre, Elias se penche sur la littérature israélienne, évoque la ville de Haïfa et son existence particulière. En 1963, à l'âge de quinze ans, Adam quitte seul la ville palestinienne de Lydda dans l'espoir d'échapper aux traumatismes qu'il a connus enfant.
Un cadeau, précieux, en ces jours aussi troublants que troublés.
Crédits photo : Elias Khoury © Kheridine Mabrouk
Paru le 07/02/2018
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2 Commentaires
Mitsouko
27/11/2023 à 15:24
Un très grand livre qui demande à être lu aujourd’hui de toute urgence. Un livre dont la lecture peut paraître parfois difficile mais tout est là. Il s’est mis à la place de chacun, israélien comme palestinien, et il a publié ce livre en 2019! Un écrivain qui mérite le Nobel!
Hermès
31/03/2024 à 23:49
Bonjour!
Je ne connais pas l'oeuvre de Élias Khoury, mais c'est l'occasion de le decouvrir à travers ses romans. D'après cette présentation, il me semble que le monde arabe avait besoin, depuis longtemps, d'une littérature sans faux-semblants ou, tout au moins, qui traiterait de thèmes branchés directement sur les interrogations existentielles, provoquées par l'avènement du numérique. Les bouleversements suscités par ce dernier sont loin d'être considérés comme un événement majeur, avec un impact sans précédent. On a le sentiment que les sociétés arabes considèrent ce "tsunami" technologique (et informationnel) comme quelque chose de banal, qui a une certaine utilité, sans plus.
D'après l'interview, l'oeuvre de Khoury ouvre une brèche dans l'édifice sociologique arabe avec, comme perspective probable une certaine prise de conscience nécessaire.
Bien à vous!
Cordialement