Taiwan fait régulièrement l’actualité de ces derniers mois pour le risque non nul que la Chine envahisse l’île. Quand l’Empire du Milieu s’est développé dans la tyrannie, l’ancienne île Formose s’est tournée vers la démocratie. Un de ses plus célèbres auteurs de science-fiction, Chi Ta-wei, était récemment présent dans l’hexagone pour présenter son travail d’écrivain et ses combats passés et actuels en faveur de plus de tolérance et d’inclusion. ActuaLitté s’est entretenu avec lui.
Le 30/05/2023 à 18:08 par Hocine Bouhadjera
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30/05/2023 à 18:08
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Taiwan est aujourd’hui reconnu pour son entreprise des stratégiques semiconducteurs, TSMC, et plus généralement pour son savoir-faire dans certaines technologies de pointe. Mais le petit État insulaire se distingue également par les artistes importants qui y sont nés, comme le regretté cinéaste Edward Yang ou le respecté Tsai Ming-liang.
En littérature, Chi Ta-wei a écrit ce que l'on considère comme le premier roman dit de SF Queer en langue chinoise, paru en 1996, Membrane. Ce roman a été traduit en français en 2015 chez L’Asiathèque par Gwennaël Gaffric.
Aujourd’hui, les problématiques homosexuelles, et plus généralement des minorités, reçoivent un plus large écho en Occident et dans les pays dits développés. Dans les années 90 à Taiwan, la donne était bien différente nous explique Chi Ta-wei : « Jeunes, j’étais en colère contre les conditions de ma société. Mon orientation sexuelle n’était pas acceptée, donc je me suis révolté avec mes camarades contre cette réalité. »
Durant ces mêmes années, ce dernier est un étudiant en langues à l’Université nationale de Taïwan, et commence à publier ses premiers textes. Il part ensuite réaliser une thèse en littérature comparée à l’Université de Californie, notamment du fait de la proximité entre son pays et celui de John Waters. L’adolescent Chi Ta-wei est également un passionné de cinéma français, qu’il découvre à travers des VHS piratées et difficiles à obtenir de films de Godard, Truffaut etc.
La France, mais aussi la culture américaine on l’aura compris, dont les très populaires films de science-fiction qui arrivent jusqu’à l’île de l’Extrême-Orient, de Terminator à Matrix. L’enseignant aujourd’hui nous raconte : « Dans les années 90, une liberté d’expression inédite à Taïwan nous a été accordée du fait de la levée de la loi martiale fin des années 80. Les artistes, les écrivains, les mouvements sociaux, les militants… Tous se sont donnés à cœur joie. Dans cette recherche pour me différencier des autres, j’ai choisi la science-fiction qui était assez nouvelle à l’époque à Taiwan. »
Il devient un des pionniers de la SF Made in Taiwan et participe aux premiers mouvements de revendication d’une meilleure intégration des homosexuels dans son pays. Une affirmation identitaire qui accompagne un processus analogue pour tous les Taiwanais, comme la minorité des Aborigènes de l’île.
Ce sont durant ces années 90 que la population développe une identité taïwanaise spécifique, et non plus chinoise. L’île a vécu sous le joug du chef du Kuomintang, Tchang Kaï-chek, qui s’y est replié en 1949 après sa défaite face au communiste Mao. À la tête de la « République de Chine à Taïwan », jusqu’à sa mort en 1975, il édicte un système de parti unique et une loi martiale.
Durant son règne, il interdit l’usage des dialectes taïwanais dans l’éducation et les médias et tente d’imposer la culture chinoise dans tous les pans de la société. C’est son fils Chiang Ching-kuo qui prend la suite du paternel en 1978. Il lèvera la loi martiale en 1987, presque 40 ans après son instauration.
Dans cette décennie 90 de revendications et d’engagements, c’est à travers sa plume que Chi Ta-Wei fera le plus mieux entendre sa voix : « La science fiction permettait de mieux m’exprimer, parce que c’est une forme où on peut jouer avec l’imaginaire », explique l’écrivain, mais aussi « de porter un message politique et de mettre en scène le désir homosexuel de manière poétique. De façon directe, naturaliste, je ne saurais pas faire. La SF était un bon véhicule pour ce que je souhaite soutenir. »
L’un des premiers romans homosexuels en chinois est Garçons de cristal (trad. André Lévy), de Bai Xianyong, aujourd’hui largement lu et enseigné à Taiwan. Il dépeint l’underground gay dans la capitale de l’île, Taipei, des années 1970.
Après la publication de l’ouvrage en 1983, de nombreux écrivains et artistes de langue chinoise s’inscrivirent dans son sillon, dans un dialogue, un dépassement et parfois une mise en cause, autour des questions LGBTQIA+. Outre ses problématiques, ce roman constitue une belle porte d’entrée dans la culture taïwanaise et sa littérature.
Un pendant lesbien apprécié par Chi Ta-wei est Qiu Miaojin, suicidée à Paris à l’âge de 26 ans seulement, en 1995. « Si elle était encore en vie, elle aurait 54 ans aujourd’hui. » Parmi ses textes, on peut citer Les Carnets du crocodile (trad. Emmanuelle Péchenart) paru en 1994, et édité en France par les éditions Noir sur Blanc en 2021.
Ses Dernières lettres de Montmartre (trad. Emmanuelle Péchenart), éditées en 1996, un an après sa disparition, rejoignent le roman Membrane de Chi Ta-wei dans une commune admiration pour les cultures européennes et française : « Qiu et moi sommes pratiquement contemporains. Bien qu’elle et moi ne nous connaissions pas, la coïncidence a fait que nous avons tous les deux étudié le français à l’université, et elle et moi rêvions d’aller dans une école de cinéma en France. »
Dans ses ouvrages, Chi Ta-Wei trouble les identités, les genres, mélange les androïdes et les humains jusqu’à ce qu’ils se confondent, s’unissent, se réunissent. En résumé, dépasser les simples identités biologiques, dans la continuité de l’existentialisme et les penseurs de la déconstruction comme Judith Butler ou les philosophes dits de la French theory.
« J’ai tendance à dire qu’un être hybride est un être ordinaire qui peut être un être politique de temps à autre », défend l'auteur. C’est du bon sens de soutenir que beaucoup d’entre nous ressemblent déjà à des cyborgs ou des androïdes selon ce dernier : « Beaucoup ont des organes artificiels à l’intérieur ou à l'extérieur des corps. Mes lunettes et mes lentilles de contact sont des prothèses artificielles. J’aurai peut-être aussi besoin d’appareils auditifs, ce qui m'associe encore plus à des cyborgs. »
Et de pousser la réflexion plus loin : « Les substances (légales) nous rapprochent également des cyborgs et nous ouvrent de nouvelles possibilités, par exemple le Viagra. Avant l’essor du Viagra, de nombreux hommes - hétéros ou homosexuels - de plus de 40 ans, n’étaient pas confiants dans le sexe, le craignaient. Mais avec cette pilule, des hommes de plus de 40, 50 ou même 60 ans trouvent qu’ils sont suffisamment fonctionnels au lit avec des partenaires sexuels. Ces hommes sont en effet valorisés par la technologie, on leur offre de nouvelles possibilités. » Les avancées technologiques sont dans ce rapport politique, en tant qu’elles modifient les interactions inter-individuelles, dans chaque communauté.
L’écrivain et universitaire ne s’est en revanche pas intéressé à la fiction sentimentale, notamment pour se démarquer des productions est-asiatiques très tournées vers ce type d’histoires, dont la fiction LGBTQIA+ émergente dans les années 1990 à Taiwan : « La littérature en question se concentre souvent sur l’amour perdu des amants des personnes homosexuelles et leurs disputes avec les parents… J’en avais marre. »
Loin de proposer Les Liaisons dangereuses sauce taiwanaise et LGBTQIA+, dans les vertiges de l’amour et ses complexités, mais une langue résolument sensuelle : « Dans les années 1990, j’étais un jeune gay en colère qui croyait que Taïwan était tellement hétéronormatif qu’il nous réprimait - moi y compris -. J’ai donc compris que je pouvais résister à ce muselage global en publiant des fictions très sensuelles qui pourraient offenser les lecteurs plus conservateurs. L’évitement du sentimentalisme et l’insistance sur l’érotisme coexistaient dans mes oeuvres des années 1990. »
Ces textes, édités pour certains en France, comme le plus célèbre, Membrane, ou en 2020, son recueil de nouvelles, Perles (trad. Olivier Bialais, Gwennaël Gaffric, Coraline Jortay et Pierrick Rivet) : « Un engouement récent pour la SF asiatique a permis à certains de mes titres d’être traduits en Occident », confie-t-il. L’édition anglaise de Membrane, date de 2021. Une édition italienne a été publiée en 2022, en attendant une espagnole et une danoise.
Une seconde jeunesse pour certains ouvrages qui lui offre l’occasion de rencontrer des lecteurs du monde et d’échanger autour de la littérature post-coloniale qu’il enseigne aujourd’hui, et qui donne une nouvelle perspective à ses œuvres.
En tant qu’écrivain taiwanais, Chi Ta-wei a aujourd’hui peur pour l’avenir de son pays insulaire, mais il rappelle : « En vérité, Taïwan est menacé par la Chine depuis des décennies. Les plus récentes ne sont pas nouvelles dans leur expression, elles sont simplement rendues plus visibles aux nations occidentales. D’abord, l’Invasion russe de l’Ukraine a conscientisé du côté des Occidentaux la possibilité que Taiwan puisse être envahie par la Chine de la même manière que l’Ukraine l’a été par la Russie. »
Il continue : « C’est une prise de conscience tardive. En fait, bien avant l’attaque russe, Taïwan a été menacé militairement, économiquement, diplomatiquement par la Chine. » L’écrivain et universitaire taiwanais constate en revanche une évolution depuis l’avènement de Xi Jinping : « La relation entre les deux parties est devenue si suffocante », résume-t-il.
La montée des tensions entre la Chine et l’Occident, surtout les États-Unis, implique également Taiwan, placé sous le parapluie américain : « Sous ces menaces qui ne sont pas nouvelles, nous, à Taïwan, restons à vivre notre vie aussi normalement que possible », ajoute-t-il.
Mais comment expliquer que Taïwan soit devenue une nation de relative liberté à côté de la Chine ? Chi Ta-wei pousse la réflexion : « Selon diverses enquêtes réalisées dans les pays occidentaux, Taïwan est même souvent plus libre que la plupart des États asiatiques, et parfois plus que certains pays occidentaux. »
D’après le docteur en littérature comparée, l’île profite d’une société civile relativement plus forte que de nombreux autres nations asiatiques : « Les mouvements sociaux, l’activisme dans les rues, la critique du gouvernement dans les médias par les gens ordinaires sont monnaie courante à Taiwan depuis la levée de la loi martiale. »
Il développe : « Les citoyens taïwanais critiquent régulièrement le gouvernement sur les réseaux sociaux, en particulier sur Facebook, et très souvent leurs critiques font réagir le pouvoir. Une société civile aussi dynamique ne se trouve pas en Chine, où les routines de l’administration de Pékin répriment les mouvements d’étudiants, les militants féministes, sans parler des militants LGBT. »
Si Taïwan est proche de la Corée et du Japon, deux États limitrophes avancés en termes d’économie, de technologie et de démocratie, l’activité des féministes et des militants LGBT, « si répandu à Taïwan », ne se retrouve pas en Corée et au Japon, constate-t-il. Dans ces pays développés, « le féminisme et les droits des LGBT sont souvent rejetés par le grand public ».
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En revanche, il se doit de relever que la liberté et la démocratie à Taiwan sont également des facteurs de vulnérabilité : « L’île a été inondée de fausses nouvelles en provenance de Chine, tout comme les États-Unis et l’Ukraine sont bombardés par les fake news de Russie. Taïwan étant une société relativement ouverte, elle est sujette aux pirates en ligne et à l’espionnage sous ses diverses formes. Taïwan est l’un des pays les plus souvent attaqués par des hackers, dont la plupart sont basés en Chine, et il est difficile de trouver des moyens efficaces de nous en protéger. »
Et de conclure : « Comment sauvegarder Taiwan plus efficacement sans nuire à sa démocratie, voici le défi d’aujourd’hui. »
Crédits photo : ActuaLitté (CC BY-SA 2.0)
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