#Lectureetlittoral - Marc Roger, un passionné de lecture et un conférencier éloquent, s'engage dans un incroyable voyage de 5000 km le long des magnifiques côtes de l'Atlantique. Tout au long de cette aventure d'une année qui le mènera à travers 16 régions différentes, il découvrira 555 communes. Pour ActuaLitté, il rédige un carnet de bord, et voici un nouveau chapitre (Suivre Marc Roger sur Instagram).
Le fleuve est une limite indiscutable. Rive droite, la Manche, rive gauche l’Ille-et-Vilaine. La querelle sur l’appartenance géographique du Mont-Saint-Michel vaut uniquement pour le folklore, même la Fédération Française de la Randonnée Pédestre renomme le GR 223 qui fait le tour du Cotentin en GR 34 dès qu’on franchit la passerelle au-dessus du fleuve signifiant de la sorte que l’on est en Bretagne.
Là, s’élève à cinq mètres au-dessus du niveau de la mer, une digue rectiligne, sans un arbre, longue de 20 kilomètres séparant les herbus, prés salés consacrés à l’élevage, des polders dévolus aux cultures de primeurs. En marchant, sur ma gauche, se succèdent de larges éventails de sillons où se mêlent le sable, les limons et l’argile d’une terre dite tangue extraite et exploitée pour amender les sols du fait d’être gorgée de sédiments riches en oligo-éléments.
Un rideau noir de peupliers sous une pluie battante barre l’horizon où passe au loin, la route parallèle à la digue qui relie l’Abbaye à Cancale.
Ici, rien ne diffère de la côte normande.
Peu à peu, sur ma droite, les herbus s’étrécissent. Bien qu’elle se soit retirée à plusieurs kilomètres, l’on devine la mer. Sur les plages entre Hirel et Cherrueix, une procession de chars à voile profite d’un vent de nord-nord-ouest très soutenu venu droit de la Pointe du Grouin.
Queue leu leu de triangles bleus, oranges, rouges et verts, arc-en-ciel mis à plat sur un sol monochrome gris de vase aux abords des hangars mytilicoles du Vivier-sur-Mer, de Vildé la Marine et de Saint-Benoît-des-Ondes où travaillent des centaines d’ouvriers ostréiculteurs et conchyliculteurs. Transport, soudure, chaulage des coupelles à naissain, affinage des huîtres en bassins, entretien, conditionnement et vente. Camions, fenwicks vont et viennent. Des bateaux amphibies rejoignent les parcs que la marée a découverts sur la plaine marine.
La baie s’incurve, la côte remonte vers le nord. Cancale s’annonce du haut de sa falaise, ses façades s’allument en surplomb de son port. Le ciel s’ouvre et retrouve son nuancier de gris et bleus pastel en queue de dépression. S’achève enfin la longue digue officiellement bretonne depuis la rive gauche du Couesnon, mais qui demeure normande dans son dessin et son relief jusqu’à l’entrée d’une crique aux allures de jardin qu’un talus d’herbe me cachait.
Maintenant, je sais exactement où commence la Bretagne…
Cale du Château de Beauregard, au pied d’une maison modeste aux murs de pierre couverts de vigne vierge où une rampe de grès bordée de cinéraire, de valériane et d’un bosquet de tamaris, monte depuis la grève vers un portail blanc fermant l’accès de la propriété qui se perd dans les chênes.
Tout ici correspond à l’image qu’on se fait de la côte bretonne, jeu de cartes battu par les vents, dégradé invariable en une quinte-couleur de récif or et noir de lichens sous la lande ou le bois qui viennent pendre à tomber dans le vide ; puis plus bas, des rochers cuir grêlé de ces blanches colonie de balanes, ces petits crustacés cylindriques en limite précise aux premiers bouquets d’algues odorantes et glissantes sous lesquelles grouillent des foules de patelles, bigorneaux, huîtres, moules, étrilles et crabes verts, que déjà, jeune enfant, j’observais dans ces mers intérieures retenues par les roches en de petites flaques.
Une forêt de souvenirs…
… dans laquelle je m’égare, ne sachant plus vraiment si je suis ce lecteur voyageur ou ce jeune garçon qui remonte de la plage du Petit Port. Pieds nus, vêtu d’un short et d’un tee-shirt blanc arborant côté cœur — California Coast, ses lunettes de soleil dissimulent ses yeux. Il est blond, souriant, une pelle sur l’épaule, une Quechua sur le dos, il m’adresse le bonjour comme on lance un frisbee. Il s’agit d’un boomerang. Dans sa voix, son allure, me revient tout un pan de ma vie d’étudiant sur cette plage à une heure de voiture depuis Rennes.
Nous chantions, nous buvions, discutions et dormions sur le sable à cent mètres de la pinède qui descend vers la mer où nous allions chercher branches et troncs de pins vaincus par les tempêtes pour nourrir notre feu qui durait jusqu’à l’aube. Nos idylles s’égayaient dans la dune quand les plus audacieux se baignaient dans une eau saisissante de fraîcheur, de grandeur, étendue noire et menaçante malgré la lune et ses reflets dispersés sur les vagues. Petites chaleurs humaines, nos voix criaient dans le fouillis du ciel.
Le jeune homme me présente à ses amis assis en cercle sur le sable. Il me présente comme on présente une découverte de paléontologue — Regardez ! le monsieur a fait la fête ici quand il avait notre âge… Une jeune femme cherche le sommeil sur une montagne de couvertures. Elle est brune comme l’était mon amie étudiante en médecine. Je garde d’elle une image de joie rayonnante portant toujours le même ciré orange quand elle roulait sur son vélo violet. Elle sillonnait les rues de Rennes et mes premiers poèmes.
Tout près de celle qui somnole aujourd’hui sur la plage, des canettes de bière vides, des bouteilles de Mad West, de Coca, de Ricard, entassées dans une boîte en carton Jack Daniel’s. Les enceintes se sont tues. Toute la nuit fut de son et d’alcool. Les visages sont bouffis.
Ils sont tous étudiants en BUT GMP. Traduire par Brevet Universitaire en Technologie de Génie Mécanique et Productique. Quand je leur demande en quoi consistent concrètement leurs études, le jeune homme à la Quechua sur le dos me répond — Fabriquer n’importe quoi au moindre coût et de manière industrielle.
Fidèle à mon image de grand mammouth laineux que vient de découvrir le paléontologue, utopiste défait, je préfère ne rien dire. Je remets à chacun le livret Lecture et Littoral — À la limite… dans lequel ils liront ou ne liront pas Le noircissement de la mer de Michel Butor au détour d’une crise de croissance. Nous nous saluons. Je m’en retourne à mon pergélisol.
Du temps de l’Art Pompier, j’eusse été pyromane.
J’aime la grandiloquence. Léo Ferré en la matière demeure mon maître. Anse du Guesclin. Courbe de sable coupée à l’est de la plage par un cordon rocheux légèrement surélevé, submersible au retour de la mer, pour transformer quatre fois par jour, au rythme des marées, la presqu’île en une île, vice versa inlassable qui berça le poète, chanteur-auteur-compositeur-orchestrateur, durant les huit années où il vécut dans cette maison inaccessible au commun des promeneurs.
Dans cette demeure, il composa l’un de ses plus grands chefs d’œuvres – La mémoire et la mer que je pourrais écouter en boucle à l’infini sans jamais me lasser de ses alexandrins surréalistes dont la moindre exégèse, à mes yeux, me paraît une insulte.
On n’explique pas la mer, encore moins sa mémoire. On s’en inspire, on la plagie, on y travaille, on y navigue, si l’on veut l’on s’y baigne jusqu’à se fondre en ses abysses, on en vit, on y meurt, mais pas touche au mystère. L’énigme de la mer est un diamant que nul ne peut tailler sans en briser son eau. Léo Ferré, lui, y parvient par la musique et par les mots, sans que je sache ce qui m’enchante le plus des mots ou de la musique quand je les écoute sur mon portable en traversant la plage.
Entre moi et la mer qui descend, un groupe de cavaliers passe au galop à la lisière des vagues. Une cavalière, debout sur ses étriers, fait de grands signes. Je me retourne. Son compagnon, près de ses deux fillettes, la filme dans ses exploits depuis le haut de la plage.
Alors, soyons grandiloquent…
Une caméra sur drone survole plan large l’anse du Guesclin. Je ne longe plus le littoral. Je marche vers la mer. L’orchestration de Léo Ferré passe par-dessus le vent et les vagues qui déferlent. J’entre dans l’eau. Ma peau frémit au chant et à la voix inoubliable du poète. Son texte me serre chevilles, genoux, hanches et poignets. Au niveau de la poitrine, je suffoque, mais j’avance vers le large. Quand mes yeux ne voient plus la ligne sombre des îles de Chausey, la musique décroît et le plan se resserre sur le haut de mon crâne où balancent mes cheveux à l’exemple des algues au moment de la renverse.
« C’est fini la mer c’est fini
Sur la plage le sable bêle
Comme des moutons d’infini
Quand la mer bergère m’appelle »
Saint-Malo et ses ruelles intra-muros tout en pierre de granit – chaussées, trottoirs, façades, jusqu’aux toits en ardoise tirant plus vers le noir anthracite que le gris goéland argenté. Le vent froid m’y cueillera et je tomberai malade. Gorge en feu, souffle court, j’y passerai comme un fantôme, forfait avec moi-même qui m’étais promis de lire place Chateaubriand avec l’accord du patron de l’Hôtel de France pour le branchement électrique de mon micro et de ma sono.
Il y a quarante ans, j’y disais mes poèmes avec la fougue de qui ne doute de rien et laisse filer les commentaires acerbes, « Regardez cette jeunesse qui ne fout rien et qui dit des conneries aux terrasses ! Il faudrait leur remplir leur chapeau… ». J’y rencontrai de vifs succès.
Les rues pleines de touristes. Un monde fou aux terrasses. Une voix forte m’interpelle.
— Oh, l’artiste ! Retourne ton parapluie.
J’en avais un comme accessoire. Je tournai la tête en tout sens et cherchai d’où cette voix pouvait venir, quand, du haut des remparts, elle reprit :
— Lève la tête, je suis là-haut !
Le buste pour moitié dans le vide, un homme tendait une de ses mains vers moi. Sur cinquante mètres, à présent, la rue avait le nez en l’air. Il souhaitait me lancer quelque chose.
— Retourne ton parapluie !
Bien m’en prit d’obéir sur le champ. Dans l’élan de son bras, sa main s’ouvrit sur une pluie de pièces, puis, prenant les badauds à témoin, il cria :
— Vive les poètes !
« Toute ville reçoit sa forme du désert auquel elle s’oppose. »
Dans la navette qui relie la Cité des Corsaires à Dinard, je regarde les remparts s’amincir sur la mer. D’aucuns prennent en photo l’écume de l’hélice qui saigne à blanc le bleu profond de l’eau. D’un bleu pur de toute trace, plus léger et sans vague, le ciel suit le liseré des toitures, accentue la finesse de l’aiguille du clocher qui s’élève au-dessus de la ville tel le bras d’un nageur qui se noie.
Italo Calvino dans Les Villes invisibles a écrit Saint-Malo.
Le bleu du ciel, le bleu de l’eau, comme deux assiettes l’une sur l’autre immobilisent les îlots dans le mouvement des vagues. Côté sud de l’île de Cézembre, une plage de sable illumine les flots. Le Grand Bé, dôme rond et joufflu comme un nombril sorti d’un ventre, s’émancipe de la terre en laissant la marée de retour recouvrir son cordon. Sur ce caillou sans caractère, François-René de Chateaubriand repose en sa dernière demeure.
À deux mètres de sa tombe, on peut lire sur une plaque — « Un grand écrivain français a voulu reposer ici pour n’y entendre que la mer et le vent. Passant respecte sa dernière volonté. »
Assis au pied des brise-lames entre le mur des vieux remparts et la plage du Sillon, j’ai lu de courts extraits de ses Mémoires aux apprentis de l’École de la librairie de Maisons-Alfort venus marcher à mes côtés.
« Entre la mer et la terre s’étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises des deux éléments : l’alouette de champ y vole avec l’alouette marine ; la charrue et la barque à un jet de pierre l’une de l’autre, sillonnent la terre et l’eau. Le navigateur et le berger s’empruntent mutuellement leur langue : le matelot dit les vagues moutonnent, le pâtre dit des flottes de moutons. […] la mer borde le tout. Pline dit de la Bretagne : Péninsule spectatrice de l’Océan. »
À la limite… entre Lecture et Littoral.
Crédits photo : Ile du Guesclin - Marc Roger / ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - Lecture et Littoral : une année de lectures à travers 5000 km de rencontres
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